Par Jean-Michel Frodon
Sami Bouajila dans Hors-la-loi de Rachid Bouchareb
Hors-la-loi de Rachid Bouchareb est un film de cinéma présenté en compétition à Cannes, et à ce titre il mérite d’être regardé et discuté comme une œuvre. Celle-ci se révèle plutôt décevante, tant il apparaît dès la première séquence – et rien ne viendra le démentir ensuite – que chaque scène est conçue dans le seul but de transmettre un message particulier. L’expulsion d’une famille arabe de sa terre, le massacre de Sétif, la trajectoire des trois frères, la construction de la résistance algérienne en France, le combat contre la police française, la relation avec les soutiens français au FLN, la référence à la Résistance française: chaque point est abordé comme on coche les lignes dans un dossier préformaté. Un film réalisé comme une suite de phrases d’un long télégramme, c’est l’idée la plus triste qui soit du récit cinématographique. Pas un plan qui respire, pas un instant où le cinéma ait la possibilité d’accueillir quelque chose en plus, du monde, de l’époque évoquée, ou de la présence réelle des comédiens – ces trois grands acteurs que sont Jamel Debbouze, Sami Bouajila et Roschdy Zem ici corsetés par leur fonction dramatique, comme assignés à résidence par ce que le film veut dire. Même Jamel Debbouze, acteur si libre qu’il arrivait à inventer des espaces de liberté dans des machines aussi pesantes et cadenassées qu’Amélie Poulain ou Astérix et Cléopâtre…
Depuis 25 ans, Bouchareb a réalisé sept films, dont cinq sont des œuvres plutôt modestes mais d’une grande finesse, travaillant les enjeux de l’appartenance à des territoires géographiques, culturels, ethniques et imaginaires selon bien des approches singulières : Bâton rouge, Cheb, Poussières de vie, Little Sénégal, London River. Il est étrange de n’entendre, à Cannes, personne pour les évoquer. Dans la filmographie du réalisateur Bouchareb (par ailleurs, aux côtés de Jean Bréhat, producteur de nombre de films français importants, dont toute l’œuvre de Bruno Dumont), il semble qu’on ne retienne que deux titres, pourtant les moins réussis sur le terrain du cinéma, Indigènes et Hors-la-loi. C’est que, à l’évidence, les enjeux ne sont pas d’abord de cinéma, et c’est dommage.
Jamel Debbouze dans Hors-la-loi
Indigènes et Hors-la loi se ressemblent. Sur le plan cinématographique, ce sont des productions lourdes, avec vedettes, figuration nombreuse, effets spéciaux, et qui cherchent leur énergie dans la référence à des genres, le film de guerre pour le premier, le film noir pour le deuxième. Surtout, l’un et l’autre se donnent clairement une mission qui excède la seule création : porter au grand jour des aspects occultés de l’histoire de France et de ses anciennes colonies, en particulier de l’Algérie. Cette fonction du cinéma est loin d’être mineure, et on sait combien, de fait, Indigènes a eu des effets concrets, de même qu’il est plus que probable qu’il a eu aussi de considérables effets plus abstraits, dans les mentalités. Hors-la-loi cherche à des réactions comparables, et d’une certaine manière y est parvenu : la polémique malhonnête initiée par des politiciens d’extrême droite contre le film aura autant contribué à faire sortir de l’ombre le massacre de Sétif que le film lui-même.
Il faut à cet égard, et pour les deux films, saluer aussi « l’effet Cannes ». Indigènes n’aurait sans doute pas eu le même écho, et ceux qui sont prêts à toutes les complaisances pour racoler les voix des anciens d’Algérie ne se seraient pas autant échauffés si les films n’avaient été conviés sur les marches du Palais du Festival. Tant mieux!
Roschdy Zem (au centre) dans Hors-la-loi
Or, avec toutes les réserves qu’on a dites plus haut, Hors-la-loi est, comme Indigènes, un film qui devait être fait. Un film qui participe, même avec des décennies de retard, de la construction d’un imaginaire collectif. Il est d’usage de se référer au cinéma américain, pour opposer sa réactivité aux événements historiques à la passivité ou l’aveuglement du cinéma français. C’est assez injuste : des réalisateurs français (Alain Resnais, Jean-Luc Godard et Alain Cavalier) ont réalisés des grands films de fiction consacrés à la guerre d’Algérie alors que celle-ci avait cours, à quoi il faudrait ajouter une œuvre hélas méconnue et pourtant essentielle, Les Oliviers de la justice de James Blue (1960). A l’opposé, hormis le très discutable Les Bérets verts, les Américain ont attendu plusieurs années après la guerre du Vietnam pour en faire les grandes fictions qu’on connaît. Sur le sujet colonial, le cinéma français apparaît en fait moins timoré, sinon volontairement aveugle, que la société elle-même. D’où qu’il manque moins quelques films d’Histoire que le flots d’histoires filmées, sans revendication historienne, qui est le véritable moyen de la construction d’une représentation collective. Ajoutons qu’il s’agit évidemment avec Hors-la-loi de représentation collective française, même si cela arrange beaucoup de monde que le film soit présenté comme algérien sur le programme de Cannes. Il s’agit d’un film fait par des Français, des Français arabes, ce qui sur ce sujet est entièrement légitime, et qui travaille l’imaginaire, ou l’absence d’imaginaire de cette époque telle que cela fonctionne en France. Avec comme il se doit des effets bien au-delà des frontières de ce pays : autre « effet cannois », la stupeur et la curiosité des journalistes étrangers apprenant l’existence de la boucherie de Sétif, et des massacres d’octobre 1961 à Paris.
La référence impossible des deux films de Bouchareb, ce n’est pas Le Jour le plus long ou Apocalypse Now, ce sont plutôt, et à juste titre, les films de série, ces centaines de westerns et de films de gangsters qui ont construit, pour les Américains et pour le monde, une représentation de leur histoire qui ne répond à aucun impératif scientifique, mais aux nécessités du partage de représentations qui fonde un collectivité. La difficulté à laquelle est confronté Bouchareb est donc plutôt l’isolement de son film, et le fait qu’il ait ainsi (et si tardivement) à prendre en charge seul une histoire, celle du passé colonial, qui est de toute façon présente dans la psyché nationale – c’est ce que les historiens mais aussi les sociologues ne cessent de constater, c’est ce que mettait à juste titre en évidence le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier.
D’où le caractère à la fois nécessaire et trop lourd de « film qui devait être fait ». Hors-la-loi porte un fardeau qui ne devrait être imposé à aucun film, il assume une sorte de tâche qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma, en tout cas l’art du cinéma.
lire le billetC’est un micro-évènement, mais visiblement assez grand pour chiffonner notre orgueil français: pour l’ouverture du festival, le Robin des Bois de Ridley Scott présente les Français sous leur meilleur jour… c’est-à-dire comme une meute de brutes sanguinaires qui en veulent à Robin le héros.
L’acteur australien du film, inséparable de Ridley Scott depuis Gladiator se plaît à nous le rappeler. En conférence de presse, Russel Crowe, connu pour être un peu ours avec les journalistes, s’est amusé du fait que les Français tiennent dans le film «le rôle des méchants».
Le film s’ouvre sur une spectaculaire bataille où les troupes de Richard Coeur de Lion attaquent une forteresse française, Robin tente plus tard de déjouer le complot des Français pour renverser le trône d’Angleterre… Les Français sont les ennemis, et alors? Il faudrait quoi, réécrire l’histoire ?
C”est même «la première polémique de Cannes», ironise l’Express, depuis que «quelques farceurs ont reproché au film de faire endosser une fois de plus à de malheureux Français le rôle des vilains».
Polémique, vraiment? A côté des Draquila et Hors-la-loi, c’est à peine une secousse sur le monde cannois. Mais quand même, on ne peut pas s’en empêcher, on l’évoque.
On l’évoque pour contrer la polémique. Interrogé en chat sur l’express.fr par un internaute curieux de connaître son avis sur la place du film en ouverture, le délégué général du Festival de Cannes Thierry Frémaux lui répond en grand sage: «Les méchants ce sont les Français! Mais ne polémiquons pas, à nouveau, avec les Anglais.»
On l’évoque pour encourager la polémique. «Les Français. Des violeurs! Des brutes sanguinaires! Un régal. Et peut-être une base de polémique pour les pas-touche-à-l’Histoire, quand celle qu’ils ont provoquée envers Hors-la-loi se sera calmée» pour le JDD. fr.
On pourrait s’y faire pourtant, à ce rôle de méchants dans les productions britanniques. Le désaccord avec les Etats-Unis sur la guerre en Irak en 2003 nous avait valu toute une flopée d’ennemis français dans les productions anglo-saxonnes. Pour preuve, ce top 10 des rôles des méchants français concocté par Grazia, outré que l’actrice britannique Helen Mirren ait pu se plaindre de voir des acteurs britanniques jouer les méchants dans les films américains.
A.L
lire le billetEssai de décryptage du sens des polémiques qui entourent le lancement du 63e Festival de Cannes
C’est entendu, ce Festival de Cannes s’ouvre sous le signe de multiples polémiques. C’est, d’abord, une bonne nouvelle : signe que ce qui se présente au Festival, et plus généralement que le cinéma est de nature à susciter le débat, voire la controverse. Au menu de celles-ci, des questions variées, et de natures bien différentes, mais qui finalement convergent.
Hors-la-loi de Rachid Bouchareb et le massacre de Sétif. L’affaire fabriquée de toute pièce par un député UMP chassant sur les terres de l’extrême-droite, Lionnel Luca, fait peser un véritable risque de perturbation du Festival par des manifestants nostalgiques de l’Algérie française et leurs épigones racistes, qui se trouvent en nombre dans la région. Comme toujours en pareil cas, la polémique a été lancée sans avoir vu le film. Hors les gros bras menaçants, tout ça serait ridicule et sans intérêt, à cette curiosité près : qu’il se soit trouvé un Secrétaire d’Etat, Hubert Falco, pour faire examiner un scénario (ne correspondant pas au film terminé) par un « comité d’histoire » dépendant de l’armée, et que cela donne lieu à un jugement public de condamnation. Ce procédé inquisitorial pourra au moins aider à rappeler la nature et les enjeux du travail de la fiction pour comprendre l’histoire, pour construire notre relation, nos relations au passé, au présent, aux autres.
Draquila, l’Italie qui tremble de Sabina Guzzanti et le boycott du Festival par le ministre italien de la culture, Sandro Bondi. Alors lui, il a raison de ne pas venir ! Il a raison d’être mécontent d’un film qui met en évidence ce qu’il est, un porte-flingue du gangster qui met l’Italie en coupe réglée, avec le soutien d’une grande part de sa population (faut-il rappeler que c’est la définition même du fascisme d’être populaire ?). A partir de l’utilisation du tremblement de terre de l’Aquila, le « film », qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma et beaucoup avec un dossier d’instruction, construit en effet un réquisitoire plus que convaincant. Mais en Italie, qui le verra là où cela devrait être vu ? C’est à dire pas dans quelques salles activistes et meetings protestataires, mais à la télévision, cette télévision entièrement sous le contrôle du gangster précité.
Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov et la pétition des plus grandes figures du cinéma russe. Mikhalkov est un proche, et un fervent soutien de Poutine, et il règne d’une poigne de fer sur le cinéma russe, s’attribuant, à lui et ses affidés, tous les subsides publics, et évinçant qui le dérange. En fait, c’est plutôt Poutine qui est anecdotique, Mikhalkov, lui, occupe fièrement la place qui fut celle de ses ancêtres, près du Tsar, près de Staline, près de Brejnev, celle d’un aristocrate toujours au plus près du pouvoir, et capable d’en tirer le maximum de profits, matériels et symboliques. La protestation de tout ce que le cinéma russe actuel compte de respectable contre le personnage est on ne peut plus légitime. Cela ne préjuge pas du film. Il faut toujours, quoiqu’il en soit, commencer par voir les films avant d’en dire quelque chose.
Carlos d’Olivier Assayas évincé de la compétition et Film Socialisme de Jean-Luc Godard attaqué pour se montrer en VOD sur le site FilmoTV deux jours avant sa sortie. Il semble qu’on ait quitté là les grands sujets de politique et d’histoire pour entrer dans la cuisine professionnelle. Pas si sûr. Derrière ces deux affaires, qui bousculent les règles établies de séparation entre le cinéma et la télévision et d’organisation de la diffusion des films sur les différents supports (salle, DVD, VOD, TV cryptée, TV en clair, etc. – ce qu’on appelé la « chronologie des médias), c’est un état de l’action publique qui est mis en lumière, et pas seulement dans le champ du cinéma, ni même de la culture.
Ce qui fait obstacle aux initiatives à propos des films d’Assayas et de Godard sont des règles qui ont été, au moment de leur mise en place, d’utiles et efficaces composants de la construction d’un rapport plus ambitieux et moins mercantile avec le cinéma. Elles sont aujourd’hui invoquées par ce que le cinéma compte de moins ambitieux et de plus mercantile pour bloquer des œuvres singulières, des œuvres auxquelles le cinéma de la norme, le cinéma du flux ne permettrait même pas d’exister. Il y a la règle, et il y a l’esprit de la règle. Toutes les règles avec le temps se dévoient, il faut en comprendre l’esprit pour les transformer, parfois en profondeur. Pourquoi Carlos n’aurait-il pas du être interdit de compétition ? Parce que c’est un grand film de cinéma, peut-être le film français le plus ambitieux de l’année, et davantage. Ici même Olivier Assayas expliquait, en termes autrement vifs, que jamais le cinéma français d’aujourd’hui ne lui aurait permis de réaliser le grand film qu’il a pu tourner sous l’égide de Canal +. Le résultat relève du cinéma. Qui dit ça ? Moi. Parce que j’ai vu le film. Comment je peux le prouver ? Je ne peux pas. C’est là toute la question. Les lois ne peuvent pas se faire à partir de la subjectivité d’un tel ou d’un autre. Pas directement. Il a fallu toute l’intelligence de grands ouvriers de l’action publique, autour de Malraux et de Lang notamment, pour fabriquer des outils juridiques au service d’une ambition esthétique. C’est difficile ! Parce qu’il faut aller à la rencontre des œuvres ! Il faut les aimer. Il faut trouver comment transmuer cet amour en règlements, qui ont l’air d’être le contraire de l’amour. Cela s’appelle faire de la politique.
Mais si on perd l’amour des films, c’est comme si on perd le sens des humains et de la vie. Alors on fait de la gestion, du quantitatif, on se tire des balles dans le pied et finalement on donne des armes aux hommes comme Berlusconi et Mikhalkov. Godard essaie de dire ça depuis 50 ans et plus, il cherche toujours à faire bouger les cadres, à interroger les points de vue et les perspectives, aussi dans l’économie de son domaine (le cinéma), aussi dans la diffusion ou la technique, aussi dans la dénomination. C’est son travail d’artiste politique. Ça, je peux le dire avant d’avoir vu son Film Socialisme, puisque Jean-Luc Godard, quand il peut, il fait son travail de cinéaste aussi entre les films.
Jean-Michel Frodon
lire le billet
Vos derniers commentaires