Comment parlent les psychopathes

On ne peut oublier ces phrases délicieuses que prononce, dans Le silence des agneaux, Hannibal Lecter, interprété par Anthony Hopkins : “J’ai été interrogé par un employé du recensement. J’ai dégusté son foie avec des fèves au beurre, et un excellent chianti.” Si elle était sortie de la bouche d’un criminel réel, cette citation aurait fait le bonheur d’un trio de chercheurs américain et canadiens qui ont publié le mois dernier, dans la revue Legal and Criminological Psychology, une étude analysant la manière dont s’expriment les psychopathes. Il en ressort notamment qu’en plus de ne manifester aucune empathie pour leurs victimes, qui sont instrumentalisées, les psychopathes, lorsqu’ils relatent leurs crimes, font beaucoup plus référence que les assassins “normaux” à leurs besoins physiologiques et matériels. Nourriture, boisson et argent sont nettement plus évoqués. Pour exceptionnel qu’il paraisse, Hannibal le Cannibale n’est donc pas si différent des autres…

Les psychopathes éprouvent très peu d’émotions, sont essentiellement centrés sur eux-mêmes et, dans leur vision de la société, ils perçoivent les autres comme des proies ou du bétail à exploiter. C’est probablement pour cette raison que, selon une étude récente, on retrouve tant de psychopathes parmi les dirigeants d’entreprises… Ce sont d’excellents manipulateurs et ils utilisent le langage comme une arme. On se souvient d’ailleurs que le docteur Lecter pousse son voisin de cellule à se suicider après une longue discussion. On sait également qu’au Canada, les psychopathes réussissent 2,5 fois plus que les autres détenus les entretiens qu’ils réalisent en vue d’une libération conditionnelle… Néanmoins, ces qualités verbales, ce bagout, ont été fort peu analysés.

C’est pour combler cette lacune que l’étude de Legal and Criminological Psychology s’est donné pour objectif d’interroger en prison, avec leur accord, des criminels canadiens, tous coupables de meurtres qu’ils ont reconnus. Sur les 52 hommes retenus, 14 étaient qualifiés de psychopathes par des psychiatres. Les chercheurs sont donc allés les interviewer, 25 minutes chacun, en leur demandant de raconter, avec le plus de détails possibles, les crimes qu’ils avaient commis. Des crimes qui, en moyenne, avaient eu lieu une décennie auparavant. Une fois retranscrits, les entretiens ont été passés à la moulinette de programmes d’analyse textuelle. Ceux-ci ne se contentent pas de faire des statistiques sur les occurrences de mots mais ils les classent dans des catégories grammaticales (noms, articles, adjectifs, verbes, adverbes, etc) et des champs sémantiques (mots évoquant les interactions sociales, l’argent, le temps, etc.), soupèsent leur charge affective (positive ou négative, intense ou faible, imagée ou pas) et reconnaissent les temps de conjugaison employés.

Les entretiens réalisés avec les 52 détenus ont totalisé plus de 127 000 mots, dont presque 30 000 pour les 14 psychopathes. La manière dont ceux-ci s’expriment a été comparée avec celle des autres criminels et les chercheurs y ont décelé un certain nombre de points saillants. La première découverte concerne l’usage important que les psychopathes font des conjonctions de subordination et des expressions à valeur causale (parce que, puisque, étant donné que) lorsqu’ils décrivent leurs méfaits. Comme si les crimes qu’ils ont commis étaient les résultats logiques de plans, comme si ces actions devaient être effectuées, ce qui est cohérent avec le fait que la très grande majorité des psychopathes tuent avec un but précis en tête, alors que la moitié des autres meurtriers agissent dans l’instant, sous le coup de la colère, dans des bagarres, etc.

Deuxième enseignement, les psychopathes utilisent environ deux fois plus souvent que les autres du vocabulaire se rapportant à leurs besoins physiologiques primaires (manger et boire) et à leur préservation (avoir de l’argent, un toit). En revanche, ils se réfèrent nettement moins aux relations sociales, à la famille ou à la religion. Cela colle bien avec le portrait-robot du psychopathe centré sur sa personne, qui, même s’il peut être à l’aise dans la communication, se crée difficilement des liens et n’envisage aucune aide familiale ni spirituelle pour sa “réhabilitation”. Il décrit son crime d’une manière froide, détachée, lointaine, ce qui est confirmé par l’utilisation plus fréquente des temps du passé, alors que les autres détenus ont davantage tendance à se servir du présent pour reconstituer les meurtres dont ils ont été coupables.

Cette étude présente des limites dont les auteurs sont conscients. Notamment le fait qu’on a demandé aux détenus de décrire ces actes si exceptionnels que sont des meurtres. Il faudrait reproduire la même analyse avec des conversations ou des récits plus banals. Les chercheurs suggèrent ainsi de montrer de courtes vidéos à des psychopathes et à des assassins non-psychopathes et de les leur faire décrire ensuite, pour décortiquer la manière dont ils reconstituent les scènes. Evidemment, les conclusions de ces travaux n’ont pas (encore…) de valeur prédictive. Alors, la prochaine fois que quelqu’un raccrochera un peu vite le téléphone en vous disant “J’aimerais poursuivre cette conversation mais… j’ai un vieil ami pour le dîner”, n’imaginez pas forcément que, à l’instar du docteur Frederick Chilton à la fin du Silence des agneaux, le “vieil ami” en question terminera sa carrière en osso-bucco préparé par un clone d’Hannibal Lecter…

Pierre Barthélémy

lire le billet

Ces mots qui agissent sur votre physique

L’expérience n’est pas récente, elle fête même ses quinze ans cette année. Mais elle a toujours de quoi fasciner, notamment ceux qui, comme moi, font profession d’écrire, de vivre des mots. Elle montre leur force ; non pas leur force de persuasion, leur capacité à blesser ou à émouvoir, mais une force brute qui agit, sans qu’on s’en aperçoive, sur le physique. L’expérience en question est nichée dans une longue étude publiée en 1996 par le Journal of Personality and Social Psychology. Signé par trois chercheurs de l’université de New York, cet article veut montrer que l’activation, par les mots, de stéréotypes nichés dans nos cerveaux déclenche inconsciemment des comportements automatiques.

Comme c’est souvent le cas en psychologie, l’expérience cache ce qu’elle veut tester pour que les “cobayes” ne se doutent de rien. Ceux-ci (30 étudiants) sont donc invités, dans le cadre d’un pseudo-exercice de vocabulaire, à construire des phrases à partir de mots fournis par l’expérimentateur. Un groupe-témoin se voit présenter des mots neutres tandis que le groupe véritablement testé travaille avec des mots liés au stéréotype américain des personnes âgées (par exemple : vieux, solitaire, Floride, bingo, gris, courtois, rigide, sage, sentimental, retraité, etc.), tout en évitant soigneusement les mots évoquant la lenteur, pour une raison que l’on verra après. Chaque participant reçoit 30 jeux de 5 mots et doit, pour chacun d’entre eux, rédiger une phrase grammaticalement correcte avec 4 des 5 mots fournis. Une fois qu’il y est parvenu, il prévient l’examinateur qui lui indique le chemin à prendre pour rejoindre l’ascenseur et quitter l’immeuble.

Le “cobaye” pense en avoir terminé, mais c’est en réalité là que la partie la plus passionnante de l’expérience commence… Il ramasse ses affaires, sort de la pièce et parcourt les 9,75 mètres de couloir, sans se douter un seul instant qu’il est chronométré. Une fois arrivé à l’ascenseur, il est rejoint par l’expérimentateur qui lui dévoile le pot-aux-roses. Il lui demande s’il a remarqué que les mots sur lesquels il a travaillé correspondaient tous au stéréotype de la vieillesse et s’il croit que cela a pu influencer son comportement. Dans les deux cas, la réponse est non.

Et pourtant… Les membres du groupe-témoin ont mis en moyenne 7,30 secondes pour parcourir le petit décamètre. Un parcours qui a pris, toujours en moyenne, une seconde de plus pour le groupe testé (8,28 secondes). Un hasard ? Pour en avoir le cœur net, les chercheurs ont reproduit l’expérience avec 30 autres étudiants. Les résultats ont été surprenants de fidélité : 7,23 secondes pour le groupe-témoin, 8,20 secondes pour les “cobayes”. Pour les auteurs de l’étude, ces résultats suggèrent que le comportement physique des individus testés a été influencé de manière inconsciente par leur exposition à des mots liés à un stéréotype particulier. En l’occurrence, le stéréotype de la personne âgée a induit le ralentissement de la marche. Les chercheurs notent : “La manière dont le stéréotype activé influence le comportement dépend du contenu du stéréotype lui-même et non des mots qui ont servi de stimuli. Comme il n’y avait aucune allusion au temps ou à la vitesse dans le matériel, les résultats de l’étude suggèrent que les stimuli d’amorçage ont activé le stéréotype sur les personnes âgées contenu dans la mémoire, et que les participants ont ensuite agi en conformité avec ce stéréotype activé.” En clair, avoir pensé inconsciemment au troisième âge a mis les jeunes au rythme des vieux. “Les mots, écrivait Victor Hugo, sont les passants mystérieux de l’âme.”

Pierre Barthélémy

lire le billet