I Wish I Knew de Jia Zhang-ke
Bien sûr, ce genre de classement est contestable, mais il est possible de dire que ce sont les deux plus grands cinéastes d’Asie dont les films ont été présentés quasiment d’affilée à Cannes – ou du moins à la presse. Pour des raisons différentes aucun des deux n’imaginerait prétendre au titre de « maître », le Japonais Takeshi Kitano parce qu’il cultive une impureté radicale rétive à toute posture de maîtrise, Jia Zhang-ke parce qu’il explore des voies si singulières qu’il ne saurait passer pour un chef de file. Mais Jia est bien aujourd’hui le cinéaste chinois le plus important, celui qui ne cesse d’inventer les formes cinématographiques adéquates pour accompagner, de manière à la fois critique et attentive, les immenses mutations de son pays – c’est-à-dire dans une large mesure de notre planète. Et Kitano est de son côté la figure dominante d’un cinéma japonais pourtant riche de talents, mais qui autrement restent confinés soit dans la marginalité de recherches qui ne trouvent pas les échos qu’elles mériteraient (on songe à Kiyoshi Kurosawa, Shinji Aoyama, Naomi Kawase ou Nobuhiro Suwa), soit aux canons du cinéma de genre, qui reste si souvent une limite – la seule autre figure dominante du cinéma japonais, mais selon un régime particulier, étant Miyazaki.
Avec I Wish I Knew (à Un certain regard) et Outrage (en compétition), Jia et Kitano proposent des versions extrémistes de certains aspects de leurs recherches, qui passionneront les aficionados de leur œuvres et risquent de dérouter les autres.
Zhao Tao dans I Wish I Knew de Jia Zhang-ke
Dans le cas de Jia Zhang-ke, il s’agit de repousser les effets des puissances conjuguées de la fiction et du documentaire, et de la multiplicité des types d’images, pour mieux décrire le présent (comme l’accomplissait magnifiquement The World et Still Life) en l’inscrivant dans une compréhension du passé comme il a commencé de le faire avec 24 Cities. A l’origine, Jia avait reçu commande d’un court métrage très officiel consacré à la ville de Shanghai, en vue de l’Expo universelle. Il a réalisé un long métrage de deux heures, aujourd’hui en butte à de multiples problèmes avec la censure. Il a en effet entrepris de conter l’histoire de la métropole à travers des récits (de témoins narrant leurs propres aventures ou celles de leurs parents ou grands-parents) et des évocations plus indirectes par des extraits de films tournés à Shanghai.
Errant dans les rues de la ville, une jeune femme semble faire lever sur son passage ces fantômes du passé, dont les récits intimes redoublés par les images empruntées à la fiction finissent par convoquer des décennies de violences, de transformations immenses, de bouleversements de millions d’existence. Il faut se laisser entraîner dans cette jungle de souvenirs, d’événements pas toujours connus en Occident, d’anecdotes personnelles, pour que se compose petit à petit une fresque mentale, véritable invocation par les magies conjuguées du documentaire et de la fiction, du témoignage face caméra et de la poésie de plans tournés au fil des rues, des fleuves, au sommet des immeubles, sur les quais des ports, ou dans les salles de cinéma.
Takeshi Kitano dans Outrage
Dans le cas de Takeshi Kitano, il s’agit de pousser à l’extrême la stylisation du film de yakusa, pour n’en plus laisser visible que la totale brutalité, le caractère mécanique jusqu’à l’absurde de jeux de pouvoirs sans fin, où tout le monde tue tout le monde, tout le monde trahit tout le monde, où les seuls variations sont dans les manières de faire souffrir et mourir. Outrage est un film sinistre, tout en gris-bleu métallisé et sons cassants, qui défait tout lyrisme et toute fascination pour le monde des gangsters, réduits à des robots tueurs interchangeables, parmi lesquels Kitano acteur s’inscrit lui-même sans s’accorder aucun privilège.
Méchants, stupides, racistes, esclaves de rituels débiles, les personnages qui peuplent l’univers d’Outrage composent le moins romantique des portraits des truands japonais, rendant impossible toute forme de séduction ou d’identification. Le film en devient d’une aridité sèche, qu’aucun feu d’artifice final ne vient « sauver » sur le terrain du spectacle. Geste intègre et dérangeant, le nouveau film de Kitano ne renoue avec le films de gangsters que pour en faire le plus implacable procès : procès des yakusa, mais aussi bien des films de yakusa qui capitalisent sur ces personnages. Raide et intègre.
Jean-Michel Frodon
lire le billetKitano est un mystère. Au Japon il est connu en tant que «Beat Takeshi», animateur de sketches satiriques sans interdits. Les vieux, les handicapés, les pauvres, les enfants, les laids, tout le monde y passe. Il anime également dans son pays une émission de tv culte: Takeshi’s Castle et s’est à plusieurs reprises essayé à la chanson, expérimentant des changements de cap schizophréniques, passant en un clin d’œil d’un tournage des plus sérieux à un déchainement scénique incroyable.
En France on le connait mieux pour le cinéaste honoré qu’il est à l’échelle internationale. Après avoir remporté un Lion d’or à Venise pour son film Hana-Bi en 1997, il a été nommé à Cannes en 1999 pour L’été de Kikujiro:
Reportage de France2/INA.
L’année 2010 est un peu son année en France, une année prolixe pour Kitano, marquée par la sortie de son film Achille et la tortue en mars dernier et par l’exposition- Gosse de peintre– que lui consacre la fondation Cartier jusqu’au 12 septembre à Paris.
Sa sélection à Cannes avec Outrage ravit bien évidemment ses fans et marque un retour aux sources avec une histoire de guerre des gangs entre yakuzas, peut-être plus proches de son célèbre Aniki mon frère que de la fable drôle, un peu road-movie, qu’est L’été de Kikujiro. Dans Outrage, il incarne le rôle principal, un truand de seconde zone qui liquide des rivaux à tour de bras pour le compte de son patron.
Bande d’annonce d’Outrage.
M.C.
Vos derniers commentaires