Il n’aura pas échappé à ceux qui suivent ce blog avec assiduité que je viens de déménager. Ma grande famille (nous avons deux garçons et deux filles) a quitté Paris pour une non moins grande maison charentaise qui présente notamment l’avantage d’avoir une salle de jeux. Tous les cartons contenant de quoi amuser nos quatre bambins y ont donc atterri. Il y avait donc des cartons étiquetés “Jeux des garçons” et ceux marqués “Jeux des filles”… Un sexisme tout autant inconscient qu’assumé (les parents ne sont pas à un paradoxe près), qui reflète, me suis-je dit très vite, celui de la société, qu’elle soit de consommation ou pas.
Pour me conforter dans mes certitudes, j’ai trouvé ce billet de Crystal Smith, une Canadienne qui vient de publier The Achilles Effect, un livre montrant l’influence de la “culture pop” sur la construction de la masculinité chez les jeunes garçons. Sur son blog, elle a rassemblé dans des “nuages de mots” le vocabulaire promotionnel utilisé par les marchands de jouets pour vendre des petites autos, des panoplies de Spiderman ou de cow-boy, des figurines de chevaliers, des robots, des circuits et autres bidules pour mâles en herbe. Au total, Crystal Smith a intégré 658 mots extraits de 27 spots télévisés et voici ce que cela donne :
Même si l’on n’est pas parfaitement anglophone, l’image est suffisamment parlante. Pour faire bonne mesure et ne pas léser la gent féminine, Crystal Smith s’est livrée au même exercice en retenant 432 mots de 32 pubs conçues pour allécher les petites filles :
Comme cela se passe de commentaires, je suis allé défaire d’autres cartons et j’ai fini par mettre la main sur mon échiquier. Etant donné que j’étais d’humeur sexiste, je me suis rendu compte que je n’avais toujours pas appris à jouer à ma fille de huit ans alors que ses frères connaissaient la marche des pièces et les règles du jeu bien avant cet âge-là. Je me suis également rappelé cette conversation que j’avais eue, il y a quelques années, avec une collègue du Monde qui avait découvert que je tenais un blog sur les échecs. Elle m’avait demandé pourquoi aucune femme n’était jamais devenue championne du monde tous sexes confondus, étant donné que les échecs sont un des rares sports où ces dames peuvent soit jouer entre elles, soit se confronter à ces messieurs. En bref, elle voulait savoir pourquoi les échecs, où seule l’intelligence est censée entrer en ligne de compte, étaient un jeu masculin.
La réponse machiste (“c’est normal, les hommes sont plus intelligents que les femmes”) ne tient pas, pour deux raisons : la première, c’est qu’elle est fausse ; la seconde, c’est que, contrairement à un cliché qui a la peau dure, avoir un gros QI n’est pas nécessaire pour devenir un champion d’échecs… Les réponses “biologiques” (“les femmes se fatiguent plus vite au cours d’une partie” ou “c’est une question d’hormones car il faut être agressif dans ce jeu de stratégie guerrière”) n’ont guère plus de fondement. En réalité, si peu de femmes brillent aux échecs, c’est tout simplement parce qu’elles sont très peu nombreuses à jouer : dans n’importe quel tournoi, 95% des participants, si ce n’est plus, sont des hommes. Et comme l’a très bien montré une étude britannique, même si, sur le plan statistique, deux groupes de population ont le même niveau moyen et la même variabilité, les individus enregistrant les meilleures performances ont toutes les chances de provenir du groupe le plus nombreux : “Plus grande est la différence de taille entre les deux groupes, plus grande est la différence prévisible entre les champions des deux groupes.”
Comme me l’a expliqué la meilleure joueuse d’échecs de tous les temps, la Hongroise Judit Polgar (en photo ci-dessus dans une partie l’opposant au champion du monde, l’Indien Anand) qui fut n°8 mondiale, si les filles sont si peu nombreuses dans la discipline, c’est uniquement pour des raisons sociologiques : les stéréotypes guerriers et virils du jeu (même si la dame est la pièce la plus puissante…) dissuadent les parents d’inscrire leurs demoiselles dans les clubs d’échecs. Judit et ses deux sœurs constituent l’exception à la règle, leur père ayant décidé de fabriquer des championnes pour prouver que le talent n’est pas inné mais qu’il s’acquiert à force d’entraînement…
On pourrait donc croire aisément que si le sexe vient aux jouets et aux jeux, c’est sous l’influence de la société, de ses clichés bien ancrés dans les esprits et du marketing hyper-efficace des fabricants de joujoux. Si, dans un magasin, votre garçonnet se précipite vers les petites voitures ou si votre petite fille est aimantée par le rayon poupées, si l’attirance pour tel ou tel type de jouet fait partie des comportements sexués les plus robustes de l’espèce humaine, c’est sous l’effet d’un conditionnement social intensif et permanent, renforcé par les publicités à la télévision qui incitent les enfants à s’identifier à leurs alter egos de réclames. Oui, sans doute. Mais il n’y a peut-être pas que cela et cet article serait bien trop consensuel et trop attendu s’il s’arrêtait là.
Le meilleur moyen de savoir jusqu’à quel point s’exerce l’influence culturelle et sociétale sur le choix des jeux consiste à présenter ces mêmes jeux à des individus sans aucune référence de ce type. C’est ce qu’a fait une équipe américaine en offrant deux familles de jouets (jouets à roues d’un côté, peluches de l’autre) à… une tribu de macaques rhésus, le tout sous l’œil d’une caméra. Le nombre d’interactions de chaque individu du groupe avec les jouets et le temps passé à les manipuler ont été scrupuleusement notés. En moyenne, les mâles ont beaucoup plus tripoté les camions, voitures et autres wagons que les Winnie l’ourson et les Scoubidou en peluche (9,77 interactions contre 2,06 !). Les femelles ont “évidemment” préféré les peluches mais la différence est bien moins marquée : 6,96 interactions avec les jeux à roues et 7,97 avec les peluches.
Pour expliquer ces préférences des macaques rhésus pour des objets qui n’ont à priori aucune connotation sexuée pour eux, les auteurs de l’étude émettent l’hypothèse que les hormones sexuelles mettent en place “des préférences pour des activités spécifiques, qui à leur tour structurent une préférence pour des jouets qui facilitent ces activités”. Pour caricaturer, les petits mâles primates, qu’ils soient humains ou macaques, sont conditionnés par leur testostérone pour faire des courses de monster trucks, tandis que les petites femelles des mêmes espèces sont programmées par leurs ovaires pour coiffer leurs poupées. Je vous laisse méditer cela, j’ai d’autres cartons à déballer.
Pierre Barthélémy
Post-scriptum : étant donné le nombre de commentaires qui sous-entendent que ma conclusion est celle d’un gros macho, je précise que ce n’est que la caricature ironique de l’hypothèse audacieuse avancée par l’étude en question. J’aurais sans doute dû être plus explicite parce que le deuxième ou le troisième degrés n’ont pas l’air de bien passer. De mon point de vue, l’explication est multifactorielle : on se trompe sans doute en ne retenant que le contexte socio-culturel, et on se trompe tout aussi sûrement en ne retenant que le biologique. C’est ce que montrent à la fois l’exemple des joueuses d’échecs et celui des macaques rhésus…
lire le billetC’était il y a trente ans. Sous le sapin du Noël 1980 m’attendait un cadeau infernal : un cube à 6 faces de couleurs différentes, chacune décomposée en 9 pastilles carrées. Le cube du Hongrois Ernö Rubik venait de faire son entrée dans mon existence, tout comme il allait hanter des centaines de millions de foyers à la surface du globe. Je n’eus pas la ténacité de ce Britannique qui employa vingt-six années de sa vie à résoudre ce casse-tête sans la moindre aide et la solution me fut donnée par mon prof de maths de quatrième, sous la forme de quelques pages découpées dans une revue scientifique. Certes, il me fallut apprendre des formules absconses par cœur mais ce n’était pas si difficile que cela, surtout si l’on mettait en regard de cet effort l’aura que me valut le pouvoir presque magique de refaire ce maudit cube… Et puis, comme dans Toy Story 3, le jouet finit par me tomber des mains et rejoindre les jolis fantômes de mon enfance.
Puisque le temps passe, lorsque j’ai eu à mon tour des enfants, un Rubik’s Cube est réapparu chez moi. Bien sûr, j’avais oublié les deux tiers de mes formules. Il a donc fallu que je me documente pour, de nouveau, passer pour un dieu, cette fois aux yeux de mes fils. Ce qui m’a permis de découvrir des méthodes de résolution plus simples que la mienne ainsi que… les maths cachées derrière ce casse-tête. Surtout, j’ai appris qu’une énigme plus forte que le Rubik’s Cube lui-même résistait depuis des années aux chercheurs : quel était le nombre maximum de mouvements à effectuer pour reconstituer le cube, quelle que soit la position de départ ? Cette question pourra sembler complètement futile mais il s’agit en réalité d’un défi sérieux posé à une branche des mathématiques appelée théorie des groupes.
Pendant trente ans, elle a tenté de trouver la valeur de ce nombre maximal, surnommé le nombre de Dieu. Et elle vient d’y parvenir. Il faut dire que le travail était titanesque. Imaginez-vous qu’il y a exactement 43.252.003.274.489.856.000 positions de départ possibles. Si vous avez du mal à lire des nombres aussi longs, c’est plus de 43 milliards de milliards de positions. A côté de cela, le nombre de combinaisons à Euro Millions est ridiculement petit : 76.275.360, soit 567 milliards de fois moins… Evidemment, pour les chercheurs qui s’intéressaient au nombre de Dieu, pas question de vérifier les possibilités une par une.
Il leur fallait donc surmonter deux obstacles : le premier, purement mathématique, consistait à réduire le nombre de positions pertinentes (beaucoup de positions sont les miroirs des autres) et à élaborer un algorithme capable de calculer le nombre de mouvements nécessaire pour recomposer le cube ; le second, purement technique, à trouver assez de “temps d’ordinateur” pour faire tourner l’algorithme. Le mathématicien Morley Davidson, l’ingénieur John Dethridge, le professeur de mathématiques Herbert Kociemba et le programmeur Tomas Rokicki viennent d’y parvenir. Le nombre de Dieu est 20. Quelle que soit la position de départ du cube, il faut, en théorie, au maximum 20 coups de poignet pour que les six faces retrouvent leur uniformité de couleur. En réalité, de 16 à 19 mouvements suffisent la plupart du temps mais, pour 100 à 300 millions de positions, 20 sont nécessaires.
Pour obtenir ce résultat, le quatuor cité plus haut a divisé les quelque 43 milliards de milliards de combinaisons en 2.217.093.120 ensembles contenant chacun 19.508.428.800 positions. Puis, ils ont réduit le nombre d’ensembles à 55.882.296, en exploitant les symétries et les recouvrements d’ensembles. Ils ont ensuite écrit un programme qui parvenait à résoudre un ensemble en 20 secondes environ sur un bon ordinateur portable (4 cœurs, 2,8 GHz, pour les puristes qui ne manqueront pas de me le demander si je ne leur fournis pas ce détail). Mais il y avait comme un hic. Comme un rapide calcul le montre, même en ne prenant que 20 secondes pour chaque ensemble de 19,5 milliards de positions, avec 55.882.296 ensembles, il faut… 35 ans pour faire le tour de la question ! C’est là que John Dethridge a été utile. Il faut préciser que cet homme est ingénieur chez Google et que sa société possède beaucoup, mais alors beaucoup, d’ordinateurs. En répartissant la tâche sur plusieurs machines, le temps de calcul a été ramené à quelques semaines.
Il n’est pas sûr que ces travaux soient très utiles, en pratique, aux champions du Cube. D’autant que ceux-ci se sont déjà empiriquement rapprochés de Dieu. Les techniques actuelles de résolution nécessitent une trentaine de mouvements, voire moins. Le record du monde de rapidité est un époustouflant 7,08 secondes, réalisé par le Néerlandais Eric Akkersdijk en 2008. A savourer ci-dessous, même si la vidéo est de piètre qualité.
Pierre Barthélémy
lire le billet
Derniers commentaires