Le complot du vaccin mangeur de cerveau

complotC’est une histoire instructive qui est passée inaperçue en France. Elle en dit long sur la dissémination des informations sur Internet et les craintes conspirationnistes qu’inspirent de plus en plus les scientifiques. Tout a commencé avec un long article de Jonah Lehrer sur le stress, publié par le site du magazine américain Wired. L’auteur y décrit notamment les travaux de Robert Sapolsky, professeur à l’université Stanford et spécialiste de neuro-endocrinologie, qui a consacré l’essentiel de sa carrière aux liens unissant hormones du stress et mauvaise santé. La dernière partie de l’article évoque d’audacieux essais de thérapie génique mené sur des rats, qui ont consisté à endiguer le flux de glucocorticoïdes émis lors d’un stress, ce qui a amélioré la santé des rongeurs. Ajoutons que, dans le papier de Jonah Lehrer, Robert Sapolsky précise bien que ses expériences sur un vaccin anti-stress ne vont “aider personne à court terme, la recherche étant encore à des années d’essais cliniques, mais nous avons prouvé que c’était possible. Nous pouvons réduire les dégâts neuraux causés par le stress“. Ce papier fouillé de 35.000 signes est publié en ligne le 28 juillet.

Le 2 août, sous la plume de Rachel Quigley, le Daily Mail, journal populaire britannique, reprend la thématique de l’article de Wired en le citant à peine et en insistant sur l’éventuel vaccin anti-stress, capable de calmer sans pour autant avoir l’effet abrutissant des anxiolytiques. Le papier sensationnaliste de Rachel Quigley, qui n’est qu’une resucée approximative de celui de Jonah Lehrer, fait 3.000 signes.

Le 3 août, Prison Planet, le site conspirationniste du très conservateur animateur de radio texan Alex Jones reprend l'”info” du Daily Mail, l’accommode à sa sauce “théorie du complot”. Cela commence ainsi : “Les médias de l’establishment et la dictature scientifique promeuvent des vaccins mangeurs de cerveau qui lobotomisent virtuellement les gens et mettent leurs esprits dans un état de conformité servile, de telle sorte que leur instinct naturel à se mettre en colère et à se rebeller contre la tyrannie qui leur est imposée est châtré et stérilisé.” Je vous passe la logorrhée qui suit, laquelle redoute la transformation chimique de la population en une sous-espèce d’esclaves. Etant donné le peu d’influence qu’a d’ordinaire ce genre de médias, tout cela n’aurait eu qu’une importance limitée si l’article ne s’était pas terminé par un subtil appel technologique au petit peuple conspirationniste : pour “attirer l’attention nécessaire sur ce grave problème“, le site d’Alex Jones demande à ses lecteurs de taper “brain eating vaccines” (vaccins mangeurs de cerveau) sur le moteur de recherche Google, ce qui aura pour effet de faire grimper la requête dans le Top de Google Trends, l’outil de Google qui analyse en temps réel les tendances du Net…

Et cela marche ! Comme on peut le voir ici, le 3 août aux Etats-Unis, les recherches “brain eating vaccines” (au pluriel) et “brain eating vaccine” arrivent respectivement en première et troisième places sur Google Trends. Ce qui a amplifié et alimenté le buzz car on imagine aisément à quel point l’évocation de vaccins mangeurs de cerveau a pu inquiéter ou intriguer les internautes.

La recherche de "brain eating vaccine" sur Google Trends le 3 août

La recherche de "brain eating vaccine" sur Google Trends le 3 août

On peut se demander comment un site aussi confidentiel que Prison Planet a ainsi pu mettre l’Internet américain en émoi. Il suffisait en réalité de peu de monde pour faire grimper la recherche au top des “Hot Searches” : celles-ci ne prennent en effet pas en compte le nombre de requêtes car, si c’était le cas, les Google, Yahoo et autres Wikipedia monopoliseraient sans arrêt le podium et les effets de mode n’apparaîtraient pas, noyés dans la masse. Google Trends ne fonctionne pas ainsi et Alex Jones le sait : c’est un outil qui insiste sur les tendances, un capteur qui enregistre les déviations par rapport à la moyenne. Par conséquent, si une requête très particulière est soudain saisie simultanément par quelques centaines de personnes, elle montera très vite dans le Top 10. L’instrument parfait pour qui veut disséminer une info.

En voyant ce qui s’est passé, Jonah Lehrer a été consterné. Il a dénoncé sur son blog la façon dont son papier avait été détourné et a traité Alex Jones de menteur, tout en sachant parfaitement qu’on ne rattrape pas une rumeur, surtout à l’ère d’Internet. De manière plus générale, la Toile a facilité l’essaimage des théories conspirationnistes, notamment dans le domaine scientifique. On peut citer rapidement, en plus des idées d’Alex Jones sur l'”empoisonnement” de l’eau potable au lithium ou au fluor, la rumeur persistante selon laquelle les missions Apollo ne se sont jamais posées sur la Lune, celles toujours d’actualité sur les extraterrestres, les grandes craintes concernant les nanotechnologies et, dans un registre guère différent, la facilité avec laquelle les climato-sceptiques ont fait leur trou depuis un an et le soi-disant Climategate. La figure du scientifique n’est plus aujourd’hui celle du professeur Nimbus ou de son héritier Tryphon Tournesol, ni celle d’un Pasteur triomphant, mais s’apparente de plus en plus à celle d’un apprenti sorcier moderne. Autant de raisons pour lesquelles, dans une période où le chercheur est pris entre une demande toujours plus avide de progrès et un soupçon croissant sur la “toxicité” de ce même progrès, la vulgarisation scientifique doit se renforcer et ne plus se cantonner à quelques niches médiatiques.

Pierre Barthélémy

6 commentaires pour “Le complot du vaccin mangeur de cerveau”

  1. Tout à fait d’accord sur le triste constat. Quelques “journalistes” en mal de copie ou des “experts” en tout et en rien s’autoproclament spécialistes d’un sujet sans donner la moindre indication sur leur légitimité.
    Ils mettent en avant quelques vraies questions, dévoient tout débat en l’orientant plus ou moins subtilement vers les peurs millénaristes, les inventeurs dangereux, les puissances d’argent, les scientifiques irresponsables et le public est ainsi manipulé.
    Le cas de la biologie synthétique vu par certains en France est édifiant.
    Longue vie à ce blog intéressant

  2. Simple curiosité puisque le nombre de recherches ne compte pas spécialement dans les google trends mais combien environ de fois a été tapé la requête (l’axe des ordonnées étant absent sur votre shéma)?

  3. @Seamus : Merci ! Faites de la pub pour le Globule !

    @AAulagnier : Malheureusement, Google Trends ne fournit pas cette information que j’aurais, moi aussi, bien aimé avoir. Cela dit, le simple fait qu’un site assez confidentiel comme Prison Planet soit arrivé à faire monter sa requête au firmament de Google Trends montre qu’un groupe assez restreint peut faire bouger très sensiblement les stats. De toute manière, ce n’est pas le nombre total de requêtes qui compte le plus pour Google Trends, c’est la variation par rapport à la normale. Je suis certain que si la requête “Wikipedia” passe (je donne des chiffres fantaisistes) de 2.000.000 à 2.100.000, cela aura beaucoup moins d’importance, aux yeux de Google Trends, que la requête “brain eater vaccine” passant de 0 à 10.000.

  4. la confidentialité ça commence à partir de quand?

    slate.com = 1
    prisonplanet.com = 0.3

    j’appel pas ça de la confidentialité…. selon alexa.com

    slate : traffic = yahoo, pub classic ou partenariat avec des grosses plateformes.

    prisonplanet : traffic = facebook, twitter, youtube et tout un tas d’autres plateforme ou ce sont les utilisateurs qui relait ce qu’ils veulent.

    c’est la différence entre payer du traffic et créer son traffic.

    voila.

  5. Marrant, la courbe Google Trends a suivi une hype cycle : http://en.wikipedia.org/wiki/Hype_cycle

  6. La loghorrée d’Alex Jones est comme à son habitude outrancière et dans la veine de sa vision du monde effectivement complotiste – ceci dit à le relire je ne vois pas ce qu’il dit d’incontestablement faux. Il y a Robert Sapolsky qui, liant stress et mauvaise santé, cherche un moyen de supprimer les effets du stress. Le problème, c’est que résumer le stress à un facteur de mauvaise santé est très discutable. Des études montrant l’importance du stress sur la vigilance, la capacité d’adaptation et la survie sont nombreuses et bien connues. Donc quand Alex Jones s’oppose au but même de la recherche, à savoir supprimer le stress, en y opposant son opinion personnelle mais pas absurde que le stress est nécessaire aux citoyens, je ne trouve pas ça en soit “un mensonge”. En revanche, il est certain qu’il outrepasse la vérité en attribuant à un tel médicament un objectif qui n’est certainement pas celui du scientifique derrière – dont on comprend bien qu’il cherche une alternative aux calmants. Mais on ne peut pas ignorer non plus qu’une partie de nos concitoyens se réfugient dans ces calmants comme d’autres dans la drogue. Ceux là ont ils vraiment besoin de “meilleurs” calmants, qui ne les endormiront pas, leur permettant d’en prendre plus régulièrement ?

« »