A Cannes, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après le double bonheur des films d’Oliveira et d’Amalric, une sorte de creux, pour ne pas dire une dépression marque les deux jour suivants. Du moins pour ce qui est des films vus, qui ne sont pas, qui ne sont jamais tout le festival. Un Woody Allen sympathique mais mineur, deux films coréens (Housemaid en Compétition, Bedevilled à la Semaine de la critique) sans grand intérêt, une déception argentine à la Quinzaine, et surtout deux lourdes enclumes reçues sur les escarpins en plein Grand Auditorium Lumière.
Hors compétition, le Wall Street 2 d’Oliver Stone tient la comparaison avec le premier durant 40 minutes : le temps pour le réalisateur de retrouver cette énergie brute, qui est sans distinguo celle du désir sexuel, de la manipulation politicienne, de l’avidité financière et d’une certaine manière de filmer – une libido survoltée qui est ce sur quoi Oliver Stone sait le mieux se brancher. L’ennui est que (comme souvent) il ne sait quoi en faire, et ici l’évocation de la crise de Wall Street de l’été 2008 s’embourbe bientôt dans des fumisteries de scénario bien pensant, familialiste et consolateur. Enclume n°2, en compétition, Another Year de Mike Leigh, interminable sitcom sur le mal-vivre de petits bourgeois anglais, saturée de grimaces d’acteurs. Comme il se doit, ce genre de complaisance fait un tabac chez la majorité des festivaliers, ceux qui préfèrent de la télé fabriquée aux grands espaces du cinéma – la menace est lourde de retrouver cette potiche ciselée au palmarès.
Bref on commençait d’éprouver un manque certain d’images de cinéma, malgré les quatre longs métrages quotidiens. Enfin vint Un homme qui crie. Après Bye-bye Africa, Abouna et Daratt, Mahamat-Saleh Haroun revient avec un film en forme de conte mythologique. Mais ce mythe s’inscrit dans la réalité de son pays, le Tchad en proie à la guerre civile, et placé sous le signe dérisoire de la passion du personnage central pour la piscine où il brilla naguère comme champion, et où il officie désormais comme maître nageur. Pour maintenir cette position symbolique dérisoire, il n’hésitera pas à sacrifier son fils, avant de se lancer dans une quête réparatrice digne des épopées bibliques. Convoquant aussi la réalité quotidienne (la mainmise de Chinois sur les ressources du pays, le contrôle de la population par les sbires du régime…), Haroun cherche ainsi le mélange de tonalités, et la variété des distances vis-à-vis d’un récit aux multiples enjeux.
Mais ce qui frappe surtout, pour souligner d’autant plus combien cela manquait dans les autres films, est la puissance expressive de chaque plan. Des plans simples, lisibles, qui « montrent » et « racontent » quelque chose. Et qui pourtant excèdent toujours cette valeur d’usage, pour ouvrir à chaque fois sur une infinité de sensations, de suggestions, de vibrations. On a dit que ce film marquait le retour tant espéré de l’Afrique noire en compétition officielle. C’est vrai, et ce n’est pas rien. L’après-midi du même jour (ce samedi 15), jai eu le plaisir d’animer une conversation entre cinéastes “du Sud”, dans le pavillon des Cinémas du monde, aux côtés de Rithy Panh et de Sandrine Bonnaire qui parrainaient cette rencontre: occasion de mesurer l’ampleur des défis et des difficultés auxquels sont confrontés des cinéastes dans des environnements dépourvus de toute infrastructure cinématographique, de tout soutien politique, de tout support symbolique. Occasion, aussi, en écoutant un jeune documentariste du Niger, Elhadj Sani Magori, ou sa consoeur du Togo, Gentille Menguizani Assih, d’entendre palpiter une énergie, une détermination qui faisaient du bien, loin des jérémiades sur la mort du cinéma ou sur les réclamations de toujours plus de subventions de leur collègues européens.
Mais à tout cela, qui n’est pas rien, on en songeait plus du tout en regardant Un homme qui crie. Et surtout pas à un quelconque rôle d’ambassadeur ou de représentant de quoique ce soit. Les véritables oeuvres se tiennent seules, par et pour elles-mêmes.
Une moto dans les rues de Ndjamena la nuit, un père et un fils qui rivalisent en essayant de rester sous l’eau, un vieux cuistot qui donne à manger à un chien, une femme qui coupe une pastèque pour la partager avec son mari, un type qui lève et baisse une barrière au passage des voitures, des militaires le long de la piscine de l’hôtel de luxe, la voisine qui vient annoncer qu’elle fuit le pays… Autant de scènes non-spectaculaires (il y en a aussi dans le film) où chaque fois quelque chose vibre, des échos s’éveillent. Grâce au travail du cadre et de la lumière, grâce à une durée qui semble comme sculptée, et à une très riche composition sonore, Un homme qui crie, conte cruel et interpellation explicitée par un carton final, se révèle fait de ce matériau singulier et précieux : des plans qui vivent.
Jean-Michel Frodon
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