Il a testé pour vous : aide-boucher dans un abattoir de Cholet

Faire n’importe quoi pour de l’argent, cela n’arrive pas qu’aux autres. Le chasseur d’étrange vous propose de débuter une petite série consacrée à ces boulots alimentaires difficiles, que vous vous seriez bien passé d’essayer : les pires métiers du monde. N’hésitez donc pas à me faire part de vos expériences et suggestions. Pour entrer en matière voici l’expérience difficile et incroyable d’un job en abattoir, par mon estimé collègue Benoît Puichaud. Pour que vous puissiez manger des hamburgers, des milliers de gens passent héroïquement des vies de travail à l’image de ce récit.

LOCAL D'ABATTAGE DE MEINIER

Des vaches, du sang, de la sueur et des rats. Hmmm !

Juillet 2005. Deux ans après la vague de chaleur qui emportait une dizaine de milliers de nos concitoyens âgés, la canicule s’abat de nouveau sur la France. Pour certains, c’est le temps des vacances : le choix de la destination de villégiature, les projets estivaux, les flirts sur la plage. Pour d’autres, il faut trouver un boulot. Cet été là, je viens d’obtenir de justesse ma licence de Géographie à l’université de Nantes. Et comme les stages ça ne paye pas, il me faut un vrai boulot pour étudiant en manque d’argent… Les offres mal payées se bousculent sur les vitrines des agences d’intérim. Je ne sais plus vraiment pourquoi, ni comment, mais ma main finit par signer un contrat de travail. Me voilà propulsé aide-boucher dans un abattoir de Cholet, l’un des sites les plus importants de France. Je viens de briser ma carrière d’hôte de caisse chez Leclerc, chez qui je travaillais pendant mes études. Je pense être alors rompu au travail à la chaîne, et à la pénibilité…

Déjà, les « caractéristiques particulières du poste de travail » notées sur mon contrat m’interpellent : « Aspiration de la moelle épinière », « extraction des abats rouges », « accrocher les abats », seront donc mes fonctions dans l’abattoir. Mon contrat stipule aussi l’ « utilisation de couteaux et d’outils tranchants » ainsi que le port de « gants, bottes et tablier ». Je découvrirai bientôt qu’ils ont oublié casque, maille de fer et combinaison.

J’arrive sur les lieux vers 5h du matin. Dans l’aube naissante, je ne peux distinguer clairement les contours de la vaste installation. Je ne perçois qu’une chose : l’odeur. Dans l’abattoir, c’est dix fois pire. Avec ma combinaison intégrale je ressemble à un agent sanitaire en zone d’épidémie. C’est déjà l’heure de prendre mon shift sur la chaîne de production.

La chaîne, c’est le cœur de l’usine. Elle ne s’arrête jamais. Elle donne le rythme la journée, les cadences imposées ne permettent pas de penser à quoi que ce soit. On vit pour la chaîne, on pense chaîne et, horreur, je me surprendrai bientôt à en rêver la nuit…

Lovis_Corinth L'abattoir

Concrètement, le circuit démarre à l’endroit où les vaches sont abattues. Une longue file d’attente de bovins patiente avant sa mise à mort. Les vaches avancent continuellement le long d’un tunnel. La première est isolée des autres sur une plateforme rectangulaire à bascule. Une impulsion sur la nuque et elle s’effondre. Les autres crient, stressées. Le corps est ensuite basculé dans le vide où le « ligoteur » attache rapidement les pattes arrière à la chaîne, qui hisse ensuite la vache, tête vers le bas. C’est le début. Ou la fin.

Pistolet-aspirateur-de-moelle-épinière

Perché sur ma petite nacelle à élévation hydraulique, j’observe le spectacle peu ordinaire, avec les flashs matinaux de France Inter en ambiance sonore. A peine ligoté, l’animal, plus ou moins conscient, est plongé dans une large cuve pour être électrifié. Cela détend la chair paraît-il… Les carcasses inertes s’ébranlent soudain furieusement.

chaine_abattage

Je vais bientôt pouvoir tester mon « pistolet-aspirateur-de-moelle-épinière-ultra-tranchant », sur les demi-vaches qui défilent à une cadence folle sous mes yeux. Auparavant, l’animal aura été égorgé et vidé de son sang, découpé en deux à l’aide d’une scie hydraulique, puis tamponné par le service vétérinaire, à ma gauche sur la chaîne. C’est donc là que j’interviens.

Une manette pour actionner l’élévateur dans la main gauche, le pistolet dans la main droite, (enveloppée dans un gant en maille de fer pour éviter les sections de doigt) je « slurpe » mes demi-vaches. De haut en bas, le long de la colonne vertébrale, la moelle épinière disparaît dans un bruit de succion épouvantable à l’intérieur du tuyau relié à mon outil. Quelques gros nerfs au niveau de l’encolure résistent parfois à l’aspiration. Il faut les finir à la barre crochetée. Et vite, car ça défile.

« Like a légiste »

Des grosses poches accrochées le long des cotes éclatent au passage. Le sang gicle sur mon visage. Chaud et épais. Les carcasses de bovins me frappent la tête en passant. Heureusement, je porte un casque. Et la cadence s’accélère. Aujourd’hui nous sommes en niveau 8, le plus élevé. Je n’arrive pas à compter les vaches qui passent. Je les retourne avec ma main, me blessant au passage avec les os saillants. Elles tournent parfois trop, me glissent entre les mains. De haut en bas toujours. Le bruit m’étourdit. Du sang de plus en plus épais s’est infiltré sous ma combinaison, et me coule maintenant le long du torse.

Quatre heures plus tard, la chaîne s’arrête. Ce sera la seule fois de la journée : la pause. Les neuf minutes règlementaires défilent à une allure folle dans une salle attenante. Les gars dévorent des sandwiches au pâté. Quelques bières sont vidées. Je me contente d’un café, je ne peux rien avaler de solide. Je hoche quelques fois la tête pour rassurer mes collègues qui me demandent si je tiens le coup. La sirène retentit, on écrase sa troisième clope, à demi-consumée pour ne pas rater le démarrage de la chaîne. Les chefs aux « casques blancs » veillent au bon retour des « casques bleus » qui ornent nos modestes têtes d’ouvriers.

Abattoir

Suivent trois heures interminables. Je ne pense plus à rien, si ce n’est à me retenir de vomir. 12h30, la quille, la libération. Je ne sens plus mes bras ni mes mains meurtries. Je sors tant bien que mal de l’usine à viande sous les encouragements et les railleries de mes collègues. Ils commencent à parier sur mon hypothétique retour, le lendemain. « Tiens t’es revenu ? » Un mélange d’étonnement et de reconnaissance se mêlent aux voix lorsque je reprends mon poste le jour suivant. Je tiendrai. J’ai besoin d’argent.

 

On s’habitue à n’importe quoi

Après quelques jours, je commence à m’habituer. Levé à 4h du matin et brasse entre les carcasses deux heures après. Je ne sens même plus le goût du sang qui gicle sur mes lèvres. Je comprend peu à peu la valeur de la prime de douche, 10 euros par jour : on me prend pour un serial killer lorsque je rentre chez moi, le T-shirt ensanglanté… Je me changerai avant de partir désormais.

Les jours se suivent à l’abattoir et forment un rythme, je suis intégré. C’est le moment d’observer les us et coutumes. Le jeu le plus populaire ici, c’est la chasse aux rats. Il y en a partout. Je les comprends, c’est un paradis pour eux. Les cages et les pièges sont constamment remplis de gros rongeurs à la fin de la journée. Mais ils sont toujours aussi nombreux à se faufiler entre mes jambes. Pour s’illustrer, il suffit de dégommer un maximum de rats avec sa pelle. Le bruit sourd du choc de l’acier qui fracasse le squelette du rat est toujours suivit d’applaudissements. C’est la politique du chiffre, les gars font des concours. Malheureusement, les pelles à rats sont les mêmes qui servent à jeter des pelletées de viande dans les bacs… Je songe depuis à devenir végétarien.

Un jour pas comme les autres.

Une délégation de Carrefour, un gros client, vient visiter l’abattoir. Nous avons été prévenus plusieurs jours avant. Des ordres imprimés en gras ornent les vestiaires et la salle de pause. Nettoyer régulièrement sa zone de travail, briquer ses outils, laver son uniforme… Voila qui risque de bouleverser nos habitudes. Plusieurs équipes de nettoyeurs, affrétés spécialement pour l’occasion se relaient en permanence pour rendre l’abattoir le plus propre possible. Une gageure. Habitués à patauger dans le sang et les viscères, le changement que nous observons est radical. Les gens de Carrefour font une visite formelle, aiguillés par un « tour operator » au casque blanc. Je serre deux-trois mains. « Ce n’est pas trop dur comme boulot ? » me balance l’un d’eux. Est-ce ironique ? Je grommelle une réponse inintelligible. La cadence bat son plein. Je n’ai pas le temps de songer à l’opération « j’aime mon abattoir qui est toujours propre ». D’autant que je suis monté en grade. Me voici aux abats désormais : découpe des cœurs, poumons, rognons … Je m’exerce aussi au lancer de crâne avec un de mes collègues. La routine reprend.

Trois entailles nettes au niveau des veines et le gras est retiré. Un dernier coup de couteau pour ouvrir le ventricule : le cœur est prêt. Je multiplie les allers-retours entre mon poste et le frigo, un foie de 5 kilos sur l’épaule, des rognons et quelques cœurs pleins les mains. Le choc thermique commence à me plomber : passage de 37 degrés à moins quinze. Je glisse de moins en moins c’est déjà ça. Ce n’est jamais très agréable de se retrouver sur le dos dans la chambre froide, au milieu d’un tapis de cœurs et de foies, parce qu’un collègue a trop forcé sur le jet d’eau.

abattoir

Le bœuf, c’est comme le cochon, on ne jette rien.

Les poumons sont utilisés pour faire de la pâté pour chiens et chats. Le sang est récupéré et revendu aux laboratoires cosmétiques pour servir de colorant. Le plus édifiant concerne notre gamelle. Les différents morceaux sont consciencieusement répartis en plusieurs bacs. Dans le premier, on trouve les morceaux de premier choix. Du pur muscle vendu sous emballage siglé. Dans un autre, les morceaux avec plus de nerfs et de gras sont vendus au détail sous marque distributeur. Tout le gras qui reste, presque pur, file droit dans le bac « fast-food ». Je ne sais pas comment ça peut être mis en forme de steaks hachés par la suite.

Mon aventure tire vers la fin. L’abattoir ne me lâchera pas sans me laisser un petit souvenir. Un déchirement musculaire au niveau de l’épaule droite. Direction l’infirmerie. Après un court mais ô combien agréable massage de mes deltoïdes endoloris, l’infirmière me fait quelques confidences. Les accidents graves se sont faits plus rares dans l’usine depuis qu’on ne vend plus d’alcool dans les distributeurs. Mais les ouvriers n’ont pratiquement jamais reçu de formation à la sécurité. Je n’y ai pas eu droit non plus, malgré les risques. Moins surprenant, plus de la moitié des employés souffrent de douleurs musculaires qui les suivront toute leur vie. Rien d’étonnant vu la pénibilité et la cadence. Tout ça pour à peine plus de 1000 euros par mois. Je m’en sors bien en intérim, je gagne presque le double.

Epaule foutue

Mais surtout fin août, je suis parti pour reprendre la fac et les petits boulots. Mes ex-collègues, eux, continuent à pointer dès l’aube, pour aller sacrifier leurs dos et leur santé sur la chaîne de l’abattoir.

Benoît PUICHAUD



12 commentaires pour “Il a testé pour vous : aide-boucher dans un abattoir de Cholet”

  1. En fait, c’est très noble : tu as été Opérateur en transformation des viandes. C’est bien.

  2. Chôlet… abattoir… Charal ?

    J’ai fait la même chose, aspiration des moelles, à l’abattoir Charal de Metz.
    Au bout de quelques jours, j’y suis allé armé d’une caméra cachée, résultat -> http://www.L214Com/charal

  3. C’est très bien ce témoignage. Les description du monde du travail sont si rares. J’ai eu l’occasion de travailler dans des abattoirs, mais juste de passage pour des interventions.
    L’odeur est souvent très prégnante dans ces endroits.
    Après mon passage je n’ai pas pu manger de charcuterie pendant une semaine…

  4. Merci pour ce lien caméra cachée 🙂 mais il ne fonctionne pas toujours… Et oui pour la maison mère. Mais “chut-chut pas de marques” !

  5. Bonjour,

    Ce témoignage ajoute aux nombreux autres, ses scènes révoltantes… C’est l’enfer pour les animaux et de cet enfer-là, l’homme retire sa nourriture… aseptisée, sous vide, sous cellophane. Alors il faudra encore de nombreux récits de cette facture pour amorcer un début de prise de conscience!

    Est-ce que je peux donner le lien à la personne qui fait le site agoranimal afin qu’elle le mette dans ses pages, et moi, est-ce que je peux copier ce texte et l’éditer dans le forum “animal-nourriture”, sur le même site, et dont je suis la modératrice?
    Bien sûr dans tous les cas le lien vers “chasseur d’étrange ” sera donné.

    Merci de me répondre…
    Cordialement,

    Thémis

  6. Très juste description de cet épouvantable milieu de travail où j’ai bossé en tant que technicien vétérinaire pendant 3 ans avant d’être muté d’office après de nombreux arrêts de travail pour déchirures musculaires (une fois je suis resté pendant une heure allongé sous les carcasses du frigo de saisie +4°C avant qu’on me trouve – frigorifié – et qu’on me remmène chez moi en ambulance) et aussi trouble du sommeil (je devenais “narcoleptique”, m’effondrais sur la chaine, couteau à la main, sans compter les problèmes de conduite de voiture où j’ai été réveillé deux fois par des airs bags…).
    Une autre collègue est devenue épiléptique en 6 mois et mutée d’office, un autre a vu ses propres intestins lui sortir du bide, une vacataire s’est tranché un oeil en coupant un coeur avec la pointe du couteau vers le haut (au lieu de l’orienter toujours vers le bas – manque de formation évidente sur la sécurité comme vous le soulignez) et a fini par se suicider à 26 ans. Etc…

    Triste expérience, même si personnellement je m’en sort plutot bien…

    Pourtant je l’ai fait sans broncher, acceptant de mettre ma santé en danger.
    Je ne suis pas devenu végétarien pour autant (j’ai juste mis une croix sur les abats). Et tant qu’il y aura des collaborateurs passifs (des mangeurs de viande) il y aura ce système générant souffrance animale et exploitation humaine évidente. Votre article en est une révélation de plus.

    Un jour on m’a dit : “- Tu travailles dans un abattoir ! c’est déguelasse !!
    – Tu manges bien de la viande, il faut bien tuer des animaux pour te satisfaire !
    – Je chie aussi. C’est pas pour ça que je bosse dans un égout.”
    à méditer…

  7. Formidable réalisme dans cette description : merci de dire ces choses, de montrer que derrière les images aseptisées des métiers (TV par exemple), il y a les masses à soulever, les puanteurs à supporter, les risques de blessures, de handicaps, l’anesthésie de la pensée et du rêve par les cadences, l’abrutissement et la douleur… aujourd’hui, à côté de nous. On en veut d’autres, pour rester éveillé.

  8. A marcdeboni :
    Excusez moi, il y avait une erreur dans l’adresse URL pour la caméra cachée. C’est ici :
    http://www.L214.com/charal

  9. Merci Sébastien pour la correction !

  10. C’est un truc de fou ce papier… bravo, et merci.

  11. Je suis très décue. Vous parler des problémes des Tueurs…tandis que c’est les animaux qui souffre. Si il y avais moins de personnes a travailler dans une abattoire, plus de gens changerait leur moyen…bref, j’men fou assez qu’ont est pas de viande, sérieuse.

    J’suis végétarienne, et les personnes qui travaille dans les abattoires me dégoute, je ne vais pas dire le contraire. Ils peuvent se faire virer de leur travaille, et encore là, j’men fou. Faire çela des animaux innocents quand il y a tellement d’autre possibilité…

  12. @Laurianne D

    Triste analyse d’une “fille à papa” , tu penses que les gens qui vont là y vont par “passion”.
    A quand un abattoir pour ce genre de personne ?

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