(Photo: Erwin Olaf)
Paris, un soir pluvieux d’octobre. Je traîne mes guêtres aux abords de la place Clichy, en quête d’un cabaret pour abriter ce début de soirée. Les yeux encore embués par les néons roses de Pigalle, j’approche de la rue Biot. Une catin défraîchie me propose le paradis, contre quelques euros, en caressant sa poitrine laiteuse. Je me détourne, allume une clope. Une grande et plantureuse femme engoncée dans sa robe noire attire mon attention. Braillant sous un chapeau haut de forme, il semble qu’elle tance un amant insistant, sous le porche la vieille salle de l’Européen. Au dessus de la scène brillent les lettres jaunies qui annoncent le spectacle du moment : « Le Maxi Monster Music Show ». Elle se retourne. Une généreuse barbe noire de jais encadre son visage aux yeux perçants. Un large sourire blanc barre la masse frisée. « Entrez, entrez donc ! Venez voir le cabaret monstrueux ! Sensationnel ! Sa femme tatouée, son fakir illuminé, son zombie hermaphrodite, son homme fort briseur de chaînes, le valet microcéphale, et bien d’autres curiosités ! ». Hypnotisé par la force de son regard, je cède, un peu honteux de me laisser aller à cette impérieuse incitation au voyeurisme…
A l’entrée du cabaret vermoulu, un piano crachote un air aux accents de jazz manouche joué sur un clavecin. Un curieux personnage, Juanita Panama : homme en demi costume trois-pièces, moustachu gominé, sur sa moitié droite, dévoile une apparence de jeune fille poudrée, en robe, sur sa moitié gauche. La salle s’emplit, le rideau se lève. Ce que je découvre me fait croire que le terme Monstre est inapproprié. Parlons de difformité, «d’extra-normal», de « singularité ». Le cabaret s’anime. Gina Trapezina, notre femme à barbe, est déchaînée. Sa collègue Miss Gabrielle la femme-tronc tient le rythme à la guitare, juchée sur son présentoir. Raymond Buttor, véritable Maciste moderne, fait trembler la batterie. Le fakir Sam Kardam, extatique, s’inflige les plus improbables sévices entre deux accompagnements exotiques. Un albinos à la peau blême et aux yeux écarlates fait courir ses doigts délicats sur un violon strident, en réponse aux coups d’archet d’une momie contrebassiste. L’alchimie onirique est superbe. Tapi dans l’ombre, le public exulte, s’esclaffe et s’encanaille…
[Chaque occurence du mot Freak dans l’article contient un lien différent !]
Comme un air de déjà vu
Voici quelques années que les Freaks (phénomènes de foire) reprennent du poil de la bête. S’ils n’ont jamais vraiment disparu de l’imaginaire collectif, je crois qu’ils se sont transposés sous d’autres formes. Le Freak est aussi devenu l’appellation générique de celui que les canons de la norme désignent « handicapé social ». Les véritables forains montreurs de monstres, eux, ont fermé boutique depuis longtemps sous nos latitudes. D’une part, ils se sont trouvés privés d’attractions par les progrès de la science, qui réduisent considérablement le nombre et la gravité des difformités, et d’autre part, quelques élémentaires considérations de bienséance et d’humanité empêchent désormais ce genre de pratiques. Quoique. La démocratisation récente d’Internet permet de constater que les bas instincts ressurgissent. Une foire aux phénomènes virtuelle, gratuite, se déploie. La chaîne « ITN Entertainement Showbiz Channel » (tout un programme), ou la chaîne Web “Must see to believe” proposent toute une série d’émissions de téléréalité et de reportages thématiques: à chaque épisode son Freak.
Le curieux y jettera un regard coupable, le même que celui d’une bourgeoise du Second Empire qui venait admirer l’homme-chien. Aujourd’hui comme au XIXe siècle, certains Freaks passent à la postérité et acquièrent le statut d’idoles. Les modes ont changé mais cette curieuse demande reste là. La charge symbolique des Freaks a évolué, leur impact sur l’imaginaire collectif aussi. Deux catégories de Freaks peuplent les foires « classiques », tous unis par leur singularité. Nous appellerons les uns « hypertrophiés » (Géants, obèses, hommes loups, hommes forts, acrobates, androgynes, performeurs, femmes à barbe, certains nains*…), ils ont quelque chose « en plus » et tendent à susciter l’envie, voire la fascination. Les autres peuvent être désignés comme « atrophiés » (lilliputiens, hommes troncs, culs-de-jattes, malades, rachitiques, siamois, malformés, handicapés), ils sont affligés, diminués, souvent exploités, suscitent la pitié ou le dégoût. Ceux-là ne reviennent sous les feux de la rampe qu’avec la prospérité de sites « transgressifs » sur Internet. Groupes de musique, associations, le concept d’une « identité Freak » commence à se propager. Les « Freaks Prides » aux formes diverses se multiplient, on y joue l’exubérance et l’extraversion, on se montre tel que l’on voudrait être.
Les Freaks se sont fait nécessité
Peu à peu, la part de pitié cède partiellement le pas à la fascination de la singularité. Ainsi, depuis quelque temps, les Freaks et leurs foires réapparaissent sous de multiples formes: la dernière saison de l’inégale série Heroes (2006, NBC) met en scène le cirque des Sullivan Brothers , un havre de paix pour ceux que la société idolâtre et/ou rejette en raison de leur singularité. Les pensionnaires « monstrueux » sont tous dotés de capacités magiques. On retrouve ce cas de figure au cœur de l’intrigue de la série « Carnivale, la caravane de l’étrange » (2003, HBO). La troupe d’une foire glauque dans l’Amérique de la Grande Dépression apparaît comme une avant-garde éclairée des sociétés modernes dans le combat du bien contre le mal. Les personnages centraux sont là aussi dotés de capacités surnaturelles, qu’ils découvriront à mesure que s’affirment leurs identités. L’incarnation du mal prend même ici la forme d’un pasteur, incarnation et vecteur d’une normativité rigoureuse, souvent intolérante et exclusive. Dans les deux cas, les Freaks se sont « réfugiés » au sein de ces cirques en raison de leurs spécificités. Il s’avère qu’ils sont, à chaque fois, dans ces scénarios, la clé du salut de l’humanité. Plus intimiste, le film Fur (2006)** offre un portrait imaginaire de la photographe Diane Arbus. Il raconte l’avènement d’une artiste refoulée, que le contact de divers « personnages de foire » révèle à elle-même. Le récent succès « L’étrange histoire de Benjamin Button » dévoile une trame analogue. On peut également citer une bonne part de la filmographie de Tim Burton. Les sociétés occidentales, centrées sur l’individualité, produisent logiquement une forte aspiration à la réalisation de l’individu. Les Freaks assumés osent s’exposer et subliment leur condition par leur singularité. Ils apparaissent dès lors comme des modèles. Plus encore, ils se sont faits nécessaires, car ils sont la preuve que c’est possible.
Ce phénomène résulte d’une longue évolution. Dès le XVIe siècle, l’orientalisme et les découvertes médicales développent l’engouement pour les cabinets de curiosités et autres zoos humains, où l’on montrait aussi d’effrayants sauvages. Il est intéressant de noter que le regard porté sur les Freaks est contingent du progrès médical. Lorsque son affection est expliquée, il bascule dans la sphère du handicap. Le monstre de foire incarne l’imperfection de la nature ou de la création divine, c’est selon. La superstition prête certains pouvoirs aux affligés : tout ce que la nature donne, elle le reprend ; l’inverse doit donc être vrai. En plein essor au XIXe siècle, une partie des cirques se spécialise dans la présentation de phénomènes de foires. Certaines vedettes resteront dans les annales comme Tom Pouce, le nain «proportionné» du cirque Barnum, ou encore John Merrick, immortalisé par David Lynch dans le célèbre Elephant Man. Les siamois, femmes à barbes et autres «tronches en biais» de la foire de Clichy rameuteront longtemps les curieux en mal de sensations fortes, avides d’observer ce que la science ne pouvait alors expliquer. La fascination exercée par les monstres de foire relève du fantasme, la foire est un lieu où l’on s’encanaille. Le très laid côtoie souvent le très beau, le microcéphale s’expose aux côtés du géant haltérophile et de la belle charmeuse de serpents.
Les montreurs de phénomènes ont sillonné les campagnes avec un succès déclinant jusqu’à l’entre-deux-guerres. Au sortir de la boucherie de 14-18, les sociétés européennes héritent d’un nombre sans précédent d’invalides, de mutilés, de gueules cassées. Ces Freaks-là sont des héros mais créent un malaise, comme l’expriment les œuvres d’Otto Dix. Ils ne font ni peur, ni rire, ils suscitent respect et compassion.
Tod Browning : libère-toi mon freak !
Réalisé en 1932, Freaks de Tod Browning marque un tournant décisif. Cette œuvre culte cinématographique pose les jalons d’une force symbolique renouvelée. L’intrigue met en scène un cirque de phénomènes. Les protagonistes sont confrontés au dilemme de l’acceptation et de l’affirmation de soi face au fantasme de l’intégration dans la normalité, interdite par les affres de la disgrâce physique.
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La trame dévoile des personnalités fortes et souvent plus accomplies que celle des gens «normaux». Lui-même enfant du cirque, Tod Browning va chercher les nains, les sœurs siamoises, les femmes à barbes ou sans bras du cirque Barnum, et arrache les monstres au sanctuaire discret des cages de foires, pour les amener à la vue de tous. Le spectateur se trouve renvoyé à sa propre cruauté voyeuriste, comme à la foire. Les héros ne sont ni beaux, ni grands, ni forts d’apparence, mais ils l’assument, et choisissent de se montrer tels qu’ils sont. Ils sont des défis personnifiés, lancés à la norme, à la nature, au bon dieu. Ils incarnent en outre l’accomplissement. Leurs personnalités, complexes et souvent abouties, se trouvent à la fin dépourvues des turpitudes futiles d’un paraître subi. Certains des personnages du film s’égarent en singeant une norme dont ils sont par essence exclus. Mais ils se réalisent finalement, lorsqu’ils décident d’assumer pleinement leur singularité, dans une sorte de «coming out du moi».
Freaks V.O.S.T (Tod Browning)
envoyé par yvon62100. – Regardez des web séries et des films.
L’autre guerre est arrivée, et avec elle la fin de l’empire. Une chape morale s’installe et réprouve désormais l’exhibition de son prochain, surtout handicapé, à des fins lucratives. Les Freaks véritables rejoignent les instituts médicaux, tandis que quelques acteurs malheureux tentent d’exploiter encore la curiosité discutable du visiteur de la foire du Trône. De pauvres artifices simulent d’improbables mutations, et avec eux les Freaks se ringardisent. Parallèlement, d‘Hiroshima à Tchernobyl, les images de nouveaux Freaks, victimes collatérales des progrès industriels, circulent de plus en plus vite. On nomme les pathologies, les mystères du génome tombent l’un après l’autre, privant les phénomènes de l’aura surnaturelle que confère leur apparence. Il n’en reste qu’une condition misérable.
Les Freaks fantasmés ne disparaissent pas pour autant, « grands modèles de tous les écarts » selon les mots de Michel Foucault au sujet des monstres. Ils se réfugient, par exemple, dans les cases des Comic’s, gonflent les rangs des X-Men, les mutants super héros. Un système de valeurs plus orienté sur l’accomplissement individuel se met en place, alors que deux guerres meurtrières ont achevé de convaincre les foules du caractère vain du sacrifice collectif. Le Freak de foire comme le Freak moderne ont fait ce coming-out du moi, poursuivi par tout un chacun comme le terme de l’accomplissement personnel.
21st Century Freak: performe-toi
Les Freaks modernes se montrent à l’occasion de festivals, comme le Tatooart Fest. On procède par la modification corporelle, afin de s’assurer et de performer la singularité de son physique. Chirurgie esthétique, piercings, implants métalliques ou siliconés, tatouages sans frontières… Ils ne ressemblent qu’à eux-mêmes et se multiplient depuis une trentaine d’années. A l’instar de leurs cousins des foires, ces Freaks-là fascinent, mais loin de devoir se cacher, ils deviennent pour certains des modèles d’accomplissement individuel. Michael Jackson est certainement l’un des plus emblématiques. A mesure que se cumulaient ses opérations de chirurgie, l’attention s’est focalisée sur le monstre plus que sur l’artiste. A l’instar d’un Marilyn Manson, il a suscité une fervente adoration. Peu après sa mort subite, jusque dans ma bourgade champêtre de Chennevières-sur-Marne, une jeune fille a sauté (en vain) du pont pour rejoindre l’idole, une photo du King of pop en poche. D’autres curiosités ambulantes, comme Lolo Ferrari, ont voulu faire de leur corps l’expression de leur «victoire» sur leurs complexes. Ils performent leurs fantasmes qu’ils estiment être les canons de l’excellence esthétique. Le corps est devenu modelable au même titre que le mental. Nombre de transsexuels affirment que leur vie véritable n’a débuté qu’avec la transformation de genre. Le corps transformé est à même de matérialiser l’individu. En ce sens, ces Freaks modernes incarnent une forme d’aboutissement. Si on dépasse l’intolérance-réflexe, on les désire, on les envie, on admire leur « coming out » existentiel, leur capacité à se montrer tels qu’ils ont envie d’être. Si les Freaks ne sont pas des monstres, ils demeurent, comme eux, nécessaires à la bonne marche du monde. Ils sont un défi incarné, une garantie contre l’uniformité.
Marc de Boni
* Les nains sont un cas très particulier, du fait notamment de la diversité des pathologies que traduit leur condition. La plupart des nains, bénéficient de capacités intellectuelles et physiques normales qui leur permettent une bonne intégration. A l’instar des bossus, ils bénéficient d’un statut à part, intégrés dans la tradition culturelle, grâce, par exemple, à la superstition qui leur confère des vertus de porte-bonheur. Beaucoup de personnes de petite taille réfutent, à ce titre, le statut d’handicapé. Parmi les Freaks passés à la postérité, bon nombre sont des nains, depuis Frocin dans Tristan et Iseult jusqu’à Warwick Davis, l’interprète de Willow, ou encore Mimi Matty et Toulouse-Lautrec. C’est souvent une profondeur d’âme que l’on prête à ces petites personnes. 120 d’entre eux, revendiquant leur émancipation, ont fondé un village « autonome » dans le sud de la Chine, qu’ils financent par le tourisme.
** Le film Fur est un excellent exemple : nous avons un monstre souffrant d’hyper-pilosité, mais il reste beau. Il soigne sa monstruosité, il en joue et l’utilise. Nicole Kidman incarne une figure type du visiteur des foires. Comme le monstre, elle est en quête du Moi, de l’individualité accomplie. Sa condition lui confère une large avance, et en fait un guide. Celui qui est fasciné par la foire est également fasciné par cette forme de sagesse. D’ailleurs, lorsque la fourrure dévoile l’homme, il apparaît «irrésistible ».
Bibliographie :
– Jean-Jacques Courtine : Histoire du corps (T.3) : “Les mutations du regard – le XXème siècle” (Le Seuil)
– Biancastella Antonino : “Les animaux et les créatures monstrueuses d’Ulysse Aldrovandi” (Actes Sud)
– Jean Pierre Sélic : “Télégénie du Monstre”, dossier Médiamorphose (Excellent article en PDF ici)
Excellent article, fort documenté ! Bravo à son auteur
Chouette article, merci à toi. Et oui, le film Elephant man (de Lynch !) est à citer.
Guy Maddin rend hommage aux freaks aussi (rétrospective en ce moment), et… les frères Farrelli, à leur façon.
Je connais un bon site qui parle de ce phénomène.
http://www.deshumanisation.com/phenomene/freaks-shows
passionnant article qui met fort bien en évidence le coté sombre qui se cache en chacun de nous, voyeurs impénitents
n’avons nous pas tous un souvenir, plus ou moins caché, de voyeurisme auquel nous n’avons su résister, l’esprit plus ou moins serein
et pour ceux qui ont eu la ‘chance’ d’en fréquenter un de près et voir ainsi petit à petit disparaître la différence extérieure / trop évidente au profit de la beauté intérieure, la seule qui compte vraiment…
mais ce monde ne s’intéresse plus qu’à l’apparence des choses
Freaks reste un souvenir extrêmement marquant, inoubliable, un trouble qui reste gravé à jamais dans la mémoire
PS: une correction s’impose dans votre article : Elephant Man est de David Lynch et non S Kubrick
Superbe article !! Bravo et merci pour le lien 😉
et hop un nouveau dans mes favoris !
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par de Boni et Guillaume Pajot. Guillaume Pajot a dit: RT @morganetual Excellent papier chez Slate.fr sur les freaks http://twurl.nl/klbskk […]
Merci pour vos coms, et bienvenus dans l’antre du chasseur !
L’indigne erreur entre Lynch et Kubrick a été corrigée. Merci de votre vigilance !