Sur le podium des animaux marins carnassiers, la plus haute marche est le plus souvent occupée par le requin. La faute à une mauvaise réputation, aux Dents de la mer et aux quelques plongeurs et surfeurs qui, chaque année, ont la malchance d’être croqués par des squales (rappelons que, dans le même temps, l’homme tue plus de 100 millions de requins par an…). Pourtant, ces poissons ne devraient être classés que deuxièmes, derrière l’orque. Mais la série gentillette des Sauvez Willy
a fait oublier le terrible Orca
, tandis que les prestations spectaculaires de ces grands mammifères marins dans des parcs aquatiques leur confèrent une image pas très éloignée de celle des dauphins. A tort, car les orques sont de redoutables chasseuses, au point que certaines n’hésitent pas à attaquer des requins pour s’en faire des gros sushis, comme on peut le voir sur cette vidéo exceptionnelle :
Dans une étude parue le 6 janvier dans la revue Aquatic Biology, une équipe américano-canadienne a montré qu’une lignée d’orques vivant dans le nord-est du Pacifique mettait fréquemment du requin à son menu. A la différence des orques dites “résidentes” qui se nourrissent de poisson, ou des épaulards “nomades” qui mangent plutôt des mammifères marins comme des lions de mer, les orques “du large”, qui constituent la troisième famille identifiée dans la région, s’attaquent volontiers au requin dormeur du Pacifique (Somniosus pacificus). Malgré son nom qui peut le faire passer pour un mollasson, ce grand squale est lui-même un formidable prédateur.
Pour faire cette découverte, les biologistes ont dû s’armer de patience. Leur réseau de collègues ont observé les orques 98 fois entre 1988 et 2009. Mais comme ces cétacés prennent en général leur repas à quelques centaines de mètres de profondeur, il était à chaque fois impossible de suivre leur chasse. Heureusement, en deux occasions, des morceaux de chair, reliefs du festin sous-marin, sont remontés à la surface. Leur analyse génétique a montré que ces “miettes” appartenaient à seize individus de l’espèce requin dormeur du Pacifique. On pourrait s’étonner que les orques s’en prennent à des animaux aussi dangereux que des squales mais, comme l’explique un spécialiste américain des orques, Robin Baird, cité sur le site Internet de Nature, les lions de mers de Steller que dévorent d’autres épaulards ont “des crânes semblables à ceux des grizzlys. Attaquer l’un d’entre eux est probablement plus dangereux que d’attaquer un requin dormeur de 2 mètres.”
Ceci dit, manger du requin tout cru présente tout de même quelques désavantages. L’étude en question montre que les orques friandes de squales y laissaient… leurs dents. L’examen de cadavres échoués d’orques ou de spécimens conservés dans des muséums a mis en évidence que les dents de ces épaulards étaient limées parfois jusqu’à la racine (voir photo ci-dessous), un phénomène que l’on ne retrouve pas chez les autres lignées d’orques.
La faute en incombe à… la peau des requins. Celle-ci est en effet particulièrement abrasive, au point qu’on l’a même utilisée pour poncer, comme du vulgaire papier de verre. Cette peau est en effet recouverte de denticules (voir photo ci-dessous), sortes de minuscules écailles anguleuses et dures, qui constituent une carapace souple et dont le dessin très particulier confèrerait au requin une partie de son hydrodynamisme.
Quand Steven Spielberg tournait les Dents de la mer, il n’imaginait sans doute pas que son grand requin blanc avait des dents jusque sur la peau…
Pierre Barthélémy
Post-scriptum : loin de moi l’idée de vouloir m’acharner sur les orques, mais ces animaux qu’outre-Atlantique on appelle “killer whales” (baleines tueuses), semblent bien porter leur nom anglais. Un article paru dans Science du 21 janvier montre que les chercheurs sont en train de s’inquiéter de l’impact de ces cétacés sur les populations d’animaux marins, en particulier sur celles qui sont en danger du fait de l’homme…
lire le billetAmi lecteur (et pas lectrice, désolé…), toi qui suis régulièrement ce blog en installant ton ordinateur portable sur ton giron, repose tout de suite cet engin sur une table, un bureau, un plan de travail, n’importe quoi qui fera écran entre tes bijoux de famille et lui. Car, comme vient de le répéter la directrice de la Division d’endocrinologie reproductrice à la Loyola University (Chicago), “la chaleur générée par les ordinateurs portables peut endommager la production et le développement des spermatozoïdes”. Une cause supplémentaire à la baisse de la spermatogénèse constatée depuis quelques décennies.
On pourrait néanmoins se dire que, au vu des 100 millions de spermatozoïdes qu’un homme “normal” fabrique environ chaque jour dans ses deux usines à gamètes, une perte de quelques millions n’est qu’anecdotique. Pas si sûr. Tout d’abord, si la tendance actuelle se poursuit, certains pays comme le Danemark, riquent d’avoir, d’ici à la fin du siècle, les pendeloques en capilotade et quelques soucis concernant le renouvellement de leur population. Surtout, si la quantité compte tellement, c’est parce que l’adage “beaucoup d’appelés, peu d’élus” est particulièrement vrai concernant les spermatozoïdes, une fois qu’ils ont été lâchés dans le corps féminin.
Pour paraphraser Corneille, on dira qu’ils partirent 250 millions, en espérant qu’un seul arrive à bon port. 250 millions de gamètes sur la ligne de départ, un seul à l’arrivée, ce n’est plus un parcours du combattant, c’est un génocide. A côté de ça, le débarquement des troupes alliées en Normandie décrit avec un réalisme sanglant par Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan ressemble à une distrayante chasse aux papillons. Comme le montre cet amusant documentaire (ici découpé en trois parties) où les spermatozoïdes ont été grossis 34 000 fois pour être joués par des figurants, les cellules masculines de la reproduction doivent affronter le milieu acide du vagin, le labyrinthe mortel du col de l’utérus, les globules blancs de madame, ne pas se perdre en route ni dépenser trop d’énergie, arriver dans la bonne trompe de Fallope avec le bon timing et, surtout, avoir de la chance.
Une manière ludique de voir à quel point chaque étape est meurtrière, où une proportion considérable de survivants disparaît, consiste à vous adonner à “The Great Sperm Race”. Dans ce jeu en ligne qui s’apparente à une sorte de Pacman gynécologique, tout commence là où les hommes croient que c’est fini, c’est-à-dire après l’éjaculation : vous incarnez un spermatozoïde parmi tant d’autres et devez franchir tous les obstacles jusqu’au Walhalla. Et vous vous apercevez, chiffres à l’appui, que si un ou deux pour cent millions arrive tout près du but (l’ovule), c’est le bout du monde. Alors, oui, avec des pertes aussi monstrueuses, produire beaucoup compte. Raison de plus pour ne pas nous les casser, comme le chantait Brassens.
Pierre Barthélémy
Il y avait la machine à écrire, la machine à laver, la machine à coudre, la machine à pain, la machine à sous et la machine à perdre. Voici désormais venu le temps de la machine à grimaces. C’est une (ré)invention que l’on doit à Daito Manabe, un Japonais à la fois musicien et programmeur, et avant tout artiste de l’électricité. Vous vous souvenez peut-être avoir fait à l’école cette sympathique expérience qui consiste à faire bouger des cuisses de grenouille séparées du cerveau de la bête en reliant les nerfs du batracien à une pile. Une expérience directement inspirée des travaux de Luigi Galvani (1737–1798).
Dans ses notes de travail, Galvani, professeur d’anatomie à Bologne, écrit ceci : “J’ai disséqué et préparé une grenouille [et] j’ai placé celle-ci sur la table sur laquelle se trouvait une machine électrique, à l’écart du conducteur de la machine et à une assez grande distance de celui-ci. Lorsque l’un de mes aides, par hasard, toucha légèrement avec la pointe de son scalpel, les nerfs cruraux internes de cette grenouille, on vit tous les muscles de ses membres se contracter de telle sorte qu’ils paraissaient pris de très violentes contractions tétaniques. Un autre des assistants qui était présent lors de nos expériences sur l’électricité eut l’impression que ces contractions se produisaient au moment où une étincelle jaillissait du conducteur de la machine. […] Je fus alors pris d’un incroyable désir de refaire l’expérience et d’expliquer le mystère de ce phénomène. J’approchai donc la pointe du scalpel de l’un ou l’autre des nerfs cruraux, tandis que l’un des assistants faisait jaillir une étincelle. Le phénomène se reproduisit de la même manière.”
Daito Manabe a repris l’idée en changeant d’animal… L’information nerveuse voyageant aussi chez l’humain via un courant électrique, l’artiste nippon a connecté les muscles faciaux de quatre de ses amis à des électrodes. Les impulsions que celles-ci transmettaient étaient synchronisées et suivaient le rythme d’une musique électronique. Le spectacle des contractions involontaires provoquées par la machine à grimaces est franchement drôle :
L’artiste japonais a décliné son idée sur d’autres modes. Sur cette autre vidéo, on le voit (au centre) grimacer, le visage muni de capteurs. Les signaux électriques recueillis fabriquent une musique électronique tout en étant renvoyés vers le visage de deux “cobayes”, lesquels reproduisent involontairement les grimaces de Daito Manabe.
Pierre Barthélémy
L’info du siècle n’est pas tombée le 2 décembre. Pourtant, une rumeur incroyable parcourait Internet depuis quelques jours : la NASA allait faire ce jeudi une annonce tonitruante sur la thématique de la vie extraterrestre. L’agence spatiale américaine avait-elle découvert la première trace de vie sur une autre planète ? C’est du moins ce que laissait entendre le communiqué officiel parlant d’“une découverte en astrobiologie qui aura un impact sur la recherche de preuve d’une vie extraterrestre”. Tout bon journaliste scientifique a dû voir qu’en réalité, cette conférence de presse, liée à une publication dans la revue Science, allait présenter une bactérie exotique capable d’intégrer de l’arsenic à son métabolisme. Mais la voix pondérée des journalistes scientifiques pèse si peu dans la déferlante de l’information…
Pierre Barthélémy
lire le billetComme le disait un personnage de Reiser trônant sur la cuvette des toilettes : “Y a que là qu’on est bien !” Il faudrait sûrement que je farfouille dans la littérature scientifique pour voir si quelques équipes ne se sont pas penchées sur la relaxation inhérente aux lieux d’aisances, sur l’apaisante atmosphère du petit coin. Certains en font l’annexe de leur bibliothèque, d’autres profitent de ce bienfaisant moment de solitude pour résoudre qui des mots croisés, qui des grilles de sudoku. En réalité, on n’est jamais seul aux wawas. Dans votre production, bon nombre de bactéries intestinales prennent l’air (ou plutôt prennent l’eau, amis de la poésie bonsoir…). Et c’est justement la plus connue d’entre elles qu’une équipe de jeunes chercheurs japonais a choisie pour… résoudre mieux que vous vos sudokus !
Escherichia coli, de son petit nom latin, est sans doute l’un des organismes vivants les plus étudiés dans le monde et sert de “boîte à outils” génétique à de nombreux chercheurs. Dans cet esprit, notre équipe nippone de l’université de Tokyo, qui participait il y a quelques jours au concours de l’IGEM (International Genetically Engineered Machine), s’est demandé si elle pouvait transformer le colibacille en unité de communication et de décision biologique. L’idée sous-jacente est d'”appareiller” les futurs médicaments dits intelligents, qui devront mesurer l’état de santé du patient et délivrer ou non leur principe actif en fonction des informations recueillies. En ce sens, le casse-tête logique du sudoku constitue un excellent terrain d’exercice, qui convient parfaitement à l’objectif recherché puisqu’il s’agit, à partir des chiffres déjà disposés dans la grille (l’information), de décider la valeur des chiffres manquants selon des règles aussi simples que strictes.
Pour se simplifier la tâche, les biologistes japonais ont choisi une grille pour enfants avec seulement 16 cases (4×4) au lieu des 81 (9×9) traditionnelles. Les bactéries ne pouvant pas encore écrire de chiffres (ça viendra sûrement un jour…), on les a programmées pour exprimer quatre “couleurs” différentes en activant des protéines fluorescentes. Il fallait donc compléter ce genre de grille :
Si vous avez déjà joué un peu au sudoku, vous vous apercevez vite que la valeur que doit prendre la case grisée est un 4 (ou la couleur verte dans le cas de notre expérience). En effet, il y a déjà un 3 (ou un jaune) dans la rangée, un 1 (ou un rouge) dans la colonne et un 2 (ou un bleu) dans le bloc supérieur gauche. Mais, pour en arriver là, vous disposez d’un cerveau assez conséquent. Comment Escherichia coli, qui n’a pas autant de chance, se débrouille-t-elle pour obtenir le même résultat ?
Voici comment fonctionne l’expérience. La bactérie présente dans chaque case a été trafiquée génétiquement de manière à n’intégrer que les informations des bactéries présentes dans les mêmes rangée, colonne et bloc qu’elle (informations transportées par un virus ne s’attaquant qu’aux bactéries). Ainsi, dans notre exemple, l’occupante de la case grisée ne prendra pas en compte le fait que la locataire de la case inférieure droite est verte. Une fois que la bactérie a reçu trois messages, trois couleurs différentes, elle exprime la quatrième couleur. Maintenant qu’elle a “fait son choix”, elle peut en informer ses copines de rangée, colonne et bloc encore indécises, qui à leur tour se différencient et transmettent leur décision aux autres. De proche en proche, la grille sera complétée, le sudoku sera résolu. La vidéo ci-dessous (en anglais) donne plus de détails sur la procédure suivie :
Il faut préciser que plusieurs opérations peuvent être effectuées en même temps et que ce système pourrait sans problème être étendu à des grilles classiques de sudoku. Il suffirait pour cela de programmer 81 bactéries au lieu de 16. Si les microorganismes sont capables de faire des “calculs” en parallèle, on peut parier qu’ils résoudront bientôt les grilles plus rapidement que nous.
Reste donc à leur apprendre les règles du jeu d’échecs, auquel j’ai consacré beaucoup de temps et un blog dans une autre vie. Le jour où des microbes qui, d’ordinaire, finissent leur carrière dans la cuvette des toilettes, se mettront à battre des champions, je jure que je cesserai de jouer.
Pierre Barthélémy
Dans la famille “Aliments bons pour la santé”, je voudrais le chocolat. On sait depuis longtemps que sa consommation régulière fait baisser le risque cardiovasculaire. Restait à comprendre comment le fruit du cacaoyer agissait. Pour le savoir, une équipe de chercheurs suédois s’est livrée à plusieurs expériences, en partant du principe que certaines molécules du cacao (en particulier la catéchine, également présente dans le thé, et la procyanidine, que l’on retrouve aussi dans le vin) réduisaient la tension artérielle par deux voies complémentaires.
D’abord en inhibant partiellement l’activité de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA). Cette enzyme a la propriété de transformer l’angiotensine I, sans effet biologique, en angiotensine II, qui est un puissant vasoconstricteur : en clair, elle réduit le calibre des vaisseaux sanguins et fait donc grimper la tension artérielle. Le second effet supposé du chocolat serait d’augmenter la concentration dans le sang du monoxyde d’azote (NO) qui, lui, est un vasodilatateur : il augmente le diamètre des vaisseaux et réduit donc la tension.
Dans l’étude qu’ils publient dans le Journal of Cardiovascular Pharmacology, ces chercheurs emmenés par Ingrid Persson ont testé ces deux hypothèses, in vitro et in vivo. In vitro sur des cellules endothéliales, c’est-à-dire les cellules qui tapissent l’intérieur des vaisseaux sanguins : celles-ci ont donc été mises en contact avec des extraits de cacao à différentes concentrations et on a observé ce qui se produisait au fil des heures. Pour l’expérience in vivo, on a demandé à 16 personnes (6 femmes et 10 hommes) en bonne santé, non fumeuses, de manger 75 grammes (quasiment une petite tablette) de chocolat noir à 72% de cacao. Est-il utile d’ajouter que je suis volontaire pour la prochaine expérimentation de ce genre ? Précisons tout de même à d’éventuels candidats à la science gourmande que l’expérience nécessitait quatre prises de sang (une avant et trois pendant) et que les cobayes avaient dû se soumettre pendant les deux jours précédant le test à un régime un peu contraignant afin d’éviter les aliments contenant les fameuses molécules : pas de fruits rouges, d’aubergines, de café, d’oignons, de poires, de prunes, de radis, de raisin, de chou, de haricot noir, de pommes, de thé, de vin et, bien sûr, pas de chocolat.
Quels ont été les résultats ? Que ce soit dans les cellules endothéliales en culture ou chez les êtres faits de chair, d’os et de sang, l’activité de l’ECA a été en partie inhibée par le cacao. Pour ce qui concerne le monoxyde d’azote, les chercheurs n’ont pas repéré d’augmentation significative chez les cobayes même s’ils ont noté une petite hausse in vitro mais seulement aux concentrations les plus fortes. Quoi qu’il en soit, les chercheurs précisent que l’inhibition de l’ECA obtenue avec le chocolat est comparable à celle qu’engendrent les médicaments agissant sur cette enzyme.
De là à dire qu’il faut s’empiffrer de chocolat pour être en bonne santé, il y a un pas que ces scientifiques ne franchiront pas, tout comme on ne conseillera à personne d’écluser deux ou trois litres de vin par jour sous prétexte que le picrate recèle des molécules qui protègent le système cardio-vasculaire. Dans les deux cas, le remède serait pire que le mal, étant donné que le chocolat contient souvent une bonne dose de matière grasse et de sucre. N’oublions pas que, dans Charlie et la chocolaterie, Augustus Gloop, grand croqueur de tablettes devant l’éternel, est un garçon obèse que son immodérée gloutonnerie fait tomber dans la rivière de chocolat de Willy Wonka, dont il ne sortira pas indemne…
Pierre Barthélémy
lire le billetLorsque Luke Skywalker se fait trancher un bras par le sabre-laser de son gentil papa dans L’Empire contre-attaque, le membre perdu est aussitôt remplacé par une prothèse bionique et c’est bien dommage : cela ne laisse pas le temps au héros de George Lucas d’expérimenter le phénomène du membre fantôme. Ainsi nommé en 1871 par l’Américain Silas Weir Mitchell, qui avait soigné plusieurs soldats amputés de la Guerre de Sécession, il consiste, pour la personne à laquelle manque un bras, une main, un pied, une jambe, à percevoir des sensations “venant” du membre absent. Les femmes auxquelles on a retiré un sein peuvent également y être sujettes… tout comme les hommes ayant perdu l’organe de leur virilité.
Cette dernière catégorie suscite de plus en plus d’intérêt dans le milieu médical depuis que sont pratiquées des opérations de changement de sexe. La littérature à ce sujet est cependant assez pauvre et il est fréquent de lire que les premiers cas rapportés datent du milieu du XXe siècle. Ainsi, en 1950, un chirurgien de Boston, A. Price Heusner, publie-t-il un article contenant deux études de cas. La première évoque un vieil homme dont le pénis a été “accidentellement blessé et amputé” et qui ressent de temps en temps des érections fantômes. Le monsieur en question est obligé de regarder sous ses vêtements pour s’assurer que son sexe (turgescent ou non) manque bel et bien à l’appel. La seconde étude de cas contenue dans cet article parle d’un homme d’âge moyen, souffrant d’un cancer dans la région périnéale qui s’est étendu et lui cause d’affreuses souffrances dans l’aine, au point qu’il a choisi de se faire amputer du pénis ! Après l’opération chirurgicale, il continue de ressentir des douleurs dans le sexe qu’il n’a plus…
En réalité, les mystères du pénis fantôme intéressent les médecins depuis des siècles, comme le révèlent Nicholas Wade (université de Dundee, Grande-Bretagne) et Stanley Finger (université Washington de Saint-Louis, Missouri) dans une étude publiée en octobre par le Journal of the History of the Neurosciences. Ces deux chercheurs ont retrouvé plusieurs références dans les écrits de médecins écossais vivant aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, John Hunter (1718-1783) , célèbre chirurgien et anatomiste exerçant à Londres, décrit-il ainsi un cas de pénis fantôme : “Un sergent des troupes de marine qui avait perdu le gland et la plus grande partie de son pénis, et à qui l’on demandait s’il ressentait jamais ces sensations qui sont particulières au gland, déclarait que quand il frottait l’extrémité de son moignon, cela lui procurait exactement la sensation qu’il avait en se frictionnant le gland et que cela était suivi d’une émission de semence.” Une masturbation fantôme en quelque sorte…
Un autre praticien écossais, Andrew Marshal (1742-1813), qui s’intéressait au transport des signaux sensoriels, rapporte le cas de W. Scott, “dont le pénis a été emporté par un coup de feu et dont le moignon, qui était au même niveau que la peau du pubis, retrouvait la sensibilité particulière du gland”. Troisième et dernier exemple, celui d’un homme dont le sexe avait été détruit par une maladie, exemple donné par Charles Bell (1774-1842), grand spécialiste du système nerveux, qui jugea plus pudique de le présenter… en latin pour ne pas choquer certains de ses lecteurs : “Quando penis glandem exedat ulcus, et nihil nisi granulatio maneat, ad extremam tamen nervi pudicæ partem ubi terminatur sensus supersunt, et exquisitissima sensus gratificatio.” Ce qui signifie à peu près, pour autant que mes souvenirs de latin me permettent une traduction : “Quand un ulcère dévore le gland et que rien d’autre ne subsiste qu’une granulation, le plaisir sensoriel le plus exquis demeure dans la région terminale du nerf honteux où les sensations s’arrêtent.”
C’est ici que l’on trouve l’intérêt de cette étude. Dans les cas classiques de membres fantômes, le phénomène est souvent douloureux, ou, dans le meilleur des cas, gênant. Les exemples cités par Nicholas Wade et Stanley Finger montrent que, lorsque le membre absent est le membre viril, les sensations fantômes sont plutôt agréables. Contrairement à ce que pouvait imaginer Georges Brassens dans sa chanson Les Patriotes, chez les “amputés de leurs bijoux de famille”, l’absence d’organe ne signifie pas forcément absence de jouissance…
Pierre Barthélémy
lire le billetInstinct maternel. Derrière cette expression un peu fourre-tout se cachent sans doute nombre de mécanismes biologiques. Au premier rang de ceux-ci pourrait bien figurer l’accroissement du volume du cerveau maternel, comme vient pour la première fois de le montrer une étude américaine publiée dans Behavioral Neuroscience. Pour le faire court, le ventre de la future maman grossit et son cerveau aussi.
En se basant sur de nombreuses études menées sur des animaux (essentiellement des rats), qui avaient mis en évidence la “suractivation” de nombreuses zones du cerveau chez les mères, les auteurs de l’étude se sont demandé si des changements structurels du même ordre se produisaient dans l’encéphale féminin après l’accouchement. Pour le savoir, ils ont tout simplement observé, par IRM, le cerveau de 19 femmes qui venaient de donner la vie. La première fois entre deux et quatre semaines après la naissance de leur bébé, la seconde deux mois et demi plus tard. Les analyses ont montré une augmentation du volume de matière grise dans le cortex préfrontal, les lobes pariétaux et le mésencéphale. Détail amusant : avant l’expérience, les mères avaient toutes répondu à un questionnaire sur la perception qu’elles avaient de leur nouveau-né. Or, les chercheurs ont constaté par la suite que plus leurs sentiments envers leur bébé étaient forts (avec l’emploi d’adjectifs positifs comme “beau”, “parfait”, “idéal” ou “spécial”), plus leur cerveau avait grossi…
La réorganisation du cerveau post-partum, nouvel indice de la plasticité de notre ordinateur central et de la neurogénèse à l’âge adulte, pourrait donc bien expliquer l’instinct maternel. Une amélioration des performances de la mère constitue en effet une chance supplémentaire pour que ses rejetons grandissent et pour la survie de l’espèce. Ainsi, dans un commentaire accompagnant l’étude, Craig Kinsley et Elizabeth Meyer (université de Richmond) rappellent-ils une expérience qu’ils avaient effectuée en 1999 : des rates étaient placées dans des labyrinthes où de la nourriture était cachée. Celles qui avaient eu des petits se souvenaient plus vite de l’emplacement des récompenses que les autres. Une manière de souligner qu’avec des fonctions cognitives améliorées, les mères passaient moins de temps à chercher à manger et donc moins de temps loin de leur vulnérable portée. Une autre étude va dans le même sens, qui a montré, toujours chez l’animal, que les mères voyaient renforcée leur capacité à résister au stress et à l’anxiété.
Deux causes pourraient bien être à l’origine de ces modifications. Tout d’abord le puissant cocktail d’hormones auquel les femmes sont soumises pendant la grossesse, la naissance et la lactation. Ensuite, l’afflux tout aussi puissant de nouvelles informations sensorielles émanant du bébé : images, sons, contacts physiques et surtout odeurs nouvelles qui sont un moyen très fin de reconnaître sa progéniture et déterminent (c’est du moins ce qui est prouvé chez l’animal) la force des relations entre la mère et son petit.
Les auteurs de l’étude, première du genre, proposent d’explorer plus à fond ce nouveau domaine et de réaliser d’autres expériences : ajouter une IRM pendant la grossesse pour voir à quel stade l’évolution du cerveau commence ; comparer les mères avec des femmes du même âge n’ayant pas eu d’enfants ; mieux cerner le sens de la causalité (est-ce l’augmentation de la taille de certaines zones du cerveau qui entraîne le comportement maternel ou le contraire ?) ; accroître l’échantillon en l’ouvrant notamment aux femmes ayant des facteurs “de risques”, qu’ils soient génétiques, psychologiques ou socio-économiques, ce afin de voir si l’absence du fameux “instinct maternel” peut être corrélée à l’absence des modifications cérébrales décrites dans cette étude.
Personnellement, j’irais encore plus loin en étendant cette recherche… aux pères. Que se passe-t-il dans le cerveau paternel ? Pourquoi, chez certains de mes congénères, l’arrivée de bébé se traduit-elle par une incapacité à entendre le petit pleurer la nuit, à changer une couche et à faire chauffer le biberon ? Alors que dans le même temps, le mâle prête une attention décuplée aux bruits qui émanent de sa télévision, acquiert une dextérité sans pareille pour décapsuler les canettes de bière devant les matches de foot et fait cuire comme un dieu des pizzas surgelées à ses potes. Il y a là un mystère sur lequel la science devrait rapidement se pencher…
Pierre Barthélémy
Post-scriptum : encore une vidéo pour le plaisir, celle des Fatals Picards dans Dors mon fils (chanson tirée de l’album Picardia Independanza). Petit extrait des paroles, pour donner envie :
“Ca fait maint’nant trois mois que tu nous fais vivre un calvaire
Mine de rien la grossesse a fait prendre trois tonnes à ta mère
Avant elle écoutait Led Zeppelin c’était une déesse
Maintenant c’est plus qu’une mongolfière qui n’écoute qu’Henri Dès…”
L’instinct maternel fait faire de drôles de choses…
Que ne ferait-on pas pour plaire et se reproduire ? Beaucoup d’espèces vivantes se posent la question, à commencer par une qui marche sur deux pattes, mais une famille de plantes a poussé l’art de l’attraction à son paroxysme : les orchidées. L’exemple le plus célèbre est celui de l’ophrys abeille, dont un des pétales poilus imite à s’y méprendre l’abdomen de la femelle de son insecte pollinisateur. Les mâles inexpérimentés s’y laissent prendre, d’autant que la fleur reproduit aussi les phéromones de la bestiole. En tentant, tout excités, de s’accoupler avec une pseudo-compagne, ils pollinisent l’orchidée. Autre exemple : plusieurs espèces du genre Bulbophyllum dégagent une répugnante odeur de viande pourrie qui fait venir à elles les mouches attirées d’ordinaire par les cadavres d’animaux. La gamme des stratagèmes de ces expertes ès mimétisme est large mais l’un des plus ingénieux était encore inconnu des chercheurs il y a peu.
C’est une équipe d’écologues allemands et israélien qui vient de le dévoiler dans une étude publiée dans les Proceedings of the Royal Society B. Ces scientifiques se sont intéressés de près au cas de l’orchidée Epipactis veratrifolia (voir photo au début de l’article), que l’on retrouve essentiellement au Proche et au Moyen-Orient. Un de ses pollinisateurs est le syrphe ceinturé, un insecte (présent aussi en France) qui ressemble à s’y méprendre à une guêpe mais ne possède pas de dard. La femelle du syrphe pond là où il y a des pucerons car ses larves s’en nourrissent, raison pour laquelle les jardiniers les apprécient particulièrement. Des chercheurs avaient déjà constaté que dame syrphe venait polliniser l’orchidée en y déposant ses œufs, alors même que les pucerons en étaient absents. Ils avaient pensé que l’insecte était abusé par les petites verrues sombres présentes sur la fleur, qu’il prenait pour des pucerons. La réalité est autrement plus subtile…
Pour en avoir le cœur net, nos écologues se sont intéressés aux composés volatils que fabrique Epipactis veratrifolia. Et ils se sont rendus compte qu’elle produisait les mêmes molécules que celles que dégagent les pucerons lorsqu’ils sont attaqués. D’une certaine manière, la plante tire le signal d’alarme chimique des pucerons, sans pucerons. Mais est-ce ce signal qui attire les pollinisateurs ? Afin de le savoir, les chercheurs ont placé des syrphes femelles fécondées près de plants de fèves, certains “parfumés” aux molécules produites par l’orchidée et d’autres pas. Le résultat a été plus que probant : les syrphes déposaient beaucoup plus d’œufs dans le premier cas que dans le second.
Cette orchidée a donc, pour attirer son pollinisateur, ou plutôt sa pollinisatrice, trompé son instinct maternel en reproduisant le signal d’alarme des pucerons dont se gavent ses petits. A l’arrivée, pourtant, les larves de syrphe ne trouvent rien à manger et meurent. Comme Epipactis veratrifolia n’offre pour ainsi dire pas de nectar à ses hôtes, le bénéfice que les syrphes tirent à sa pollinisation est quasiment nul, un phénomène rare et dangereux (pour l’orchidée) sur le plan évolutionniste. En général, la pollinisation relève du donnant-donnant (les économistes diraient que c’est un win-win deal et pas une escroquerie)… Les auteurs de l’étude se demandent par conséquent s’ils ne sont pas en présence d’un cas de pré-adaptation : la production des phéromones d’alarme pourrait bien, à l’origine, avoir eu pour seul but “de maintenir les pucerons à distance des précieux organes reproducteurs” de l’orchidée, en effrayant les petits insectes parasites. Par la suite, ces molécules auraient joué un rôle inattendu dans l’attraction des syrphes et leur fonction serait passée “de la défense de la plante à l’attraction des pollinisateurs”. Dans les faits, une fonction n’exclut pas l’autre : la fleur d’Epipactis veratrifolia est le plus souvent dépourvue de pucerons alors que tiges et feuilles sont régulièrement infestées. Si l’on peut joindre l’utile à l’utile…
Pierre Barthélémy
lire le billetC’est une histoire instructive qui est passée inaperçue en France. Elle en dit long sur la dissémination des informations sur Internet et les craintes conspirationnistes qu’inspirent de plus en plus les scientifiques. Tout a commencé avec un long article de Jonah Lehrer sur le stress, publié par le site du magazine américain Wired. L’auteur y décrit notamment les travaux de Robert Sapolsky, professeur à l’université Stanford et spécialiste de neuro-endocrinologie, qui a consacré l’essentiel de sa carrière aux liens unissant hormones du stress et mauvaise santé. La dernière partie de l’article évoque d’audacieux essais de thérapie génique mené sur des rats, qui ont consisté à endiguer le flux de glucocorticoïdes émis lors d’un stress, ce qui a amélioré la santé des rongeurs. Ajoutons que, dans le papier de Jonah Lehrer, Robert Sapolsky précise bien que ses expériences sur un vaccin anti-stress ne vont “aider personne à court terme, la recherche étant encore à des années d’essais cliniques, mais nous avons prouvé que c’était possible. Nous pouvons réduire les dégâts neuraux causés par le stress“. Ce papier fouillé de 35.000 signes est publié en ligne le 28 juillet.
Le 2 août, sous la plume de Rachel Quigley, le Daily Mail, journal populaire britannique, reprend la thématique de l’article de Wired en le citant à peine et en insistant sur l’éventuel vaccin anti-stress, capable de calmer sans pour autant avoir l’effet abrutissant des anxiolytiques. Le papier sensationnaliste de Rachel Quigley, qui n’est qu’une resucée approximative de celui de Jonah Lehrer, fait 3.000 signes.
Le 3 août, Prison Planet, le site conspirationniste du très conservateur animateur de radio texan Alex Jones reprend l'”info” du Daily Mail, l’accommode à sa sauce “théorie du complot”. Cela commence ainsi : “Les médias de l’establishment et la dictature scientifique promeuvent des vaccins mangeurs de cerveau qui lobotomisent virtuellement les gens et mettent leurs esprits dans un état de conformité servile, de telle sorte que leur instinct naturel à se mettre en colère et à se rebeller contre la tyrannie qui leur est imposée est châtré et stérilisé.” Je vous passe la logorrhée qui suit, laquelle redoute la transformation chimique de la population en une sous-espèce d’esclaves. Etant donné le peu d’influence qu’a d’ordinaire ce genre de médias, tout cela n’aurait eu qu’une importance limitée si l’article ne s’était pas terminé par un subtil appel technologique au petit peuple conspirationniste : pour “attirer l’attention nécessaire sur ce grave problème“, le site d’Alex Jones demande à ses lecteurs de taper “brain eating vaccines” (vaccins mangeurs de cerveau) sur le moteur de recherche Google, ce qui aura pour effet de faire grimper la requête dans le Top de Google Trends, l’outil de Google qui analyse en temps réel les tendances du Net…
Et cela marche ! Comme on peut le voir ici, le 3 août aux Etats-Unis, les recherches “brain eating vaccines” (au pluriel) et “brain eating vaccine” arrivent respectivement en première et troisième places sur Google Trends. Ce qui a amplifié et alimenté le buzz car on imagine aisément à quel point l’évocation de vaccins mangeurs de cerveau a pu inquiéter ou intriguer les internautes.
La recherche de "brain eating vaccine" sur Google Trends le 3 août
On peut se demander comment un site aussi confidentiel que Prison Planet a ainsi pu mettre l’Internet américain en émoi. Il suffisait en réalité de peu de monde pour faire grimper la recherche au top des “Hot Searches” : celles-ci ne prennent en effet pas en compte le nombre de requêtes car, si c’était le cas, les Google, Yahoo et autres Wikipedia monopoliseraient sans arrêt le podium et les effets de mode n’apparaîtraient pas, noyés dans la masse. Google Trends ne fonctionne pas ainsi et Alex Jones le sait : c’est un outil qui insiste sur les tendances, un capteur qui enregistre les déviations par rapport à la moyenne. Par conséquent, si une requête très particulière est soudain saisie simultanément par quelques centaines de personnes, elle montera très vite dans le Top 10. L’instrument parfait pour qui veut disséminer une info.
En voyant ce qui s’est passé, Jonah Lehrer a été consterné. Il a dénoncé sur son blog la façon dont son papier avait été détourné et a traité Alex Jones de menteur, tout en sachant parfaitement qu’on ne rattrape pas une rumeur, surtout à l’ère d’Internet. De manière plus générale, la Toile a facilité l’essaimage des théories conspirationnistes, notamment dans le domaine scientifique. On peut citer rapidement, en plus des idées d’Alex Jones sur l'”empoisonnement” de l’eau potable au lithium ou au fluor, la rumeur persistante selon laquelle les missions Apollo ne se sont jamais posées sur la Lune, celles toujours d’actualité sur les extraterrestres, les grandes craintes concernant les nanotechnologies et, dans un registre guère différent, la facilité avec laquelle les climato-sceptiques ont fait leur trou depuis un an et le soi-disant Climategate. La figure du scientifique n’est plus aujourd’hui celle du professeur Nimbus ou de son héritier Tryphon Tournesol, ni celle d’un Pasteur triomphant, mais s’apparente de plus en plus à celle d’un apprenti sorcier moderne. Autant de raisons pour lesquelles, dans une période où le chercheur est pris entre une demande toujours plus avide de progrès et un soupçon croissant sur la “toxicité” de ce même progrès, la vulgarisation scientifique doit se renforcer et ne plus se cantonner à quelques niches médiatiques.
Pierre Barthélémy
Derniers commentaires