A 24 heures de l’ouverture du Festival, le boulevard Carnot est encore circulable. Passage quasi obligé à l’entrée de Cannes, quand on arrive de l’aéroport de Nice pour pénétrer dans la zone festivalière. C’est une artère assez tristounette, ni populaire ni bourgeoise, bordée de commerces, d’immeubles et de voitures en double file.
Quand la vague de badgés déferlera, la seule preuve tangible du Festival sur le boulevard sera le flux ininterrompu des véhicules et de types en smoking slalomant sur leur scooter de location. Ici, pas de glamour: nous sommes derrière la ligne imaginaire du chemin de fer qui sépare en deux la ville — d’un coté le plus grand zoo du monde, de l’autre, un dortoir embouteillé.
En observant bien, quelques vaillants commerces du boulevard Carnot tentent de rappeler au passant qu’on est déjà dans la ville du Festival. Chaque année avec le concours des «Vitrines d’Or»©, organisé par la ville de Cannes, les commerçants rivalisent d’inventivité pour évoquer Fellini entre deux baguettes aux olives et une fougasse.
L’année dernière, le prix est revenu à la boutique de lingerie «Alchimy», au 35, pour une belle composition, dans laquelle des films 16 mm parcourent sensuellement un chandelier blanc autour de photos de Romy, Robert Redford, Paul Newman. Aujourd’hui, le coquet magasin n’existe plus – au 35, on vend désormais des protéines pour la musculation.
Pour quelques heures encore Cannes est encore aux Cannois. Au coup de sifflet, les choses ne seront plus les mêmes: la population, forte de 70.000 habitants en rythme annuel, dépassera alors les 200.000. Les commerçants, les loueurs et les hôtels, si tant est qu’ils soient du bon côté de la ligne, sont les grands gagnants : plus de 90% d’occupation des chambres, loyers à la semaine multipliés par 5, de 50 à 200% d’augmentation du C.A pour les magasins de la rue d’Antibes.
« Je suis le neveu de Monsieur Chapuis »
Représentant un tiers de la population de cette quinzaine, les Cannois ne formeront plus alors qu’une «communauté», à la fois hôte, et pas systématiquement invitée, qui ne dispose que de quelques avantages: la relative bienveillance de la ville, la connaissance du terrain, et quelques cousins employés aux bons endroits.
Car à partir de début mai, jamais concierge, serveur, poseur de stand ou restaurateur ne recevra autant d’amour spontané de la part de ses connaissances, même les plus lointaines (le hub relationnel fonctionne à plein régime). Les notables de la villes, patrons respectés de PME, coiffeurs influents, dealeront les « places aux marches » comme des idoles d’immunité dans Koh-Lantah.
Si l’on manque de cousin concierge, le dernier ressort repose dans les mains du hasard. Tradition cannoise, processus équitable, et faisant fi de tout statut social s’il en est, c’est dans le salon jaune de l’hôtel de ville, à chaque début d’édition, qu’un tirage au sort annuel permet à quelques chanceux d’obtenir leur pass pour les marches sur lesquelles, l’espace de quelques secondes, on sent se poser tous les regards.
Et tandis que pour le reste du monde, on assiste «juste» à une montée des marches, le cannois en voit deux: celle des festivaliers, et puis celle des Cannois, un défilé social de la ville au cours duquel on a l’impression de mourir un peu en voyant tous ces gens qu’on connait, son médecin, son dentiste, son ex-girlfriend de lycée monter ainsi vers la lumière.
Mais pour la jeunesse cannoise, pas forcément dorée, ce sont moins les marches qui comptent que les soirées. Depuis un mois, les groupes Facebook et mailing-lists locales récoltent un maximum d’infos sur les nuits de la quinzaine, à l’instar du groupe Planning Party, où les flyers s’accumulent sur le wall.
Le problème est bien là : ce ne sont pas des invites, ce sont des flyers. Et loin du concert privé de Pharell ou des Stones, on allèche le Cannois avec de vieilles routières ayant déjà bien connu la côte — Tony Mendes, David Vendetta ou Carl Cox. Et le tout, sous licences qui n’ont rien hollywoodiennes (Le Baron, VIP Club, f*ck me i’m famous, nikki beach…), formant une version club de Paris Plage.
Paris Plage
Cette formule des soirées cannoises a supplanté les fêtes à l’anciennes, organisées dans de somptueuses villas des collines de Super Cannes ou de la Californie, mais aussi de la périphérie cannoise, Théoule, Mandelieu, La Roquette… La jeunesse locale, connaissant par cœur ces villas, s’y infiltrait par l’arrière autant de fois que nécessaire, et passait des soirées open bar, mêlée à une populace joyeuse et anglophone qu’elle avait rarement l’occasion de connaître le reste de l’année.
En 2010, pour le jeune Cannois, la fête est moins folle. Et ce ne sont pas les tentatives de Flashmobs au champagne, ou d’apéros géants qui changeront beaucoup la donne : le rayon festif de l’événement s’est appauvri. Même les Hots d’Or, oscars du porno se déroulant en marge du Festival — un temps hébergés au Casino Royal de Mandelieu il y a quelques années — ne déversent plus leur flot de starlettes siliconées sur les plages publiques. Vulgaire ou pas, ce fut encore une attraction gratuite de moins, dans un Festival de moins en moins généreux pour le badaud.
Ne reste plus au Cannois, cinéphile, fêtard, ou même en colère, que le simple bain de croisette, pour le plaisir des yeux. Les minots des cités environnantes, en sortie de plage, serviette sur l’épaule, s’escaladant les uns les autres pour faire coucou aux caméras du Grand Journal, les sorties de voitures mystérieuses aux portes des hôtels, les glaces italiennes à manger le soir, les gamins hissés sur les épaules. La carte mémoire de l’appareil photo remplie à 80% de photos floues, et la joie de pointer du doigt une forme rose, en jubilant: «c’est un des frères Baldwin, mais je sais plus lequel».
Henry Michel, à Cannes
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Henry Michel, Mathieu Grégoire et Johan Klaas, Buzz de Cannes. Buzz de Cannes a dit: RT @HenryMichel: Cannes Festival 2010 – Emotion https://blog.slate.fr/festival-cannes-2010/2010/05/11/poke-me-im-cannous/ […]
Cannes est définitivement the place to be et chacun cherche qui, dans ses connaissances, pourra lui transmettre le graal de la liste rouge des nuits blanches. Poudre aux yeux et poudre au nez dans les villas californiennes où les liquides coulent à flots. Tout le monde veut sa part de rêve mais un boulanger niçois, ça fait tâche chez les enfarinés.
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