Un homme hagard montre son écran de iPhone. Il a filmé ses pieds dans l’eau qui monte à une vitesse incroyable. Nous sommes au crépuscule du mardi 15 juin dernier. Il commente pour sa femme, incrédule, «regarde chérie, c’est le déluge!». L’eau boueuse est maintenant aux genoux. Le plan s’élargit un peu, une masse sombre traverse soudainement le cadre. C’est un corps de vieille femme emporté par le courant; l’une des 25 personnes qui perdront la vie cette nuit-là . Nous ne sommes pas au Bangladesh, mais à Draguignan, sous-préfecture du Var.
C’était mon jour de permanence, je me la coulais douce, avec un petit tournage en fin de journée. Pour le journaliste de perm’, c’est la roulette russe, la plupart des fois c’est la planque, mais de temps en temps…
Il est 19h30. A la radio ils annoncent du mauvais temps dans le sud. Alerte orange dans le sud-est. Je remonte au bureau pour finir ma dernière demi-heure de service. Mon téléphone sonne. Je dois prendre d’urgence l’avion pour Nice, Toulon est fermé. Ensuite, il faut trouver une voiture et foncer faire des images des inondations qui ravagent une dizaine de cantons varois en ce moment même. Et tout ceci pendant une durée indéterminée.
je nourris les autres, je dévore les miens
Alios nutrio, meos devoro (je nourris les autres, je dévore les miens), c’est la devise dracénoise. Alors que mon avion décolle, la Nartuby, la rivière qui traverse la ville s’est transformée en vague de boue géante, qui dévore les habitants. Je réalise vite que je suis mal, très mal équipé. J’ai embarqué avec l’équipe les « mains dans les poches », avec ma caméra, ses accessoires, et une paire de bottes sous le bras.
Nous roulons aussi vite que possible sous un violent orage cévenol, direction Draguignan. La terre est sèche dans la région, tout ruisselle, sous les trombes ininterrompues. Plusieurs voitures sont arrêtées sur des terre-pleins, un peu en hauteur, les passagers attendent que ça passe. Mais ça ne passe pas. Les routes sont fermées. En 5 à 6 heures, 400mm (l’équivalent de 6 mois de précipitations selon la mairie) de pluie vont former un torrent de boue d’une force inouïe.
Nous arrivons aux environs de la bourgade des Arcs vers deux heures du matin. Les routes sont barrées par des militaires du Génie, Draguignan est coupée du monde. Dans le village, la rue principale un peu en pente a disparu sous une chape de gadoue bouillonnante. Il pleut encore et toujours, je suis très rapidement trempé jusqu’aux os.
Une poignée d’habitants encordés tentent péniblement de rejoindre une maison haute dans la nuit. Ils sont sonnés, leur habitat ravagé n’est plus sûr, ils ont préféré fuir. Un objet massif touche ma cheville en passant. C’est une grosse plaque de bitume arrachée qui m’a effleuré la jambe, en manquant de peu de m’emporter. Une plaque d’égout en fonte passe ensuite en flottant comme du bois. Sous la boue donc, les trous, comme autant de pièges mortels. Je réalise trop tard que mes bottes se remplissent, le niveau monte encore.
En pleine tempête
Rivière en crue filmée par un internaute (Fréjus 16 juin 2010)
Je ne devrais pas être dehors, je n’ai pas les réflexes élémentaires de survie à adopter dans ce genre de situation. Un peu plus loin un poste de commandement des secours est déjà en place. Des colonnes de véhicules de pompiers attendent impuissants la fin du massacre. Les informations circulent mal. Les téléphones portables ont cessé de capter, en ville l’électricité est coupée.
Nous séchons, tant bien que mal en somnolant une petite heure dans la voiture. D’énormes véhicules d’intervention dotés de barques nous réveillent, et c’est en nous glissant dans leur colonne que nous entrons dans l’agglomération.
Sur les bords de la route des dizaines de voitures gisent dans des positions absurdes: empilées, sur le toit, plantées dans le décor. Nous dépassons rapidement un vaste cratère qui barre l’une des voies de circulation. Autour, dans les premiers lotissements, une population boueuse et sans sommeil profite des premières lueurs de l’aube pour constater les dégâts, incommensurables. On se croirait en terrain de guerre.
Nous faisons un premier arrêt au pied d’une résidence, dont l’entrée est barrée par une grande caisse de bois clair. En m’approchant je réalise que c’est un cercueil qui a flotté jusqu’ici, vidé de son contenu. L’un des cimetières de Draguignan n’est plus qu’une tranchée à ciel ouvert, labourée par la coulée de boue.
Un peu plus loin des policiers, des gendarmes et des pompiers aux cernes creusés tentent de rassurer les habitants. Une mare s’est formée au pied des bâtiments. On me demande d’éteindre ma caméra, deux corps flottent, la face dans l’eau. C’est un couple de retraités qui vivait à proximité. Elle a été emportée par la force du courant, il a tenté de la sauver. Au dessus les riverains pleurent d’avoir déjà trop regardé.
Tout est uniformisé par le brun de la boue qui se transforme peu à peu en poussière. On célèbre aussi de nombreux héros : ceux qui ont pu ont sauvé des vies, en ouvrant leur porte, en hissant leurs voisins sur le balcon.
La ville morte
Draguignan est figée dans son agonie par la glaise, telle une Pompéi moderne. Plus de commerces, plus de signalisation, plus de route praticable. La coulée furieuse a traversé la ville pour aller remplir les bas quartiers qui se trouvent près de la prison, en fond de cuvette. C’est là que se trouvaient les habitants les plus modestes et les zones d’activité économique.
Rapidement des camions de gendarmes mobiles s’infiltrent en enfilade dans les rues dévastées : il faut évacuer au plus vite les 500 détenus dont certains seraient emprisonnés dans des niveaux inondés. Aux premières heures des opérations de sauvetage, la police et l’armée sont omniprésentes, plus encore que les secouristes. Une clameur surréaliste d’élève du mur d’enceinte. Ils sont des centaines à l’intérieur à hurler leur peur d’être oubliés.
Juste à côté, une cohorte de personnages en blouses pastel investissent les toits et balcons d’une clinique. Un homme cherche sa femme dont il n’a plus de nouvelles depuis la veille. Ils se retrouvent par une fenêtre. Comme d’autres elle s’est démenée pour assurer un semblant de soins aux pensionnaires très affaiblis. Mais il n’y a plus rien à manger, ni rien à boire. « Les dialysés, envoyez un message pour qu’on évacue les dialysés, ils ne tiendront pas ! » me lance t-on. Nous ne pouvons que proposer en vain nos téléphones portables, mais il n’y a pas assez de réseau, et les secours monopolisent les canaux de communication disponibles.
La brune mélasse uniformise tout. Je deviens peu à peu moi même un crasseux Golem. Dans les cités HLM proches du quartier Saint-Hermentaire la décrue s’amorce à peine, 24h après le cévenol déchaîné. Ici l’eau est montée jusqu’à trois mètres, et les victimes sont nombreuses. Au rez-de-chaussée de certains bâtiments, les murs de Placoplatre ont volé en morceaux, on passe directement d’un appartement à l’autre. A mesure que l’eau se retire des monticules d’objets se forment sur le trottoir. Chacun vide ce qui lui reste de logement de ses effets dévastés.
Ici encore un peu plus qu’ailleurs les habitants ont tout perdu : une trentenaire m’interpelle, n’ayant plus de papiers ni de moyen de communication ou de paiement. Elle est affamée, ne sait où dormir et ne peut se changer. Des affichettes se multiplient sur les murs, avertissant que l’eau n’est plus potable, lorsqu’elle coule encore.
Beaucoup de personnes âgées louaient ici un logement au soleil à peu de frais, souvent au rez-de-chaussée, pour éviter les efforts dans l’escalier ; elles forment le gros des victimes. Une remarquable solidarité s’organise rapidement. On recueille son voisin, on aide aux premiers nettoyages. De toute façon la ville paralysée se trouve pratiquement au chômage technique. Mais les pouvoirs publics, eux, tardent à venir dans certaines zones.
« Il ont construit sur des marais »
Une vieille femme fulmine contre les autorités : « Il y a des choses qui n’auraient jamais du être faites ! Ils ont construit sur un marais ». Il ne fait aucun doute pour elle que l’appât du gain a relativisé la prudence de la mairie.
« Sur le plan de l’urbanisme à Draguignan on frôle la perfection », assure pourtant le sémillant Max Piselli, le maire UMP de la sous préfecture. Ce qui fait, quelques mois à peine après Xynthia, que l’on meure en France, noyé ou emporté par la boue, ce n’est pas la fatalité. Mais bien la trop grande confiance d’un pays riche dans la permanence de son propre confort.
Au deuxième jour, l’eau s’est à peu près retirée, dévoilant partout ses créations baroques : voitures perchées en équilibre sur les poteaux, autobus enchevêtrés. Certaines carcasses tiennent de la compression de César. Des objets de la vie courante ont été semés partout, il n’y a qu’à se baisser.
Mais rien n’est utilisable, il n’y a plus d’eau pour nettoyer. Ici un casque de moto coiffe un arbuste, là un poupon souillé donne de macabres frayeurs aux passants. Certains errent en traînant un chariot et ramassent ce qu’ils peuvent.
Nous retournons dans le quartier HLM. Avec les premiers véhicules de pompiers, jusqu’à lors occupés en centre ville. Quelques rares voitures épargnées circulent, surchargées. L’une d’entre elles passe, pleine d’une dizaine de jeunes hilares, évacuant des détritus. Aucune signalisation ne fonctionne. Des miasmes de gaz de gaz de ville s’échappent dans un chapelet de bulles malodorant. La France moderne s’est arrêtée.
Un homme au bord des larmes raconte qu’il a quitté Vaison-La-Romaine il y a presque 20 ans. Il venait finalement de se remettre à flot, pour qu’un torrent de boue emporte tout à nouveau. Un autre l’interrompt. C’est un infirmier en colère. « Personne n’est venu évacuer les personnes âgées du rez-de-chaussée, dont beaucoup sont isolées. On va encore trouver des corps de personnes isolées… Je ne peux pas rejoindre mes collègues secouristes, j’ai trop à faire ici ».
Et il ne s’y trompe pas. Quelques heures plus tard le corps ravagé d’un vieil homme est découvert, enchevêtré dans le grillage de son petit jardin. Un soleil de plomb s’est installé. La poussière remplace bientôt la boue, et par endroit un fumet de charogne habite discrètement les courants d’air. De très nombreuses bêtes d’élevages et de compagnie ont périt dans la catastrophes, leurs carcasses sont trouvées parfois à plus de 30 kilomètres de leur lieu de disparition.
Une nouvelle espèce de passants fait son apparition, distinguée par la propreté de leur tenue. Ce sont les assureurs qui déjà parcourent la ville, trop souvent pour signifier aux sinistrés qu’ils ne percevront rien. Dans le Var, on s’assure plus facilement contre les incendies fréquents, que contre l’eau. On oublie trop souvent que les inondations sont le premier risque de catastrophe naturelle dans notre pays. Une commune sur trois est exposée à ce type de sinistre. Sans compter que dans ce quartier de locataires, beaucoup ont opté pour une couverture minimum. Ils ont tout perdu au sens littéral du terme.
En conséquence les rapports entre habitants sont parfois tendus. S’ils se sont entraidés admirablement, certains s’entre-déchirent, qui pour un pack de bouteilles d’eau, qui pour un propos mal perçu, ou encore par dépit, tout simplement. Des utilitaires commencent à sillonner les rues pour distribuer de quoi s’hydrater. Sur les murs, des affichettes se multiplient sur les murs pour indiquer des points de distribution, dans les églises notamment.
Un supermarché inondé a été la proie de « pillards », ce qui ne manque pas de démultiplier le nombre de gendarmes déjà présents. Des pillards qui volent une marchandise invendable dans une ville sans argent. Je me rends sur les lieux du crime, l’image est apocalyptique entre toutes. D’énormes monticules de produits de beauté entravent l’entrée. Un peu plus loin les fruits et légumes dessinent des formes étranges sous la boue. De l’eau potable, il y en a des centaines de litres ici, l’emballage est juste souillé.
De grandes quantités de nourriture pourrissent dans les frigos inertes. Ils ne seront probablement jamais vendus, le propriétaire doit laisser sa marchandise dépérir en attendant la venue des assureurs, plus occupés à signifier leur situation à ceux qui n’auront rien qu’à rembourser ceux qui pourraient l’être, pour le moment.
Pendant ce temps, les sinistrés ont faim et soif, certains sont arrêtés lorsqu’ils tentent de se débrouiller seuls. Les policiers sont employés à garder les ruines, alors que les opérations de sauvetage ne sont pas encore terminées. Brice Hortefeux est venu aussi vite qu’il est reparti, les habitants n’en ont rien su ni rien vu.
Le moral général est au plus bas, mais malgré tout, certaines boutiques rouvrent à mesure que l’électricité est rétablie, pour restaurer un semblant de vie normale. Un bar-restaurant par exemple, bataille pour retransmettre le match France-Mexique. Peine perdue, c’est le coup de grâce, à chaque coupure de courant, un but est pris par les Bleus…
La vie redémarre doucement, avec le retour progressif du réseau. On panse les plaies, on veille les morts, on cherche les disparus. Il s’en est fallu de pas grand-chose pour balayer tout cadre sociétal et réduire à néant tout le progrès.
Une petite trentaine de personnes sont mortes, des milliers d’autres ont tout perdu, et risqué leurs vies. La faute au mauvais temps ? Peut-être au manque d’humilité d’un pays développé où l’on vit dans l’illusion de l’invulnérabilité, tout en poursuivant le mythe du risque zéro. Pourtant on sait depuis le moyen âge que la Nartuby ravage régulièrement la cité. Quatre mois plus tôt Xynthia emportait plus de cinquante personnes. Et dans les deux cas, un avertissement météo avait été donné. Mais visiblement personne n’a été en mesure d’appréhender la gravité de l’alerte orange.
Il n’est pas possible d’empêcher la nature de se déchaîner, mais on peut en limiter les conséquences. Il faudrait pour ça réviser les protocoles de veille et d’anticipation des crues qui ne sont visiblement pas efficaces. Et mettre un terme aux passe-droits, aux privilèges des intérêts électoraux qui trop souvent amènent les acteurs de l’urbanisme à contourner et outrepasser les codes de construction mis en place. Le développement urbain, l’appât de la manne touristique, ne peuvent conduire à sous-évaluer, délibérément ou non, les risques encourus. C’est que l’on appelle construire une politique de prévention.
Marc de Boni
Photo de Une : @Â Reuters
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par de Boni, Agnès Maillard. Agnès Maillard a dit: J’ai vu la France se noyer à Draguignan | Reportage au cÅ“ur de l'inondation de Draguignan. http://icio.us/yr2poc […]