Par Jean-Michel Frodon
Quelle joie ! Une joie, il faut bien le dire, à laquelle les palmarès cannois ne nous ont guère accoutumé, tant on y décèle souvent de calcul, ou de volonté de consacrer des valeurs déjà établies (souvent pas avec leur meilleur film). Rien de tel cette fois : un choix clair et net, en faveur d’œuvres de cinéma singulières, et ô combien différentes entre elles. Qui aura suivi les chroniques de ce blog sait combien j’avais aimé, et espéré retrouver au palmarès Tournée de Mathieu Amalric, Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Copie conforme d’Abbas Kiarostami et ce qu’y accomplit Juliette Binoche. Autant de films qui, chacun à sa façon, inventent leur propre forme, tentent des aventure du récit et de la mise en scène, pour mieux approcher du monde tel qu’il est, tel que nous le vivons et le rêvons.
Mais qui aurait pu imaginer que ce choix serait couronné par la plus radicale et la plus légitime des plames d’or, à l’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ? Tout nous réjouit dans cette récompense, donnée à un film magnifique, cinquième long métrage d’un des artistes les plus importants de ce début de siècle. Un artiste dont, sur slate.fr, on avait déjà salué l’importance lors d’une récente exposition à Paris .
Le film, Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures semble un conte fantastique, où un personnage approchant de la mort est rejoint par les fantômes du passé, sous des apparences parfois quotidiennes et parfois fantastiques. Il est cela, mais surtout la construction d’un espace-temps inconnu, où les lieux, les durées, les présences, les relations entre les actes n’obéissent pas aux lois habituelles. Un tel cinéma, qui est une expérimentation proposée à chaque spectateur, suscite des réticences chez beaucoup, peu disponibles à se laisser aller à d’autres attitudes, à d’autres modes de fonctionnement que ceux auxquels ils sont accoutumés. C’est leur droit le plus strict, bien sûr, c’est aussi la marque d’un refus de découvrir ce que le cinéma, comme tout art, recèle de plus riche : la découverte non pas d’autres mondes (il n’y en a qu’un, le nôtre), mais d’autres rapports au monde. Passe l’espoir que cela pourrait même nous aider à le changer un peu, notre vieux monde qui ne va pas si bien – en Thaïlande non plus, le pays de Weerasethakul.
Comme il m’arrive souvent, à la sortie de la projection d’Oncle Boonmee je me suis disputé avec des amis, rendus furieux par le film. C’est que le défi que posent les œuvres vraiment novatrices ne laisse pas indifférent, il peut facilement fâcher qui demeure extérieur – et souvent se moque. C’est une longue histoire, à laquelle il convient de ne répondre que par la parole qui accompagne et tente de convaincre, par l’incitation à apprivoiser ces formes inédites, à apprendre à se laisser aller à des sensations inconnues : les beautés innombrables qu’offre ce film-fleuve, ce film-univers, ce film-rêve qui est aussi volontiers rieur, parfois burlesque, sont la récompense de cet apprentissage. N’apprend-on pas à regarder de la peinture abstraire, à écouter de la musique classique, à rencontrer des formes qui d’abord nous semblaient opaques, hostiles, ou ridicules ?
Dans le débat qui m’opposait à mes contradicteurs, un mot fuse : c’est du cinéma élitiste ! Alors là, non. Tout ce que vous voudrez mais élitiste, non. Le cinéma de Weerasethakul ne réclame aucun savoir particulier, encore mois une appartenance à une catégorie sociale. Il ne parie que sur les sensations, sur ce que chacun est capable de ressentir, à partir de ses propres émotions inspirées par cet univers sensuel, mystérieux, enchanté.
Cet univers ne nait pas tout nouveau de l’imagination du cinéaste. Il est inspiré par un rapport au monde qui est celui de centaines de millions d’être humains, et qu’on désigne par le mot « animisme ». Ce rapport au monde, on le notait ici il y a quelques mois, est quasiment ignoré des arts occidentaux, cinéma compris, alors même qu’il est au principe d’une immense quantité de productions symboliques. Si, comme il se répète à l’envie, le cinéma peut aider à mieux comprendre les autres, et le cas échéant à les traiter avec plus de considération, c’est précisément en permettant de rencontrer des univers mentaux qui nous sont étrangers, et qui le restent. A les rencontrer comme étrangers.
Pour toutes ces raisons, raisons qui contiennent la beauté vertigineuse et ludique de ce film habité de grands singes velus aux yeux brillants comme des lucioles de foire et où les princesses se font lutiner par des poissons chats à l’occasion de la plus joyeuse parabole sur les puissances de l’image, l’attribution de la Palme d’or est admirablement judicieuse. Elle l’est également en récompensant cet artiste-là. Celui qui depuis 2000 (Flying Object at Noon, beau film pas assez remarqué), et surtout depuis la reconnaissance gravie degré par degré avec Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) et Syndrome and a Century (2006), s’impose peu à peu comme grand cinéaste, mais aussi par les œuvres multiples dans d’autres formats et par d’autres supports (beaucoup sont accessibles sur son site http://www.kickthemachine.com/works/index.html ), et pour l’homme engagé aux côtés des minorités de son pays, son combat contre la censure, son soutien aux nouveaux créateurs, bref pour la vie-œuvre incroyablement riche de ce jeune homme de 40 ans.
La Palme, il faut s’en féliciter encore pour ceci : le film n’avait pas de distributeur en France, elle va sans aucun doute lui en trouver un. Elle va aussi aider considérablement la suite du travail de Weerasethakul en même temps qu’elle permettra de montrer son film dans de multiples endroits où il n’aurait pas été sûr d’être accueilli. Mais la récompense, au-delà de cet artiste que les grands médias disent quasi-inconnu mais qu’une assemblée de critiques américains a désigné fin 2009 comme figure majeure de la décennie, cette récompense est un encouragement pour tous les artistes audacieux qui, jour après jour, voient se fermer devant eux des possibilités de travailler et de partager les fruits de leur travail, pour cause d’originalité et de refus des codes mercantiles.
Et encore, tiens : elle est bienvenue, cette Palme, parce que les Occidentaux ont du mal à prononcer ce nom, Apichatpong Weerasethakul. Comme disait Brassens, tout le monde peut pas s’appeler Durand, ou Smith, il y a quelque chose d’effrayant à lire (dans Le Journal du dimanche) qu’on surnommerait Apichatpong « chapi-chapo », pourquoi pas Bamboula plutôt ? Etre au monde, dans ce monde, c’est aussi apprendre le nom des autres, et s’y confronter si c’est une difficulté, avec respect et humilité si on n’en est pas bien capable plutôt qu’avec cette arrogance goguenarde de colonisateurs jamais vraiment départis du sentiment de leur supériorité.
Conclusion inespérée, donc, d’un Festival qu’on aurait de toute façon tort de ne pas saluer : outre ce palmarès de rêve, outre les si beaux films mentionnés au début, Cannes 2010 aura été le festival de l’immense événement de cinéma que constitue Carlos d’Olivier Assayas, il aura montré à Un certain regard des films mémorables, à commencer par la Angelica d’Oliveira, mais aussi Film socialisme de Godard, I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Hahaha de Hong Sang-soo, à bon droit couronné du Prix de cette sélection, sans oublier trois beaux films latino-américains et deux roumains qui attestent de la vitalité de la création dans ces contrées. Et à la Quinzaine quelques perles (Les Quatre Volte de Frammartino, Vous êtes tous capitaines d’Olivier Laxe, The Tiger Factory de Woo Ming-jin), plusieurs beaux films à l’ACID, et je ne parle que ce que j’ai vu, j’en ai manqué le double !
C’est une grande joie, donc, de voir la Palme attribuée à Apichatpong Weerasethakul, on la doit d’abord à lui et à ceux qui ‘accompagnent pour ces aventures que sont chacun de ses films, on la doit au jury que comme Weerasethakul l’a dit en recevant le prix on aimerait aller embrasser. On la doit aussi, c’est moins évident qu’il n’y paraît, à Thierry Frémaux. Parce que par les médiocres temps qui courent il n’est pas évident d’inscrire un tel film en sélection officielle. Et que surtout, à la différence des années précédentes, la sélection 2010 a évité qu’une œuvre aussi radicale soit par trop isolée dans la sélection. Qui connaît un peu le fonctionnement d’un jury sait que c’est parce qu’il y a Haroun, parce qu’il y a Beauvois et Amalric, parce qu’il y a Kiarostami réinventant avec une incroyable clairvoyance son cinéma, que Weerasethakul devient éligible à la palme. Il faudrait ajouter un autres très beau film de la compétition, My Joy de l’Ukrainien Sergei Loznitsa, poème visuel hanté par la violence du quotidien post-soviétique, premier film de fiction d’un poète du montage héritier de Tarkovski et de Pelechian.
Il y avait tout ça à Cannes cette année. Si quelqu’un vous dit que c’était une année médiocre, souriez poliment. Mais allez voir les films, s’il vous plait.
Au revoir, à bientôt j’espère.
lire le billetCe Vendredi matin, j’ai aperçu Bernard Brochant, Maire de Cannes, à deux reprises. La première, à 11h, en traversant la place de l’hôtel de ville où se déroulait une cérémonie en hommage des victimes françaises des massacres de Sétif, devant le monument aux morts. Un rassemblement destiner à « apaiser les tensions », dans une polémique qui depuis le début du Festival laissait redouter de fortes perturbations pour la projection du film de Rachid Bouchareb, « Hors la loi »
Environs 500 manifestants, pieds noirs ou anciens combattants, brandissant des banderoles, photos chocs de français ou de harkis égorgés, furieux d’un film qu’ils n’avaient pas vu « et ne souhaitaient pas voir de toute façons », et outrés que la France, donc le contribuable, donc eux, ait produit un film occultant un pan tragique de l’histoire des français d’algérie.
Difficile de leur expliquer qu’un film de cinema n’a pas vocation documentaire ni obligation d’exhaustivité, surtout sur un thème dont le point de vue algérien a été si peu traité ces trente dernières années. Tandis que la rancœur et la peine des anciens combattants, bien que disproportionnées par rapport au film, paraît sincère, la queue de défilé s’ultradroitise et devient inventive sur les répercussions que pourrait avoir le film. On y parle d’un embrasement des cités, d’une islamisation à outrance, les bras fatigués des anciens combattants laissent placent à d’autres plus musclés et plus jeunes, ne suscitant pas la compassion. Des mouvements d’extrême-droite avaient parlé d’une « croisade sur la croisette » pour cette journée de projection, ce qui avait motivé la présence en masse de camions de gendarmerie devant le palais, et triple fouille en son entrée.
Un dispositif impressionnant.
Au final, la projection se sera déroulée dans le calme, et, en lieu et place de l’instrumentalisation redoutée, tout le monde a joué sa partition. Les anciens d’Algérie ont parlé, les extrémistes ont du se taire, les gendarmes ont gendarmés, la municipalité a canalisé, et le cinema, solidaire, a pu faire valoir la liberté d’expression du réalisateur et les valeurs qui animaient le Festival. RDV à la prochaine polémique, et viva il cinema.
Ambiance toute autre, deux heures plus tard sur la place de la Castre qui, du haut du suquet, domine le port et la Croisette. On y monte à pied via des escaliers en pierre qui épousent cette ancienne colline, en crachant ses poumons, accréditation ou pas.
Comme chaque année depuis 2001, le maire y organise son déjeuner : un Aïoli géant, en présence du jury du Festival et de 500 cannois, journalistes, partenaires et personnalités conviées – « jamais aucune défection parmi les membres du jury, hormis Emmanuelle Béart en 2004. Même Sharon Stone a gouté l’aïoli». David Lisnard, adjoint au maire, Président du Palais des Festival. Bogoss quadra et hyperactif, il traverse les tables comme un jeune marié, et consulte régulièrement son portable pour s’enquérir de la situation autour du Palais. Avant l’aïolade, il a fait visiter au jury le musée de la Castre, jouxtant la placette. A l’image de nombreux musées de la région, l’endroit est mignon mais on ne pige pas ce qu’on visite : objets antiques d’Océanie, d’Amérique du Sud, instruments de musique. Alexandre Desplat s’installe à un piano et joue devant Benicio Del Toro, Lisnard twitpique la scène.
Car le député suppléant est également un twittos et un blogueur. Il voit tout passer sur twitter, et répond aux messages privés. Il connaît nos pseudos. Je me félicite in petto que Second Life ait périclité, car à ce rythme on aurait presque pu danser un slow virtuel ensemble sans faire gaffe.
Après un pastis de l’amitié, je montre patte blanche sous l’arche en pierre de la place, et on accède au banquet sous une haie fleurie de mamies en costume provençal. Des seniors jouent le fifre et le tambourin, je n’ai jamais vu autant de Provençaux à Cannes, ville dont il faut avouer qu’on ne ressent pas la provençalité à chaque coin de rue. On parle d’un accent Niçois, d’un accent Toulonnais ou Marseillais, mais rarement d’un accent Cannois. Varois de cœur, l’univers me rassure, et l’ambiance est chaleureuse. Je ne suis pas loin d’embrasser les bonnes joues d’une des mamies de l’académie provençale.
En tout cas l’assistance est ravie. De tous les évènements du Festival, c’est à n’en point douter le plus hétéroclite. A ma table, des commerçants cannois, une twitteuse, des cadreurs canadiens, et un jeune journaliste tchèque, dont l’apparence d’oiseau blessé et la solitude attirent ma sympathie aillée. Je lui explique, égayé par le rosé, les vertus de l’aïoli – il acquiesce poliement à mes blagues. Il me raconte ensuite avec beaucoup de gêne que son travail est compliqué à expliquer car il est tchèque mais travaille pour un journal web slovaque. Cela me paraît plutôt simple, mais les pincettes qu’il a pris pour m’expliquer cette situation me laissent perplexe, comme s’il redoutait que je me lève subitement pour le dénoncer en hurlant. Il partira au milieu du repas à toute vitesse, cela aura été l’enigme de cette journée.
J’aperçois le maire pour la deuxième et dernière fois. Un rapide discours destiné à ses invités, dans un anglais avé l’accent, mais plutôt fluent, à mi chemin entre De Caunes et Raffarin. Il y loue la vie à la cannoise, ou toutes les religions et tous les âges vivent ensemble en parfaite harmonie, au sein de ce petit paradis. « Et comme on dit en Provence, à l’an que ven ! »
Whatever. Les Canadiens descendent le rosé, et quand leur plat est fini, finissent l’aïoli à la tartine. Deux petites tartelettes en dessert, un café, et on sent venir la fin. Le jury est déjà reparti dans les voitures protocolaires, après 60 minutes de visite-dej-café.
Je redescends le suquet en zig-zag en compagnie d’un agent immobilier et son épouse – ou sa fille, je n’ai pas osé demander.
I’a plus rouge ni blanc, i’a plus nèrvi ni fiòli,
Quand l’aiòli parèis, car l’aiòli es l’aiòli:
Un manja prouvençau que s’arrapo i rougnoun.
(Il n’y a plus ni rouge ni blanc, ni bourgeois ni brigand
Quand apparaît l’aioli, car l’aioli c’est l’aioli
Un plat provençal dont tout le monde se régale.)
Audouard Marrel, 1882
lire le billetPAR HENRY MICHEL, A CANNES
– Et Sandra ?
– Sandra, je ne sais pas ce qu’elle a fait. En tout cas elle n’est pas rentrée à l’hôtel cette nuit.
– Problème de type grec, sans doute.
Les deux journalistes s’esclaffent.
Logée à quelques pas de la salle des conférences, c’est la salle de presse lounge du palais. Elle est sponsorisée par deux partenaires spécialisés dans les deux ressources indispensables au journaliste: du wifi gratuit, et du café en cartouches, servi par des hôtesses cannoises un peu désoeuvrées, qui se font draguer mollement à chaque gobelet servi, et composent des SMS quand la clientèle se fait rare.
C’est la plus grande rédaction du monde, en open space. Je m’y sens un peu intrus à chaque fois, et je dois être le seul blogueur qui s’y rend quotidiennement. La plupart de mes congénères de la wordpress family couvrant le festival dorment le jour suspendus par les pieds dans des grottes, des bateaux et des chambres d’hôtels que les femmes de ménage ont renoncé à nettoyer. La nuit tombée, ils écument les soirées du festival, testent les drinks, parlent à des célébrités, et finissent au Baron. Avant que le jour ne se lève, ils écrivent sur les drinks testés, les célébrités rencontrées, et leur soirée au Baron, puis retournent à leur sommeil. Et le pire, c’est que ce qu’ils écrivent est bon. Mais quand j’entame ma journée alors que le soleil se lève, point de blogueurs.
A 11heures du matin, quand la projection presse de 8h30 est habituellement achevée et que les journalistes se calent dans le lounge de presse wifi pour écrire leurs papiers, de durs souvenirs de mes D.S.T de lycée me reviennent en mémoire. Les badges bleu presse s’installent, ouvrent leur ordis, l’allument, sortent un carnet, et tapent immédiatement. Ma voisine d’à côté, journalite islandaise, a retiré ses tongs pour sentir la moquette du lounge sous ses pieds nus. Cet acte de sensualité insolent ne choque que moi, et tandis qu’elle pianote sur son clavier à la vitesse du Dieu eyjafjoll, je tente de lorgner son écran pour vérifier qu’elle ne fait pas tout simplement semblant de taper – cette éventualité m’aurait grandement rassuré.
Autre distraction, la clameur des photo-calls, à quelques mètres de nos fenêtres, qui déversent ensuite dans la salle les barbares de la salle de presse : les photographes. Une grande majorité de Français, qui à la manière des familles gitanes des collines de Grasse (les Lafleur et les Dubois), n’ont que deux noms: kiki ou fifi. Le lounge de presse devient alors le bar des amis, et sous leur gouaille potache et rigolarde, on s’énerve d’abord, on se marre ensuite. «C’est quoi son nom à la nénette à coté du réalisateur?» «J’en sais rien kiki» «Bon ben elle sera pas sur le site, j’ai pas le temps. J’ai autre chose à foutre.». Ils s’attellent ensuite avec une rapidité et une certaine aisance technique qui détone avec leur allure de camionneur, à uploader 1Go de photos par tête et accaparer tout le wifi de la salle. On se croirait dans «Manon des Sources», quand la fontaine cesse de couler. Le village panique, une journaliste chinoise est à deux doigts de pleurer.
J’avais une vision plus romantique de cet endroit. De débats passionnés autour de l’hôtesse à café sur le film Ukrainien de la veille, d’échanges d’infos clandestines et honteuses sur le jury, de pronostics enflammés sur la Palme. Mais au-delà de ma naïveté d’apprenti, c’est également du à un consensus plutôt général sur le manque d’intérêt de cette 63e édition que les feedbacks se font rares.
Pas d’énormes coups de cœur, pas de navets notables. Peu de soufre, et peu de rock’n roll. Par un savant travail statistique que j’ai réalisé sur les retours en sortie de projection et les twits émis pendant le festival, que je vous épargnerai cette fois-ci, le Mike Leigh semble avoir recueilli le plus de suffrages de la presse. Il est talonné par «Des hommes et des dieux» de Xavier Beauvois. Pour l’interprétation, Binoche pour le Kiarostami, et Lambert Wilson pour le Beauvois (et par la même occasion le film de Tavernier). Javier Bardem a, quant à lui, attiré des positions plus contrastées et moins unanimes pour son rôle dans «Biutiful» de Alejandro Inarritu.
Le seul microdébat en salle de presse auquel j’ai assisté a été au sujet de l’énigmatique «problème de type grec» évoqué par Jean-Luc Godard dans son communiqué envoyé à Thierry Frémaux pour justifier son absence du festival. Ça ressemble quand même davantage aux «Grosses Têtes» qu’au «Masque et la Plume». Tout y passe dans les conjectures et dans les blagues. Version populaire: on évoque les sandwichs grecs pas frais servis dans les baraques de la croisette. Version people : une vague querelle entre Jean-Luc et Nikos Aliagas. Version éco: un choix politique pour Godard, refusant de boire des coupettes en pleine crise de l’Euro.
Alors que j’attendais que mon hôtesse me serve un café allongé, j’ai osé exposer ma version sombre de la phrase de Godard. Le mythe grec de Prométhée, au foie dévoré par les aigles. Guy Montagné himself n’aurait pu rattraper l’ambiance.
H.M.
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
La “fiche” de Carlos sur le remarquable site dédié au film par Canal +
« Vous, les Français, vous êtes incroyables ! Pour une fois que vous aviez une palme d’or évidente, vous avez mis le film hors compétition ! » me lance un ami journaliste américain. A la sortie de l’unique projection cannoise du Carlos d’Olivier Assayas, projection suivie avec ferveur malgré la difficulté d’inscrire sa durée dans le programme surchargé de tout festivalier, et saluée d’une ovation, pour beaucoup l’affaire est entendue, il s’agit sans discussion possible du plus grand film du Festival – j’en entends qui parlent du plus grand film français depuis très longtemps, et de la consécration absolue d’un des plus importants cinéastes d’aujourd’hui. Un grnd film d’action, un grand film politique, une fresque qui aide à mieux voir le monde contemporain, avec un point de vue lui aussi singulier : il est très remarquable que cette immense histoire qui court sur près de 20 ans (les années 70 et 80) puisse être à bon droit être racontée sans que les Etats-Unis y occupent, dans la dramaturgie des faits comme dans celle de la réalisation, une place centrale.
Ce même mercredi 19 mai, jour de la projection cannoise, il était assez incroyable de découvrir la place occupée dans les médias nationaux par le débat sur la qualification juridique de l’œuvre d’Assayas, et la complaisance avec laquelle était relayée l’idée qu’il s’agirait d’un produit de télévision. Une série télé, Carlos ? N’importe quoi ! Entièrement produit par Canal +, et diffusé en trois parties par cette chaine, Carlos ne ressemble pas plus aux Sopranos, pour prendre une série qui fait l’unanimité des défenseurs de ce format, qu’Autant en emporte le vent ne ressemble à Plus belle la vie. Conçue et réalisée, comme Olivier Assayas l’a explicité ici même, pour le grand écran – avec le plein accord du responsable du département fiction de la chaine cryptée, le très cinéphile Fabrice de la Patellière – cette fresque n’a de sens que dans sa continuité, et trouve les origines de sa puissance dans une mise en scène qui doit tout au cinéma. Mise en scène qui, comme on le sait depuis un bon demi-siècle, est susceptible d’offrir de considérables plaisirs aussi à des téléspectateurs – mais pas les mêmes que ceux des séries TV, dont les principes particuliers de mise en scène sont entièrement différents, c’est même ce qui fait leur intérêt.
Alors qu’on a l’occasion de découvrir une œuvre sans équivalent dans le cinéma français, exceptionnelle par son format, son souffle, son ambition esthétique et politique, œuvre que le Festival s’est bêtement privé de pouvoir récompenser et ainsi être synchrone d’un mouvement décisif de la création du 7e art contemporain, cette dispute byzantine où se dissimulent de multiples intérêts ne devrait pas tenir la route une minute, au moins de la part de qui a assisté à la projection. Ce serait compter sans la paresse (c’est tellement plus simple de tout mélanger, de ne pas chercher à comprendre ce qui distingue et organise) et la complaisance (la grande puissance Canal dit « série télé », répétons comme elle). Ce serait aussi compter sans les mécaniques corporatistes, qui ont la vie dure. Il est particulièrement regrettable de les entendre se draper dans la défense du cinéma pour protéger des intérêts qui lui sont devenus étrangers sinon hostiles. Ce n’est pas la première fois.
Il y a 16 ans, on a connu en France une première polémique de ce type, lorsqu’un autre grand cinéphile devenu responsable d’une unité fiction pour chaine, Pierre Chevalier sur Arte, commandait à des cinéastes ce qui relevait juridiquement de la catégorie « téléfilm » (comme Carlos), mais esthétiquement et à l’évidence de l’art du cinéma. Déjà les corps constitués du « cinémafrançais » s’étaient dressés contre cette irruption où on trouvait, aux côtés d’André Téchiné (Les Roseaux sauvages) ou de Robert Guédiguian (Marius et Jeannette)… Olivier Assayas avec L’Eau froide. Soit, déjà aussi, un tournant majeur dans l’œuvre et dans la carrière de chacun de ces trois réalisateurs.
Sur le tournage, Carlos (Edgar Ramirez) et Olivier Assayas
Ce qui s’est passé est absurde et injuste… pour le Festival de Cannes. Celui-ci aura en effet malgré tout joué en grande partie son rôle aux côtés d’une grande œuvre de cinéma : la projection dans la grande salle du Palais est à la fois une consécration symbolique et une expérience concrète pour ses centaines de spectateurs, qui valide sans retour le statut de grande œuvre de cinéma du film. Au soir de la projection, il était devenu évident que le film, y compris dans sa « version longue », serait vu dans des salles de cinéma, en France et dans le monde. Dans le « Patio », la base installée chaque année par Canal + sur le port de Cannes, la ferveur des acheteurs, distributeurs et critiques étrangers ne trompait pas.
Le Festival aurait dû en tirer le bénéfice d’afficher sa capacité à organiser une telle reconnaissance, il ne le pouvait qu’en inscrivant le film dans sa compétition, et très probablement à son palmarès. Exemplairement, faire pour Carlos et Assayas ce qu’il a fait, depuis des décennies, pour Coppola avec Apocalypse Now, ou, tiens !, pour des téléfilms comme Padre Padrone des Taviani ou Elephant de Gus Van Sant. C’était le meilleur service qu’il pouvait se rendre à lui-même.
lire le billetPAR HENRY MICHEL, A CANNES
Prélude
Je vais vous faire un aveu: j’aurais rêvé pendant ce festival écrire un The Wire de Cannes. Dans cette série américaine, on y traitait de la ville de Baltimore sous différents angles: les cités, les docks, la mairie, un commissariat de police, une rédaction de grand journal, avec un point de vue par saison. Et si l’on y retrouvait la même cinquantaine de personnages, cette entreprise monumentale avait permis, une fois le dernier épisode diffusé, de saisir toute la complexité des jeux de pouvoirs, des ambitions personnelles et des mécanismes de la ville.
Mais à Cannes, le rapport au temps est difficile, les politiciens sont trop occupés par la montée des marches, les policiers n’ont pas le droit de me parler (les syndiqués préparaient une manifestation dans Cannes, aujourd’hui lundi même), les journalistes travaillent, les cités cannoises sont trop distantes de la Croisette et les responsables du port de plaisance ne peuvent communiquer avec la presse sans l’aval de la Chambre de commerce. J’ai donc abandonné mon projet initial.
Cannes, pourtant, ce Cannes du Festival, est bel et bien un enchevêtrement fascinant de castes. Comme Baltimore. Avec l’agencement même du palais, la complexe grammaire chromatique des billets et des accréditations, les files d’entrées à cinq voies, les différents types de nationalités et d’accents, de supports, de checkpoints, de carrés VIP, de tickets boissons, la principale problématique du festivalier est de savoir à quelle sphère il appartient, et de redoubler d’efforts pour passer à la sphère supérieure.
Bieber et Cannes sont dans un fleuve
Les deux endroits de Cannes qui témoignent le mieux de cette multitude sont la salle de presse du palais et la timeline de Twitter. La salle de presse du palais, dont je me délecte au quotidien, je vous en parlerai plus tard. Quand ces visages concentrés me deviendront plus familiers, quand les probabilités de Palme augmenteront et ajouteront un peu plus d’électricité à la rédaction du plus grand journal du monde.
La timeline de Twitter, elle, n’attend pas. A l’instant même où je tape ces mots, assis entre une journaliste russe et un photographe italien, elle vient encore de changer – «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», disait Héraclite, penseur précurseur du tweet.
Samedi, un frémissement a agité la communauté des twitteurs du monde entier: le mot-clé Cannes aurait battu, l’espace de quelques heures, la jeune star Justin Bieber dans le hit-parade des trending topics, le classement des mots les plus mentionnés sur le site de microblogging.
Si je n’ai jamais pu vérifier cette nouvelle (les sites de statistiques la démentent en tout cas), une chose est certaine: Cannes a fait partie du top 10 mondial des mots-clés cette journée-là, et en fait toujours partie.
Qu’a-t-il pu se dire de Cannes, ce samedi 15 mai, pour que la ville se hisse en tête des trending topics? Et plus globalement, que twitte-t-on de Cannes?
Quelques limites techniques et humaines rendent l’analyse qualitative d’un «trending topic» quasiment impossible, même sur un échantillon restreint: l’outil de recherche de Twitter est fastidieux pour un recueil historique sur une longue durée; il nécessite ensuite une analyse humaine du contenu afin de le segmenter. Mais comme je vous l’ai dit, la salle de presse du Palais est un endroit que j’affectionne. Il y a du café de Colombie, du wifi méridional, et l’ambiance y est studieuse. Pas d’invitations pour le soir, pas de barrières à franchir: j’avais du temps devant moi.
J’ai donc capturé minutieusement une heure de tweets contenant le mot Cannes*, retweets inclus, sur la journée du 15 mai, entre 19h30 et 20h30. Nous sommes en début de soirée à Cannes, début d’après-midi à New York, début de matinée à L.A, et les Chinois dorment. L’ensemble représente 843 twits. Que j’ai ensuite lus un par un, puis catégorisés en sous-ensembles: thème, sous-thème, présence de lien ou non, langue du tweet, logiciel de postage. Chaque tweet étranger a été traduit et lu, de l’indonésien au suédois.
Ontologie du tweet cannois
843 tweets identifiés en une heure, soit un tweet portant le mot cannes, toutes les 4,23 secondes.
Pour donner du sens à ces données, j’ai procédé à une catégorisation permettant de regrouper en thèmes et en sous-thèmes les différents tweets.
A un premier niveau, on peut distinguer 6 grands ensembles:
– Les renvois vers contenu – qui comme leur nom l’indique sont uniquement destinés à afficher un lien pointant vers un article, une ressource iconographique ou vidéo. Les twitpics de festivaliers, photos émises depuis un appareil mobile, n’ont pas été incluses dans cette catégorie.
– Les «moi je» – tweets auto-référentiels émis par les festivaliers, mentionnant leur position dans Cannes, les soirées auxquelles ils se rendent, leur état d’épuisement, ou l’ambiance de Cannes.
– Les opinions – tweets émis au sujet de Cannes, du festival, de ses films, sans que l’émetteur ne soit forcément sur place.
– Les tweets privés – catégorisables mais peu exploitables, de type «Gégé n’oublie pas de ramener les clé », ou incompréhensibles.
– Les questions de fans, catégorie non classable ailleurs, représentant les tweets en direction des célébrités présents sur Twitter et concernant Cannes.
– Les tweets métatwittique, parlant, comme je le fais dans cet article, de Twitter à Cannes (principalement des commentaires sur l’arrivée du tag dans les trending topics).
Les résultats sont là:
On le voit, il est inutile de s’enthousiasmer sur la prolixité des twitteurs festivaliers qui émettraient un avis toutes les 4 secondes. Au regard des chiffres, on va minorer Twitter, site de microblogging au profit d’un Twitter, outil de promotion de contenu. Quasiment deux tiers des tweets émis y sont consacrés. Creusons un peu les contenus mis en avant par ces tweets.
Les renvois vers contenu
J’ai distingué dans les résultats les articles signés, émis par des journalistes envoyés sur place pour un média distinct, et les reprises de dépêches reprises par une multitude de sites de news et de blogs.
Au final, le cinéma (critiques de films, conférences de presse, interviews) garde encore sa place d’honneur à Cannes, signe assez rassurant, représentant 51% des liens émis contre 26% pour les articles purement people (ambiances du festival, montée des marches, starlettes, starspotting, etc). La proportion de contenu est sensiblement la même pour les dépêches, et ne varie pas tellement en fonction de la langue du média.
Mais de combien d’articles parle-t-on? Les 271 liens d’articles cinéma portent en réalité sur 171 articles distincts (soit 1,6 tweet par article). Une production assez riche, que l’on ne retrouve pas sur les dépêches, puisque les 108 liens proposés ne portent que sur les contenu de 19 dépêches – (5,7 tweets par article), recopiées mot à mot.
Dans les sources des dépêches, l’AFP se détache du lot, bénéficiant de traductions espagnoles et anglaises tandis qu’AP et Reuters sont principalement, dans cet échantillon, diffusées en anglais.
Les « opinions »
On y retrouve un condensé de ce qui fait le charme de Twitter, et du festival quand on prête l’oreille aux réflexions des badauds. Des réflexions sur les people (31% des opinions – de type «Je n’arrive pas à prononcer Shia Labeouf» ou «Elle est belle Sophie Marceau»), des gens qui détestent (13% – de type «Toute cette bourgeoisie qui se couvre de champagne ça me donne envie d’écouter Cali»), du LOL (12%), et seulement 14% de critiques sur les films vus par les festivaliers ou d’informations concrètes, sans lien externe, sur le festival.
Catégorie assez inattendue: les gens twittant pour exprimer leur regret de ne pas y être, les «wish i was here». Ils ne sont que 20 sur 840 twetts, mais cela représente un soupir toutes les 3 minutes.
Sur la distinction de langue, les aberrations du roaming mobile faussent la donne sur le faible nombre de tweets étrangers «spontanés» et ne permettent pas de tirer de conclusions intéressantes.
A noter tout de même, dans la catégorie des infos people francophones: la quasi-totalité était inspirée par le visionnage du Grand Journal, retransmettant la montée des marches (et un concert de Diam’s visiblement peu apprécié par les twittos).
Les «Moi Je»
Au final, ils sont 15%, ces twitteurs festivaliers (80/488), n’émettant pas de liens vers articles, parlant d’eux-mêmes.
Sur ces 15% de chanceux, 35% d’entre eux vont en soirée, cherchent des tickets de soirée, s’apprêtent à aller en soirée, et vous le communiquent humblement. A noter que si l’échantillon avait été saisi aux alentours de midi, la catégorie pourrait s’appeler « exhausted » – c’est effectivement l’heure à laquelle beaucoup de festivaliers prennent soin de communiquer à quel point ils sont fatigués de leur soirée si réussie.
La même proportion signale simplement où elle se trouve, pour le simple plaisir de faire baver les 46 personnes regrettant de ne pas y être, et attiser la rage des 20 «haters».
La journaliste russe et le photographe italien ont quitté la salle de presse. Peut-être ensemble, vers une soirée.
Pour ma part, je ne sortirai pas ce soir, je ne taperai pas dans le dos de Pharell, mais une chose est sûre: après la lecture de ces 843 tweets, j’ai l’impression d’avoir regardé le Festival dans les yeux l’espace de quelques secondes. D’où peut-être cette intense migraine.
HM
Photo: REUTERS/Yves Herman
*L’étude s’est concentrée sur le topic «cannes», et par conséquent, n’est pas un champ d’analyse exhaustif couvrant tous les tweets qui traitent du festival: il exclut tous les messages ne contenant pas le mot Cannes, qui ne sont pas intervenus dans le succès du mot-clé. De plus, pour la communauté française, l’apparition cette année d’aggrégateurs thématiques et gérés par groupes d’utilisateurs, comme «Cannes Inside», a enlevé ce réflexe d’identification pour beaucoup de ces twitteurs.
lire le billetA 24 heures de l’ouverture du Festival, le boulevard Carnot est encore circulable. Passage quasi obligé à l’entrée de Cannes, quand on arrive de l’aéroport de Nice pour pénétrer dans la zone festivalière. C’est une artère assez tristounette, ni populaire ni bourgeoise, bordée de commerces, d’immeubles et de voitures en double file.
Quand la vague de badgés déferlera, la seule preuve tangible du Festival sur le boulevard sera le flux ininterrompu des véhicules et de types en smoking slalomant sur leur scooter de location. Ici, pas de glamour: nous sommes derrière la ligne imaginaire du chemin de fer qui sépare en deux la ville — d’un coté le plus grand zoo du monde, de l’autre, un dortoir embouteillé.
En observant bien, quelques vaillants commerces du boulevard Carnot tentent de rappeler au passant qu’on est déjà dans la ville du Festival. Chaque année avec le concours des «Vitrines d’Or»©, organisé par la ville de Cannes, les commerçants rivalisent d’inventivité pour évoquer Fellini entre deux baguettes aux olives et une fougasse.
L’année dernière, le prix est revenu à la boutique de lingerie «Alchimy», au 35, pour une belle composition, dans laquelle des films 16 mm parcourent sensuellement un chandelier blanc autour de photos de Romy, Robert Redford, Paul Newman. Aujourd’hui, le coquet magasin n’existe plus – au 35, on vend désormais des protéines pour la musculation.
Pour quelques heures encore Cannes est encore aux Cannois. Au coup de sifflet, les choses ne seront plus les mêmes: la population, forte de 70.000 habitants en rythme annuel, dépassera alors les 200.000. Les commerçants, les loueurs et les hôtels, si tant est qu’ils soient du bon côté de la ligne, sont les grands gagnants : plus de 90% d’occupation des chambres, loyers à la semaine multipliés par 5, de 50 à 200% d’augmentation du C.A pour les magasins de la rue d’Antibes.
« Je suis le neveu de Monsieur Chapuis »
Représentant un tiers de la population de cette quinzaine, les Cannois ne formeront plus alors qu’une «communauté», à la fois hôte, et pas systématiquement invitée, qui ne dispose que de quelques avantages: la relative bienveillance de la ville, la connaissance du terrain, et quelques cousins employés aux bons endroits.
Car à partir de début mai, jamais concierge, serveur, poseur de stand ou restaurateur ne recevra autant d’amour spontané de la part de ses connaissances, même les plus lointaines (le hub relationnel fonctionne à plein régime). Les notables de la villes, patrons respectés de PME, coiffeurs influents, dealeront les « places aux marches » comme des idoles d’immunité dans Koh-Lantah.
Si l’on manque de cousin concierge, le dernier ressort repose dans les mains du hasard. Tradition cannoise, processus équitable, et faisant fi de tout statut social s’il en est, c’est dans le salon jaune de l’hôtel de ville, à chaque début d’édition, qu’un tirage au sort annuel permet à quelques chanceux d’obtenir leur pass pour les marches sur lesquelles, l’espace de quelques secondes, on sent se poser tous les regards.
Et tandis que pour le reste du monde, on assiste «juste» à une montée des marches, le cannois en voit deux: celle des festivaliers, et puis celle des Cannois, un défilé social de la ville au cours duquel on a l’impression de mourir un peu en voyant tous ces gens qu’on connait, son médecin, son dentiste, son ex-girlfriend de lycée monter ainsi vers la lumière.
Mais pour la jeunesse cannoise, pas forcément dorée, ce sont moins les marches qui comptent que les soirées. Depuis un mois, les groupes Facebook et mailing-lists locales récoltent un maximum d’infos sur les nuits de la quinzaine, à l’instar du groupe Planning Party, où les flyers s’accumulent sur le wall.
Le problème est bien là : ce ne sont pas des invites, ce sont des flyers. Et loin du concert privé de Pharell ou des Stones, on allèche le Cannois avec de vieilles routières ayant déjà bien connu la côte — Tony Mendes, David Vendetta ou Carl Cox. Et le tout, sous licences qui n’ont rien hollywoodiennes (Le Baron, VIP Club, f*ck me i’m famous, nikki beach…), formant une version club de Paris Plage.
Paris Plage
Cette formule des soirées cannoises a supplanté les fêtes à l’anciennes, organisées dans de somptueuses villas des collines de Super Cannes ou de la Californie, mais aussi de la périphérie cannoise, Théoule, Mandelieu, La Roquette… La jeunesse locale, connaissant par cœur ces villas, s’y infiltrait par l’arrière autant de fois que nécessaire, et passait des soirées open bar, mêlée à une populace joyeuse et anglophone qu’elle avait rarement l’occasion de connaître le reste de l’année.
En 2010, pour le jeune Cannois, la fête est moins folle. Et ce ne sont pas les tentatives de Flashmobs au champagne, ou d’apéros géants qui changeront beaucoup la donne : le rayon festif de l’événement s’est appauvri. Même les Hots d’Or, oscars du porno se déroulant en marge du Festival — un temps hébergés au Casino Royal de Mandelieu il y a quelques années — ne déversent plus leur flot de starlettes siliconées sur les plages publiques. Vulgaire ou pas, ce fut encore une attraction gratuite de moins, dans un Festival de moins en moins généreux pour le badaud.
Ne reste plus au Cannois, cinéphile, fêtard, ou même en colère, que le simple bain de croisette, pour le plaisir des yeux. Les minots des cités environnantes, en sortie de plage, serviette sur l’épaule, s’escaladant les uns les autres pour faire coucou aux caméras du Grand Journal, les sorties de voitures mystérieuses aux portes des hôtels, les glaces italiennes à manger le soir, les gamins hissés sur les épaules. La carte mémoire de l’appareil photo remplie à 80% de photos floues, et la joie de pointer du doigt une forme rose, en jubilant: «c’est un des frères Baldwin, mais je sais plus lequel».
Henry Michel, à Cannes
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