Boire pour oublier, ça marche… trop

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Une nouvelle étude le confirme: la consommation de boissons alcoolisées peut affecter la mémoire. Une équipe de chercheurs de l’université de Stanford menée par une Française, Anne Lise Pitel, a approfondi les travaux précédents pour identifier l’impact des états alcooliques sur différents types de mémoire. Parmi les résultats, il apparaît que la capacité de reconnaissance des visages peut être perturbée.

Bien avant d’atteindre le stade d’amnésie profonde du syndrome de Korsakoff, certains troubles apparaissent et concernent la mémoire associative, celle qui nous permet de mettre un nom sur un visage. En analysant les cerveaux de patients grâce à l’imagerie par résonance magnétique (IRM), les chercheurs ont pu observer que ces troubles sont corrélés avec l’utilisation de différentes parties du cerveau.

L’alcool n’affecte que certains types de mémoire. “La consommation chronique touche essentiellement la mémoire épisodique et la mémoire de travail”, note Edith Sullivan, professeur au département de psychiatrie et de sciences du comportement à l’université de Stanford et référent de cette étude. La mémoire épisodique enregistre les événements de la vie personnelle associés à un contexte temporel et spatial particulier. Elle ne semble pas avoir de limites.

Mémoire épisodique

Anne-Lise Pitel donne ainsi un exemple de cette mémoire épisodique: “Quand je suis allée à Paris avec mon mari, j’ai mangé une excellent ratatouille au dîner dans un très joli restaurant. Je peux me souvenir du lieu, de la façon dont j’étais habillée et du fait que je me suis brûlée la langue lorsque j’ai goûté le plat”. Edith Sullivan indique que “de tels souvenirs sont propres à chaque individu. Lorsque l’alcool affecte cette mémoire périodique, il peut devenir difficile de se souvenir d’une liste de courses, d’un chemin pour se rendre à un nouveau restaurant, d’une association d’un visage et d’un nom dans un nouveau travail”.

La mémoire de travail, elle, fonctionne différemment. C’est une mémoire à court terme qui dispose d’une capacité limitée. Elle permet d’enregistrer temporairement et d’utiliser des informations qui sont rapidement oubliées à moins d’être enregistrées dans la mémoire à long terme. Les personnes alcooliques souffrent de déficits dans ce type de mémoire qui peut aller jusqu’à l’incapacité de mémoriser un numéro de téléphone pendant le temps nécessaire pour le composer.

Associations visage-nom

L’un des intérêts de cette nouvelle étude réside dans le fait qu’elle s’est concentrée sur des processus cognitifs de la vie quotidienne. Les chercheurs ont constitué deux groupes: le premier constitué de 10 personnes alcooliques (8 hommes et 2 femmes) et le second comprenant 10 personnes non alcooliques (5 hommes et 5 femmes). Il leur a été demandé de mémoriser soit des associations visage-nom, soit des visages et des noms indépendants.

Deux régions différentes du cerveau pour le même exercice

Cervelet en bleu

Les deux groupes ont rencontré plus de difficultés à mémoriser des associations que des visages et noms isolés. Mais les performances des alcooliques se sont révélées inférieures dans les deux catégories d’exercice. Et l’une des trouvailles les plus remarquables de ce travail réside dans l’observation du fonctionnement des cerveaux dans les deux groupes. Pour effectuer les mêmes exercices de mémorisation d’associations nom-visage, alcooliques et non alcooliques ont fait appel à des régions cérébrales différentes. Les alcooliques ont utilisé des régions du cervelet quand les non alcooliques se servaient de leur système limbique.

 


Plus étonnant encore: les alcooliques ne sont pas toujours pénalisés. Les chercheurs ont en effet proposé un autre exercice aux deux groupes. Il s’agissait, lors que la mémorisation du couple nom-visage, d’associer à cette information un jugement concernant l’apparence honnête ou malhonnête de la personne. Ainsi, les participants devaient passer d’une mémorisation superficielle à une mémorisation plus profonde. Le résultat montre que les performances des deux groupes, alcooliques et non alcooliques, sont alors similaires. Néanmoins, là encore, les alcooliques se sont révélés inférieurs lorsqu’on leur a demandé de reconnaître une association nom-visage donnée ou d’identifier quel visage avait été vu plus tôt dans l’exercice. Preuve qu’il existe bien une différence entre la mémorisation légère et profonde entre les deux groupes et que c’est la première qui est la plus affectée par l’alcoolisme.

Un handicap au travail et à la maison

Anne-Lise Pitel conclut que “les capacités de mémorisation limitées pour les alcooliques peuvent constituer un handicap dans la vie quotidienne. Au travail, ceux qui doivent réaliser des travaux à forte charge cognitive peuvent rencontrer des difficultés à apprendre de nouvelles tâches. A la maison, les problèmes de mémoire peuvent être interprétés comme un désintérêt pour la vie familiale et engendrer des conflits. Enfin, du point de vue clinique, la mémoire épisodique altérée des alcooliques peut nuire aux programmes de désintoxication. En effet, un traitement réussi doit passer par l’acquisition de nouvelles connaissances sur le sens, la prise de conscience et les conséquences de l’addiction et de la drogue. Il fait également appel à la capacité à revivre des épisodes précédents de prise de boisson afin d’être capable d’anticiper et de reconnaître des situations à risques”.

Double peine

Double peine, donc, pour les alcooliques. Ils perdent une partie de leur mémoire lorsqu’ils boivent et cette altération les handicape également lors de leur désintoxication. En buvant, on n’oublie donc pas seulement ses malheurs passés. On perd une partie de sa mémoire future. Essayons de ne pas l’oublier, tant qu’il est encore temps…

Michel Alberganti

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