Inside the news – partie 1: une heure sur twitter

FILM-CANNES/

PAR HENRY MICHEL, A CANNES

Prélude

Je vais vous faire un aveu: j’aurais rêvé pendant ce festival écrire un The Wire de Cannes. Dans cette série américaine, on y traitait de la ville de Baltimore sous différents angles: les cités, les docks, la mairie, un commissariat de police, une rédaction de grand journal, avec un point de vue par saison. Et si l’on y retrouvait la même cinquantaine de personnages, cette entreprise monumentale avait permis, une fois le dernier épisode diffusé, de saisir toute la complexité des jeux de pouvoirs, des ambitions personnelles et des mécanismes de la ville.

Mais à Cannes, le rapport au temps est difficile, les politiciens sont trop occupés par la montée des marches, les policiers n’ont pas le droit de me parler (les syndiqués préparaient une manifestation dans Cannes, aujourd’hui lundi même), les journalistes travaillent, les cités cannoises sont trop distantes de la Croisette et les responsables du port de plaisance ne peuvent communiquer avec la presse sans l’aval de la Chambre de commerce. J’ai donc abandonné mon projet initial.

Cannes, pourtant, ce Cannes du Festival, est bel et bien un enchevêtrement fascinant de castes. Comme Baltimore. Avec l’agencement même du palais, la complexe grammaire chromatique des billets et des accréditations, les files d’entrées à cinq voies, les différents types de nationalités et d’accents, de supports, de checkpoints, de carrés VIP, de tickets boissons, la principale problématique du festivalier est de savoir à quelle sphère il appartient, et de redoubler d’efforts pour passer à la sphère supérieure.

Bieber et Cannes sont dans un fleuve

Les deux endroits de Cannes qui témoignent le mieux de cette multitude sont la salle de presse du palais et la timeline de Twitter. La salle de presse du palais, dont je me délecte au quotidien, je vous en parlerai plus tard. Quand ces visages concentrés me deviendront plus familiers, quand les probabilités de Palme augmenteront et ajouteront un peu plus d’électricité à la rédaction du plus grand journal du monde.

La timeline de Twitter, elle, n’attend pas. A l’instant même où je tape ces mots, assis entre une journaliste russe et un photographe italien, elle vient encore de changer – «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», disait Héraclite, penseur précurseur du tweet.

Samedi, un frémissement a agité la communauté des twitteurs du monde entier: le mot-clé Cannes aurait battu,  l’espace de quelques heures, la jeune star Justin Bieber dans le hit-parade des trending topics, le classement des mots les plus mentionnés sur le site de microblogging.

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Si je n’ai jamais pu vérifier cette nouvelle (les sites de statistiques la démentent en tout cas), une chose est certaine: Cannes a fait partie du top 10 mondial des mots-clés cette journée-là, et en fait toujours partie.

Qu’a-t-il pu se dire de Cannes, ce samedi 15 mai, pour que la ville se hisse en tête des trending topics? Et plus globalement, que twitte-t-on de Cannes?

Quelques limites techniques et humaines rendent l’analyse qualitative d’un «trending topic» quasiment impossible, même sur un échantillon restreint: l’outil de recherche de Twitter est fastidieux pour un recueil historique sur une longue durée; il nécessite ensuite une analyse humaine du contenu afin de le segmenter. Mais comme je vous l’ai dit, la salle de presse du Palais est un endroit que j’affectionne. Il y a du café de Colombie, du wifi méridional, et l’ambiance y est studieuse. Pas d’invitations pour le soir, pas de barrières à franchir: j’avais du temps devant moi.

J’ai donc capturé minutieusement une heure de tweets contenant le mot Cannes*, retweets inclus, sur la journée du 15 mai, entre 19h30 et 20h30. Nous sommes en début de soirée à Cannes, début d’après-midi à New York, début de matinée à L.A, et les Chinois dorment. L’ensemble représente 843 twits. Que j’ai ensuite lus un par un, puis catégorisés en sous-ensembles: thème, sous-thème, présence de lien ou non, langue du tweet, logiciel de postage. Chaque tweet étranger a été traduit et lu, de l’indonésien au suédois.

Ontologie du tweet cannois

843  tweets identifiés en une heure, soit un tweet portant le mot cannes, toutes les 4,23 secondes.

Pour donner du sens à ces données, j’ai procédé à une catégorisation permettant de regrouper en thèmes et en sous-thèmes les différents tweets.
A un premier niveau, on peut distinguer 6 grands ensembles:

– Les renvois vers contenu – qui comme leur nom l’indique sont uniquement destinés à afficher un lien pointant vers un article, une ressource iconographique ou vidéo. Les twitpics de festivaliers, photos émises depuis un appareil mobile, n’ont pas été incluses dans cette catégorie.

Les «moi je» – tweets auto-référentiels émis par les festivaliers, mentionnant leur position dans Cannes, les soirées auxquelles ils se rendent, leur état d’épuisement, ou l’ambiance de Cannes.

– Les opinions – tweets émis au sujet de Cannes, du festival, de ses films, sans que l’émetteur ne soit forcément sur place.

– Les tweets privés – catégorisables mais peu exploitables, de type «Gégé n’oublie pas de ramener les clé », ou incompréhensibles.

Les questions de fans, catégorie non classable ailleurs, représentant les tweets en direction des célébrités présents sur Twitter et concernant Cannes.

Les tweets métatwittique, parlant, comme je le fais dans cet article, de Twitter à Cannes (principalement des commentaires sur l’arrivée du tag dans les trending topics).

Les résultats sont là:

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On le voit, il est inutile de s’enthousiasmer sur la prolixité des twitteurs festivaliers qui émettraient un avis toutes les 4 secondes. Au regard des chiffres,  on va minorer Twitter, site de microblogging  au profit d’un Twitter, outil de promotion de contenu. Quasiment deux tiers des tweets émis y sont consacrés. Creusons un peu les contenus mis en avant par ces tweets.

Les renvois vers contenu

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J’ai distingué dans les résultats les articles signés, émis par des journalistes envoyés sur place pour un média distinct, et les reprises de dépêches reprises par une multitude de sites de news et de blogs.

Au final, le cinéma (critiques de films, conférences de presse, interviews) garde encore sa place d’honneur à Cannes, signe assez rassurant, représentant 51% des liens émis contre 26% pour les articles purement people (ambiances du festival, montée des marches, starlettes, starspotting, etc). La proportion de contenu est sensiblement la même pour les dépêches, et ne varie pas tellement en fonction de la langue du média.

Mais de combien d’articles parle-t-on? Les 271 liens d’articles cinéma portent en réalité sur 171 articles distincts (soit 1,6 tweet par article). Une production assez riche, que l’on ne retrouve pas sur les dépêches, puisque les 108 liens proposés ne portent que sur les contenu de 19 dépêches – (5,7 tweets par article), recopiées mot à mot.
Dans les sources des dépêches, l’AFP se détache du lot, bénéficiant de traductions espagnoles et anglaises tandis qu’AP et Reuters sont principalement, dans cet échantillon, diffusées en anglais.

Les « opinions »

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On y retrouve un condensé de ce qui fait le charme de Twitter, et du festival quand on prête l’oreille aux réflexions des badauds. Des réflexions sur les people (31% des opinions – de type «Je n’arrive pas à prononcer Shia Labeouf» ou  «Elle est belle Sophie Marceau»), des gens qui détestent (13% – de type «Toute cette bourgeoisie qui se couvre de champagne ça me donne envie d’écouter Cali»), du LOL (12%), et seulement 14% de critiques sur les films vus par les festivaliers ou d’informations concrètes, sans lien externe, sur le festival.

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Catégorie assez inattendue: les gens twittant pour exprimer leur regret de ne pas y être, les «wish i was here». Ils ne sont que 20 sur 840 twetts, mais cela représente un soupir toutes les 3 minutes.

Sur la distinction de langue, les aberrations du roaming mobile faussent la donne sur le faible nombre de tweets étrangers «spontanés» et ne permettent pas de tirer de conclusions intéressantes.

A noter tout de même, dans la catégorie des infos people francophones: la quasi-totalité était inspirée par le visionnage du Grand Journal, retransmettant la montée des marches (et un concert de Diam’s visiblement peu apprécié par les twittos).

Les «Moi Je»

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Au final, ils sont 15%, ces twitteurs festivaliers (80/488), n’émettant pas de liens vers articles, parlant d’eux-mêmes.

Sur ces 15% de chanceux, 35% d’entre eux vont en soirée, cherchent des tickets de soirée, s’apprêtent à aller en soirée, et vous le communiquent humblement. A noter que si  l’échantillon avait été saisi aux alentours de midi, la catégorie pourrait s’appeler « exhausted » – c’est effectivement l’heure à laquelle beaucoup de festivaliers prennent soin de communiquer à quel point ils sont fatigués de leur soirée si réussie.

La même proportion signale simplement où elle se trouve, pour le simple plaisir de faire baver les 46 personnes regrettant de ne pas y être, et attiser la rage des 20 «haters».

La journaliste russe et le photographe italien ont quitté la salle de presse. Peut-être ensemble, vers une soirée.
Pour ma part, je ne sortirai pas ce soir, je ne taperai pas dans le dos de Pharell, mais une chose est sûre: après la lecture de ces 843 tweets, j’ai l’impression d’avoir regardé le Festival  dans les yeux l’espace de quelques secondes. D’où peut-être cette intense migraine.

HM

Photo: REUTERS/Yves Herman

*L’étude s’est concentrée sur le topic «cannes», et par conséquent, n’est pas un champ d’analyse exhaustif couvrant tous les tweets qui traitent du festival: il exclut tous les messages ne contenant pas le mot Cannes, qui ne sont pas intervenus dans le succès du mot-clé. De plus, pour la communauté française, l’apparition cette année d’aggrégateurs thématiques et gérés par groupes d’utilisateurs, comme «Cannes Inside», a enlevé ce réflexe d’identification pour beaucoup de ces twitteurs.

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Deux maîtres asiatiques, sifu Jia et Kitano sensei

I_Wish_I_Knew_02I Wish I Knew de Jia Zhang-ke

Bien sûr, ce genre de classement est contestable, mais il est possible de dire que ce sont les deux plus grands cinéastes d’Asie dont les films ont été présentés quasiment d’affilée à Cannes – ou du moins à la presse. Pour des raisons différentes aucun des deux n’imaginerait prétendre au titre de « maître », le Japonais Takeshi Kitano parce qu’il cultive une impureté radicale rétive à toute posture de maîtrise, Jia Zhang-ke parce qu’il explore des voies si singulières qu’il ne saurait passer pour un chef de file. Mais Jia est bien aujourd’hui le cinéaste chinois le plus important, celui qui ne cesse d’inventer les formes cinématographiques adéquates pour accompagner, de manière à la fois critique et attentive, les immenses mutations de son pays – c’est-à-dire dans une large mesure de notre planète. Et Kitano est de son côté la figure dominante d’un cinéma japonais pourtant riche de talents, mais qui autrement restent confinés soit dans la marginalité de recherches qui ne trouvent pas les échos qu’elles mériteraient (on songe à Kiyoshi Kurosawa, Shinji Aoyama, Naomi Kawase ou Nobuhiro Suwa), soit aux canons du cinéma de genre, qui reste si souvent une limite – la seule autre figure dominante du cinéma japonais, mais selon un régime particulier, étant Miyazaki.

Avec I Wish I Knew (à Un certain regard) et Outrage (en compétition), Jia et Kitano proposent des versions extrémistes de certains aspects de leurs recherches, qui passionneront les aficionados de leur œuvres et risquent de dérouter les autres.

I_Wish_I_Knew_01-2Zhao Tao dans I Wish I Knew de Jia Zhang-ke

Dans le cas de Jia Zhang-ke, il s’agit de repousser les effets des puissances conjuguées de la fiction et du documentaire, et de la multiplicité des types d’images, pour mieux décrire le présent (comme l’accomplissait magnifiquement The World et Still Life) en l’inscrivant dans une compréhension du passé comme il a commencé de le faire avec 24 Cities. A l’origine, Jia avait reçu commande d’un court métrage très officiel consacré à la ville de Shanghai, en vue de l’Expo universelle. Il a réalisé un long métrage de deux heures, aujourd’hui en butte à de multiples problèmes avec la censure. Il a en effet entrepris de conter l’histoire de la métropole à travers des récits (de témoins narrant leurs propres aventures ou celles de leurs parents ou grands-parents) et des évocations plus indirectes par des extraits de films tournés à Shanghai.

Errant dans les rues de la ville, une jeune femme semble faire lever sur son passage ces fantômes du passé, dont les récits intimes redoublés par les images empruntées à la fiction finissent par convoquer des décennies de violences, de transformations immenses, de bouleversements de millions d’existence. Il faut se laisser entraîner dans cette jungle de souvenirs, d’événements pas toujours connus en Occident, d’anecdotes personnelles, pour que se compose petit à petit une fresque mentale, véritable invocation par les magies conjuguées du documentaire et de la fiction, du témoignage face caméra et de la poésie de plans tournés au fil des rues, des fleuves, au sommet des immeubles, sur les quais des ports, ou dans les salles de cinéma.

Outrage1Takeshi Kitano dans Outrage

Dans le cas de Takeshi Kitano, il s’agit de pousser à l’extrême la stylisation du film de yakusa, pour n’en plus laisser visible que la totale brutalité, le caractère mécanique jusqu’à l’absurde de jeux de pouvoirs sans fin, où tout le monde tue tout le monde, tout le monde trahit tout le monde, où les seuls variations sont dans les manières de faire souffrir et mourir. Outrage est un film sinistre, tout en gris-bleu métallisé et sons cassants, qui défait tout lyrisme et toute fascination pour le monde des gangsters, réduits à des robots tueurs interchangeables, parmi lesquels Kitano acteur s’inscrit lui-même sans s’accorder aucun privilège.

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Méchants, stupides, racistes, esclaves de rituels débiles, les personnages qui peuplent l’univers d’Outrage composent le moins romantique des portraits des truands japonais, rendant impossible toute forme de séduction ou d’identification. Le film en devient d’une aridité sèche, qu’aucun feu d’artifice final ne vient « sauver » sur le terrain du spectacle. Geste intègre et dérangeant, le nouveau film de Kitano ne renoue avec le films de gangsters que pour en faire le plus implacable procès : procès des yakusa, mais aussi bien des films de yakusa qui capitalisent sur ces personnages. Raide et intègre.

Jean-Michel Frodon

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Splendeur du plan

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A Cannes, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après le double bonheur des films d’Oliveira et d’Amalric, une sorte de creux, pour ne pas dire une dépression marque les deux jour suivants. Du moins pour ce qui est des films vus, qui ne sont pas, qui ne sont jamais tout le festival. Un Woody Allen sympathique mais mineur, deux films coréens (Housemaid en Compétition, Bedevilled à la Semaine de la critique) sans grand intérêt, une déception argentine à la Quinzaine, et surtout deux lourdes enclumes reçues sur les escarpins en plein Grand Auditorium Lumière.

Hors compétition, le Wall Street 2 d’Oliver Stone tient la comparaison avec le premier durant 40 minutes : le temps pour le réalisateur de retrouver cette énergie brute, qui est sans distinguo celle du désir sexuel,  de la manipulation politicienne, de l’avidité financière et d’une certaine manière de filmer – une libido survoltée qui est ce sur quoi Oliver Stone sait le mieux se brancher. L’ennui est que (comme souvent) il ne sait quoi en faire, et ici l’évocation de la crise de Wall Street de l’été 2008 s’embourbe bientôt dans des fumisteries de scénario bien pensant, familialiste et consolateur. Enclume n°2, en compétition, Another Year de Mike Leigh, interminable sitcom sur le mal-vivre de petits bourgeois anglais, saturée de grimaces d’acteurs. Comme il se doit, ce genre de complaisance fait un tabac chez la majorité des festivaliers, ceux qui préfèrent de la télé fabriquée aux grands espaces du cinéma – la menace est lourde de retrouver cette potiche ciselée au palmarès.

Bref on commençait d’éprouver un manque certain d’images de cinéma, malgré les quatre longs métrages quotidiens. Enfin vint Un homme qui crie. Après Bye-bye Africa, Abouna et Daratt, Mahamat-Saleh Haroun revient avec un film en forme de conte mythologique. Mais ce mythe s’inscrit dans la réalité de son pays, le Tchad en proie à la guerre civile, et placé sous le signe dérisoire de la passion du personnage central pour la piscine où il brilla naguère comme champion, et où il officie désormais comme maître nageur. Pour maintenir cette position symbolique dérisoire, il n’hésitera pas à sacrifier son fils, avant de se lancer dans une quête réparatrice digne des épopées bibliques.  Convoquant aussi la réalité quotidienne (la mainmise de Chinois sur les ressources du pays, le contrôle de la population par les sbires du régime…), Haroun cherche ainsi le mélange de tonalités, et la variété des distances vis-à-vis d’un récit aux multiples enjeux.

Mais ce qui frappe surtout, pour souligner d’autant plus combien cela manquait dans les autres films, est la puissance expressive de chaque plan. Des plans simples, lisibles, qui « montrent » et « racontent » quelque chose. Et qui pourtant excèdent toujours cette valeur d’usage, pour ouvrir à chaque fois sur une infinité de sensations, de suggestions, de vibrations. On a dit que ce film marquait le retour tant espéré de l’Afrique noire en compétition officielle. C’est vrai, et ce n’est pas rien. L’après-midi du même jour (ce samedi 15), jai eu le plaisir d’animer une conversation entre cinéastes “du Sud”, dans le pavillon des Cinémas du monde, aux côtés de Rithy Panh et de Sandrine Bonnaire qui parrainaient cette rencontre: occasion de mesurer l’ampleur des défis et des difficultés auxquels sont confrontés des cinéastes dans des environnements dépourvus de toute infrastructure cinématographique, de tout soutien politique, de tout support symbolique. Occasion, aussi, en écoutant un jeune documentariste du Niger, Elhadj Sani Magori, ou sa consoeur du Togo, Gentille Menguizani Assih, d’entendre palpiter une énergie, une détermination qui faisaient du bien, loin des jérémiades sur la mort du cinéma ou sur les réclamations de toujours plus de subventions de leur collègues européens.

Mais à tout cela, qui n’est pas rien, on en songeait plus du tout en regardant Un homme qui crie. Et surtout pas à un quelconque rôle d’ambassadeur ou de représentant de quoique ce soit. Les véritables oeuvres se tiennent seules, par et pour elles-mêmes.

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Une moto dans les rues de Ndjamena la nuit, un père et un fils qui rivalisent en essayant de rester sous l’eau, un vieux cuistot qui donne à manger à un chien, une femme qui coupe une pastèque pour la partager avec son mari, un type qui lève et baisse une barrière au passage des voitures, des militaires le long de la piscine de l’hôtel de luxe, la voisine qui vient annoncer qu’elle fuit le pays… Autant de scènes non-spectaculaires (il y en a aussi dans le film) où chaque fois quelque chose vibre, des échos s’éveillent. Grâce au travail du cadre et de la lumière, grâce à une durée qui semble comme sculptée, et à une très riche composition sonore, Un homme qui crie, conte cruel et interpellation explicitée par un carton final, se révèle fait de ce matériau singulier et précieux : des plans qui vivent.

Jean-Michel Frodon

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Gekko, technos, etc.

Première scène de « Wall Street, l’argent ne dort jamais » d’Oliver Stone projeté hier à Cannes : Gordon Gekko (Michael Douglas), géant de la finance déchu, sort de 14 années de prison. Ses objets lui sont restitués un par un. L’énumération de sa maigre cassette résume à elle seule l’état dans lequel on retrouve Gekko, celui qui fut l’antihéros de fiction le plus célèbre du Wall Street des années 80 (avant que Patrick Bateman, personnage du roman “American Psycho” de Bret Easton Ellis, ne lui vole la vedette).

Quelques feuilles reliées, une chevalière, un pince à billets sans billets, et un téléphone. Pas n’importe quel téléphone : le Dynatac 8000, un des premiers portables vendus aux USA. La salle se bidonne en voyant le volumineux engin en plastoc.
Au-delà de l’effet comique, la scène révèle les deux bouleversements dont Gekko n’aura pas été partie prenante durant ces 14 années de détention. Et ils sont inextricablement liés : l’évolution du système boursier, et le progrès technologique.

Gekko, un protogeek

Dans le premier Wall Street, il existe une barrière invisible entre les moguls et le reste du monde : les uns possèdent l’information, les autres ne la possèdent pas. Et, corollaire à l’époque, l’accès à cette information est en partie conditionné par la possession matérielle de l’outil d’information – inaccessible pour le commun des mortels.
Le Dynatac pesait 785g, et coutait 3995$ de l’époque – environs 9000$ d’aujourd’hui, l’équivalent de 200 iphones tout neufs et hors forfait.

Lorsqu’il est utilisé dans le film, c’est toute sa mobilité qui s’exprime – et à l’époque, l’image même de voir un téléphone en extérieur est fascinante. Gekko, sur la plage, et sa nemesis, l’anglais Sir Larry Wildman, sur le deck d’un yacht, consultant tranquillement son énorme PC dans un bain de soleil.

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« La plus précieuse des commodités que je connaisse est l’information», révèle Gekko à son jeune apprenti, Bud Fox (Charlie Sheen) dans le premier opus. Dans « Wall street never sleeps », les choses ont quelque peu changé. L’accès à la communication n’est plus réservée à un cénacle. La comparaison des deux jeunes traders du I et du II révèle le fossé qui les sépare.  Le jeune Jacob Moore, sorte de reflet inversé sauce 2010 de Bud Fox, éco-aware et sentimental, se réveille en ouvrant son laptop et en allumant Bloomberg sur son écran avant même d’être sorti du lit. Les infos du marché sont ingérées avant le petit déjeuner, contraste saisissant avec le trader de 1986, l’œil rivé aux LED vertes de la salle d’affaires, les ordres du jour distillés par un haut-parleur grésillant.

Du Quotron de Bud Fox au Reuters Messenger de Jacob Moore…et Jérôme Kerviel

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Pour passer les ordres et observer les tendances, Bud Fox (Wall Street 1) pianote sur un Quotron, un système de données financières devenu mythique (on appréciera le clavier dans l’odre alphabétique, rêve de tout policier). Le Quotron sera racheté par Reuters en 1994 et deviendra Reuters Trader, le système de consultation financière le plus utilisé au monde – en plus d’apporter un confort de consultation et d’analyse incomparable avec les systèmes de l’époque, il intègre un formidable gadget inter-opérable avec MSN : le messenger.

Si elle apporte du confort aux jeunes traders d’aujourd’hui, la messagerie instantanée est à double tranchant. En 1986, pour propager ses rumeurs, Bud Fox utilisait le téléphone, en codant son info (le mythique « Blue Horseshoe Loves Anacott Steel »), puis se lève de son siège, et parcourt toute la salle, égrenant à l’oreille de tous ses collègues de confiance la même info. En 2010, Jacob Moore envoie un IM ou un twit privé (twitter est mentionné sur le dossier de presse, bien que le « texting » soit plus mis en avant dans le film) à une liste restreinte de collègues. Si l’opération est moins longue et moins calorique, elle devient plus dangereusement détectable.

Jérôme Kerviel peut en témoigner – les historiques de ses chats paniqués à son ami Moussa provenaient précisément de son Reuters messenger. Les retranscriptions sont étonnantes, mélange de conversations informelles et d’aveux paniqués, matinés d’une grammaire SMS peu glamour.
Même mésaventure pour Fabrice Tourre de Goldman Sachs, pincé, lui, à cause de ses emails (il est intéressant, quand on parcourt les transcripts des mails de Goldman Sachs, de voir à quel point le français aime faire de longue, jolies phrases, là ou l’américain est concis et vigilant – c’est peut-être sa françitude qui a piégé Fabulous Fab).

L’information : à chercher en 1986, à cacher en 2010

Les enjeux scénaristiques de Wall Street 1 et 2 résideront dans le contraste générationnel. La manière d’escroquer s’adapte aux outils – seul fil rouge : la puissance de la rumeur, devenue exponentielle à l’ère de l’instant messaging.

Le méchant de Wall Street 1 faisait son beurre sur le délit d’initié, cherchant l’info à la source, quitte à faire traquer ses cibles en taxi, pour prendre ensuite l’ennemi à revers.
Objectif : être là ou les autres ne sont pas.

Dans Wall Street 2, c’est au contraire sur la dissimulation que les nouveaux escrocs travaillent, inventant de nouveaux produits financiers aux définitions volontairement opaques, misant à la fois sur des valeurs et l’échec de ces valeurs – « 75 personnes dans le monde savent ce que toutes ces initiales veulent dire », dit le Gekko 2010, amer et repenti, devant une assistance de jeunes traders.
Objectif : être partout en même temps.

Entre la projection presse de 8h30, et la projection officielle de 19h00, le CAC 40 aura chuté de 4,59 %. J’ai vérifié les chiffres via mon iphone, sur la croisette, face à la mer – Gekko ’86 style.

Henry Michel, à Cannes.

photogrammes (c) “Wall Street”, Oliver Stone, 20th Century Fox.

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ACID l’autre sélection cannoise

RobertMitchumEstMortRobert Mitchum est mort d’Olivier Babinet et Fred Kihn

Le Festival de Cannes c’est la compétition officielle, les marches, la palme d’or, nombre des plus grands cinéastes du monde conviés au Palais. C’est aussi, depuis des décennies, d’autres sélection qui ont peu à peu conquis droit de cité, et font partie de la programmation du Festival, même si pas « officiel » : la Quinzaine des Réalisateurs et la Semaine de la critique étoffent ainsi l’offre présentée aux festivaliers, et participent de la richesse de la manifestation, qui s’est du coup elle-même renforcée avec sa section « parallèle officielle » Un certain regard. Tous les films qui appartiennent à ces différentes sélections figurent sur le programme distribué par les organisateurs. Tous sauf ceux de l’ACID, programmation alternative qui a pourtant pignon sur Croisette depuis 16 ans.

La programmation de l’ACID (9 longs métrages et 10 courts) est pourtant le temps fort d’un travail mené tout au long de l’année par cette association singulière. L’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion regroupe en effet depuis 1992 des réalisateurs qui se sont avisés il y a une vingtaine d’années que les mécanismes de la distribution tendaient à marginaliser de nombreuses œuvres de qualité, mais manquant de visibilité ou ayant besoin de temps pour trouver leur public, quand la puissance de communication et la capacité à razzier les entrées en première semaine sont devenus les maîtres mots du système. Ces cinéastes ont inventé de défendre eux-mêmes ces films, par un dispositif de sélection, de parrainage et d’accompagnement, dans la France entière. Des artistes défendus par leurs pairs, pas une fois de temps en temps mais continuellement durant bientôt deux décennies, c’est une rareté.

Fix_MEFix ME de Raed Andoni

A raison de 20 à 30 titres ainsi pris en charge chaque année, ce sont près de 500 films , français et étrangers, qui ont bénéficié de l’activisme de l’ACID. Textes de soutien d’un cinéaste à propos du travail d’un autre, édition de plaquettes, aide au tirage de copies supplémentaires lorsque la demande finalement se construit, 280 présentations en salles avec les auteurs, ou sans eux, construction de liens réguliers avec un réseau de 180 cinémas dans tout le pays, souvent dans des villes petites ou moyennes, quelque 400 propositions de programmation…

Parmi les 120 réalisateurs adhérents, ils sont chaque semaine une trentaine à participer au visionnage collectif des films, et au choix de ceux qui recevront le renfort de l’association. Un soutien, insiste Fabienne Hanclot, la déléguée générale, qui est un véritable engagement personnel, supposant chaque fois d’être prêt à consacrer un temps important au film d’un autre.

L’ACID est ainsi devenue une référence pour d’innombrables interlocuteurs de la planète cinéphile : un film présenté dans cette section à Cannes voit ses chances de trouver un distributeur sérieusement augmentées, et est de toute façon assuré d’être ensuite invité dans de nombreux autres festivals, en France et à l’étranger. « Les films voyagent durant 18 moins en moyenne, souvent accompagnés de leurs auteurs, après avoir été montrés ici » affirme Fabienne Hanclot. Parmi les titres choisis cette année, mentionnons au moins le remarquable Fix ME du Palestinien Raed Andoni, Entre nos mains de Mariana Otero, une des meilleures documentaristes actuelles, Fleurs du mal, premier film de David Dusa hanté par les images de la répression en Iran, ou le très percutant Donoma de Djinn Carrénard.

Image 1Donoma de Djinn Carrénard

Fabienne Hanclot ne songe même pas à se plaindre que la sélection ACID ne figure pas aux côtés de ses aînées cannoises : toutes les séances cannoises attirent un public nombreux, la plupart des séances sont pleines. C’est plutôt « le Festival » comme entité qui devrait s’aviser de cette composante « différente », mais loin d’être marginale, et où vit une partie de ce qui fait la raison d’être du grand barnum cannois.

Jean-Michel Frodon

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Que du bonheur

thumb-5L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira, à Un certain regard

Quelle belle journée que ce jeudi, véritable premier jour du Festival. Et encore, j’écris cette phrase avant d’avoir vu le film d’ouverture choisi par le nouveau directeur de la Quinzaine des réalisateurs, Frédéric Boyer, et celui qui ouvre la Semaine de la critique. C’est que deux films d’aujourd’hui ont suffi à combler toutes mes espérances. Deux films en apparence antinomiques, et finalement pas tant que ça.

Le premier est signé de Manoel de Oliveira, qui était un cinéaste génial bien avant qu’on s’intéresse à son âge. Aujourd’hui, à 103 ans, il signe cette Etrange Affaire Angelica et c’est un enchantement. Conte fantastique où un photographe est requis de prendre un cliché d’une jeune fille morte, et la voit lui sourire dans son objectif, le film se déploie en jeu sur l’histoire contemporaine, le rapport des images au désir et à la mort, la dimension féérique du cinéma et son caractère documentaire.

P1000192Oliveira salué avec effusion par Thierry Frémaux

De scènes oniriques qu’on dirait réinventées des origines du cinéma en rencontres infiniment attentives et vibrantes avec le travail des ouvriers agricoles dans les vignes du Douro, Oliveira croise les fantômes de Chagall et de Glauber Rocha, de Méliès et de Lumière. Il parle de sa propre mort aussi, oui, mais avec une élégance souriante, aussi profonde que légère, illuminée de ce sourire de la jeune morte comme par la source même de la lumière cinématographique.

Un prodige.

Deux prodiges !

Venu d’on ne sait quel diable vert, débarque un film palpitant, débraillé, charnel et désespéré, tout clignotant de fierté sur des riffs de rock à fond l’écran. Ça s’appelle Tournée, c’est Mathieu Amalric qui est à la mise en scène et dans le rôle principal, flanquée de la plus sidérante troupe qui se puisse imaginer. Mimi Le Meaux, Dirty Martini, Kitten on the Keys, Julie Atlas Muz : des véritables stars du New Burlesque, ces femmes aux formes généreuses qui s’inventent des numéros de striptease farfelus. Ce genre de spectacle 100% US, voilà que par une improbable entreprise de sauvetage de ses piteuses affaires, le producteur ruiné joué par Amalric le fait tourner dans quelques ports des côtes françaises.

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Sur le tournage de Tournée de Mathieu Amalric, en compétition officielle

C’est Don Quichotte et les déesses du Wallallah sur des riffs de Little Richard, entre les quais de Nantes et un désert imaginaire. C’est un road-movie chaotique et labyrinthique, romanesque et trivial, où, à nouveau, les ressources du documentaire et de la fantasmagorie, de l’enfance et de la terreur ordinaire du monde se font la courte échelle en une vertigineuse pyramide.

Quel point commun entre les deux films ? Une immense confiance dans les puissances du cinéma, un engagement aventureux vers des histoires jamais contées et pourtant saturées de tous les grands récits qui nous fondent. Une énergie aventureuse, une générosité du récit et des formes. Et puis, plus encore, et comme la récompense suprême : une sorte de confiance absolue dans le spectateur, dans sa capacité à jouer avec les images, les références, les rythmes. Contre 100 000 films formatés, qui savent mieux que nous ce que nous devons voir et comment nous y réagirons, des films comme des mains tendues, comme des espaces ouverts à chacun, pour y flâner ou y courir et sauter, pour y dormir, rêver peut-être.

Merci à eux qui font ça.

JMF


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Oecuménie de marché

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18h00. D’un étage du Palais des Festivals à l’autre, les ambiances ne sont pas les mêmes. Sur les marches, bientôt, la première apparition du jury officiel, dans les flashs et la clameur. Sous les marches, au -1 du palais, une douzaine de personnes occupe l’étroite allée 18 et assiste à la présentation du Jury Oecuménique 2010.

-1, c’est l’étage du MIF, le marché international du film. En comparaison de la grande orgie de la sélection officielle, le marché du film est un speed dating tristounet – la crise est passée par là. Engoncées dans des box étroits, des boites de production de tous les pays cherchent l’amour d’un distributeur.
Le box du Jury Oecuménique fait face au box d’une boite de production turque. La jeune hôtesse en charge ne semble pas paniquée de voir l’entrée de son stand bouchée par une telle foule. Elle rit en regardant quelque chose sur son laptop. Je meurs d’envie de savoir quoi.

Le Jury Oecuménique, s’il n’attire pas des milliers de groupies hurlantes, est une petite institution du Festival. Présent à Cannes depuis 1974, il est invité par le Festival, comme le Jury officiel, à remettre des prix et des mentions spéciales à des films de la compétition officielle.

Six membres, cinq pays représentés, trois jurés catholiques, trois jurés protestants. Parmi eux, des pasteurs, des diplômés en théologie, des enseignants, un directeur d’études aux Nations-Unies à la retraite. Ils posent de manière semi-décontractée devant quelques affiches des précédents palmarès.
Un dossier de presse est distribué. Il y précise la mission du jury : “il distingue des oeuvres de qualité artistique qui sont des témoignages sur ce que le cinéma peut nous révéler de la profondeur de l’homme et de son mystère au travers de ses préoccupations, de ses déchirures comme de ses espérances“. On est loin du pitch à l’américaine.

Après une brève présentation de chacun des membres, c’est le moment des questions réponses. Et peut-être n’ai-je pas assez vécu, mais de mon vivant, je n’ai jamais assisté à une seule séance de questions-réponses dans le monde commençant sans un horrible silence.

– Quels sont vos critères de choix ? demande finalement une personne de l’assistance.
– C’est la question à 1000 euro ! (rires) On ne se cantonne pas aux films explicitement religieux, notre intérêt se porte sur les films qui révèlent la nature humaine face aux épreuves de la vie.
– Il est important que le film soit fait aussi d’une belle manière, pondère un autre membre du jury. Nous ne nous intéressons pas seulement au contenu. D’autres questions ?

Je me refuse à affronter un nouveau silence : “Et à l’inverse, avez-vous des critères excluants ?”.
Les regards se tournent vers moi et je réalise que je suis le seul à prendre des notes. Avec un moleskine à la main et mon blouson en skaï, je ressemble à un journaliste des années 70 tout droit sorti des films d’Alain Corneau. Corriger le tir en précisant que je suis blogueur n’aurait servi à rien.

L’année dernière, le film “Antichrist” de Lars Von Trier avait pour le moins choqué le Jury Oecuménique. Ils lui avaient même créé un “anti-prix” pour l’occasion, en “devoir d’honorer le film le plus misogyne du plus grand cinéaste du monde“. Le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, s’en était insurgé, qualifiant cet anti-prix de “décision ridicule qui frise l’appel à la censure, scandaleuse de la part d’un jury oecuménique“. Ce petit clash pourrait surprendre, mais n’oubliez pas que nous sommes au Festival de Cannes. Les frictions, les scandales, les contrepoids, c’est ce qui fait tourner la machine.

“- Nous ne pratiquons ni véto, ni exclusion, et n’avons pas de tabous. Ce que l’on cherche, ce sont des films qui s’adressent à des gens. Nous nous intéresserons à l’homme face au monde.”
La définition reste vague, et agaçe un sexagénaire de l’audience :
” – Quand on regarde vos palmarès, il y a vraiment des choix extraordinaires, c’est presque la dvdthèque idéale. Mais en vous écoutant, je ne vois pas ce qui vous différencie d’un autre jury. Il y a des mots qu’il faut dire, allez-y ! vous êtes tellement oecuméniques que vous ressemblez à n’importe quel jury !”

Les jurés se regardent, et le plus jeune d’entre eux prend la parole. Il est membre du conseil de la télévision catholique slovaque, et s’excuse à l’avance de son niveau de Français.

“- Je veux retrouver les valeurs qui ont guidé ma vie : amour, charité, et….comment dit-on en Français…
– Espérance ! crient deux dames du public.
– Non, pas espérance. Dôvera. Amour, charité, et dôvera comme on dit chez nous”.

Silence gêné de l’assistance : personne ne comprend le Slovaque.

“- On peut nous considérer comme des pélerins. Nous sommes humbles, mais authentiques. On veut un film qui porte une espérance, nous interpelle.”

Le prix de l’année dernière avait été décerné à “Looking for Eric” de Ken Loach. Cantonna, figure rédemptrice, messie mancunien. Un juré en répète sa réplique favorite : “La plus noble des vengeances, c’est de pardonner”.

Sur ces critères, quel film de la sélection officielle 2010 pourrait recueillir les suffrages du jury oecuménique ? De ce que l’on connait de la sélection pour le moment, et sans avoir vu les films, on peut se risquer à deux pronostics. Le premier serait un choix religieusement touchy : “Des hommes et des Dieux“, de Xavier Beauvois. Le récit du massacre des sept moines trappistes de Tibbhirin en pleine guerre civile Algérienne. Au début des hostilités, le choix de rester, ou de partir. De vivre en homme ou en croyant. Moins polémique, on pourrait également miser sur “La Nostra Vita” de Daniele Lucheti, dans lequel un jeune père va surmonter un bouleversement personnel grâce à l’amour de ses enfants et de ses amis. Beaucoup plus raccord avec la grille d’évaluation. Un happy ending, qui manquera au Beauvois, pourrait faire pencher la balance.

Le prix du jury oecuménique, comme à son habitude, sera annoncé 24h avant celui de la sélection officielle.

La conférence finit sans vraiment se conclure, et sans applaudissements. La petite assistance s’égrène et libère l’allée 18, laissant un peu respirer le stand d’en face. Une affiche y promeut le film “Kanimdaki Barut“, dans lequel un jeune turc visiblement très énervé envoie des gifles à la moitié d’Istanbul, et sniffe de la colle.
Finalement, l’oecuménisme, c’est dans les couloirs du MIF qu’il bat son plein.


Henry Michel, à Cannes.

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Mouillé et affamé, bien fait pour moi

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Tous les ans c’est la même chose je me dis que je n’irai plus à la soirée d’ouverture. Alors qu’on peut tranquillement voir les films en projection de presse, sans avoir à se corseter d’un smoking et s’empapilloner. Et après, il y a le diner d’ouverture, c’est à dire une foire d’empoigne avec plusieurs milliers d’autres pingouins voraces. Désormais cordée de l’humiliation de lieux hiérarchisés, où les invités de différents rangs sont triés sans ménagement par les vigiles à l’oreille tirebouchonnée. Et tous les ans j’y retourne. Souvent, le film est pire que Le Robin des bois de Ridley Scott qui a ouvert les festivités 2010, étrange machin mal fichu, courant plusieurs gibiers à la fois, et qui se termine dans un ridicule inutile sans défaire tout à fait l’intérêt qu’on y a trouvé – comme on retient du sable entre ses doigts.

D’abord et sans conteste, le film profite de la présence de Cate Blanchett, qui sauverait presque le film à elle seule. Ensuite cette tentative de salir la légende, pas métaphoriquement mais littéralement, de la plonger dans la boue, mais une boue synthétique, où règnent les effets spéciaux numériques. D’où un bizarre effet de film à la fois terrien et immatériel, fabriquant un post-moderne médiéval dont la vanité intrigue un peu). Enfin, plus que l’idée de faire des Français les méchants (autant en vouloir à l’Histoire, et à Shakespeare au passage), celle de ramener au centre la Magna Carta, cette charte prémisse de la démocratie moderne, troispetits tours de cours avant de relivrer le rappel historique en pâture à une dramaturgie mélodramatoque, le Prince Jean allant et venant entre  plusieurs fonctions (ne parlons pas de « personnages », il n’y en a aucun dans ce film), à ce moment carrément côté serpent de Walt Disney.

Tout le monde disait du mal de Russel Crowe en sortant, sous prétexte qu’il est lourd et ne fait pas grand chose. Moi je trouve ça pas mal, ça leste un film qui n’a d’intérêt que quand il ralentit, et devient assez attachant quand il en s’y passe plus rien du tout. Alors que les scènes d’action sont embarrassantes de niaiserie. Donc à un moment il y a une sorte d’enjeu politique, et puis plus du tout, comme si le scénariste avait eu un plan, les producteurs un autre, que le réalisateur avait bricolé ça en transpirant à cause de tous les effets électroniques qu’il allait falloir ajouter pas question d’à peu-près dans la réalisation quand tout le reste est complètement de traviole. Et les monteurs qui se sont  échinés sans grand succès à donner de la cohérence et du rythme à l’ensemble.

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Après la séance, applaudie poliment, c’était franchement plus rigolo, tout le contenu du Grand Auditorium Lumière s’apprêtant à se ruer sur les petits fours du Majestic mais bloqué net en haut des marches par une vigoureuse averse. Dans son improbable robe à froufrous, Arielle Dombasle prédisait qu’elle allait ressembler à une serpillère, du moins affichait-elle une allure et un humour qui faisait défaut à la plupart de ses congénères (moi inclus). On vit donc Thierry Fremaux, qui n’est pas seulement le délégué général du Festival (et le directeur de l’Institut Lumière) mais un garçon efficace, secouriste à ses heures, judoka expérimenté, et bien d’autres choses encore, porter lui-même des brassées de parapluies pour ses hôtes en détresse.  Sous la tourmente, nous finîmes par aller du Palais au palace, pour ne pas manger et mal boire, en piétinant et en se fichant des coups de coudes les les autres.

Tout ça pour dire que cette année c’est un peu pire (la soirée), et un peu moins pire (le film), mais surtout que j’ai repiqué au truc. Parce que j’aime ça, que Cannes c’est aussi ça, qu’on y peut boire des demis dans des bistrots jusqu’à l’aube ou faire le dandy, rencontrer des jeunes amoureux fous du cinéma avec qui discuter des différentes versions  des Rapaces de Stroheim ou d’Out One de Rivette, des affairistes véreux (ou pire, juste des affairistes), quelques uns des plus grands artistes vivants, des publicistes cyniques et des aficionados qui ne jure que par telle sélection, tel café, telle idée du cinéma, tel année « historique ». Et que se priver de l’un ou l’autre de ces aspects composites, sinon contradictoires, serait – pour moi – rater ce qui fait le sel unique de ce festival. Demain, je veux dire tout à l’heure, ouverture de Un certain regard et de la Quinzaine, premier film de sélection officielle, la gourmandise est à son comble. Le cinéma, encore une fois, commence.

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Méchants… et pas contents

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C’est un micro-évènement, mais visiblement assez grand pour chiffonner notre orgueil français: pour l’ouverture du festival, le Robin des Bois de Ridley Scott présente les Français sous leur meilleur jour… c’est-à-dire comme une meute de brutes sanguinaires qui en veulent à Robin le héros.

L’acteur australien du film, inséparable de Ridley Scott depuis Gladiator se plaît à nous le rappeler. En conférence de presse, Russel Crowe, connu pour être un peu ours avec les journalistes, s’est amusé du fait que les Français tiennent dans le film «le rôle des méchants».

Le film s’ouvre sur une spectaculaire bataille où les troupes de Richard Coeur de Lion attaquent une forteresse française, Robin tente plus tard de déjouer le complot des Français pour renverser le trône d’Angleterre… Les Français sont les ennemis, et alors? Il faudrait quoi, réécrire l’histoire ?

C”est même «la première polémique de Cannes», ironise l’Express, depuis que «quelques farceurs ont reproché au film de faire endosser une fois de plus à de malheureux Français le rôle des vilains».

Polémique, vraiment? A côté des Draquila et Hors-la-loi, c’est à peine une secousse sur le monde cannois. Mais quand même, on ne peut pas s’en empêcher, on l’évoque.

On l’évoque pour contrer la polémique. Interrogé en chat sur l’express.fr par un internaute curieux de connaître son avis sur la place du film en ouverture, le délégué général du Festival de Cannes Thierry Frémaux lui répond en grand sage: «Les méchants ce sont les Français! Mais ne polémiquons pas, à nouveau, avec les Anglais

On l’évoque pour encourager la polémique. «Les Français. Des violeurs! Des brutes sanguinaires! Un régal. Et peut-être une base de polémique pour les pas-touche-à-l’Histoire, quand celle qu’ils ont provoquée envers Hors-la-loi se sera calmée» pour le JDD. fr.

On pourrait s’y faire pourtant, à ce rôle de méchants dans les productions britanniques. Le désaccord avec les Etats-Unis sur la guerre en Irak en 2003 nous avait valu toute une flopée d’ennemis français dans les productions anglo-saxonnes. Pour preuve, ce top 10 des rôles des méchants français concocté par Grazia, outré que l’actrice britannique Helen Mirren ait pu se plaindre de voir des acteurs britanniques jouer les méchants dans les films américains.

A.L

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Il faut voir les films !

Essai de décryptage du sens des polémiques qui entourent le lancement du 63e Festival de Cannes

C’est entendu, ce Festival de Cannes s’ouvre sous le signe de multiples polémiques. C’est, d’abord, une bonne nouvelle : signe que ce qui se présente au Festival, et plus généralement que le cinéma est de nature à susciter le débat, voire la controverse. Au menu de celles-ci, des questions variées, et de natures bien différentes, mais qui finalement convergent.

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Hors-la-loi de Rachid Bouchareb et le massacre de Sétif. L’affaire fabriquée de toute pièce par un député UMP chassant sur les terres de l’extrême-droite, Lionnel Luca, fait peser un véritable risque de perturbation du Festival par des manifestants nostalgiques de l’Algérie française et leurs épigones racistes, qui se trouvent en nombre dans la région. Comme toujours en pareil cas, la polémique a été lancée sans avoir vu le film. Hors les gros bras menaçants, tout ça serait ridicule et sans intérêt, à cette curiosité près : qu’il se soit trouvé un Secrétaire d’Etat, Hubert Falco, pour faire examiner un scénario (ne correspondant pas au film terminé) par un « comité d’histoire » dépendant de l’armée, et que cela donne lieu à un jugement public de condamnation. Ce procédé inquisitorial pourra au moins aider à rappeler la nature et les enjeux du travail de la fiction pour comprendre l’histoire, pour construire notre relation, nos relations au passé, au présent, aux autres.

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Draquila, l’Italie qui tremble de Sabina Guzzanti et le boycott du Festival par le ministre italien de la culture, Sandro Bondi. Alors lui, il a raison de ne pas venir ! Il a raison d’être mécontent d’un film qui met en évidence ce qu’il est, un porte-flingue du gangster qui met l’Italie en coupe réglée, avec le soutien d’une grande part de sa population (faut-il rappeler que c’est la définition même du fascisme d’être populaire ?). A partir de l’utilisation du tremblement de terre de l’Aquila, le « film », qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma et beaucoup avec un dossier d’instruction,  construit en effet un réquisitoire plus que convaincant. Mais en Italie, qui le verra là où cela devrait être vu ? C’est à dire pas dans quelques salles activistes et meetings protestataires, mais à la télévision, cette télévision entièrement sous le contrôle du gangster précité.

Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov et la pétition des plus grandes figures du cinéma russe. Mikhalkov est un proche, et un fervent soutien de Poutine, et il règne d’une poigne de fer sur le cinéma russe, s’attribuant, à lui et ses affidés, tous les subsides publics, et évinçant qui le dérange. En fait, c’est plutôt Poutine qui est anecdotique, Mikhalkov, lui, occupe fièrement la place qui fut celle de ses ancêtres, près du Tsar, près de Staline, près de Brejnev, celle d’un aristocrate toujours au plus près du pouvoir, et capable d’en tirer le maximum de profits, matériels et symboliques. La protestation de tout ce que le cinéma russe actuel compte de respectable contre le personnage est on ne peut plus légitime. Cela ne préjuge pas du film. Il faut toujours, quoiqu’il en soit, commencer par voir les films avant d’en dire quelque chose.

Carlos d’Olivier Assayas évincé de la compétition et Film Socialisme de Jean-Luc Godard attaqué pour se montrer en VOD sur le site FilmoTV deux jours avant sa sortie. Il semble qu’on ait quitté là les grands sujets de politique et d’histoire pour entrer dans la cuisine professionnelle. Pas si sûr. Derrière ces deux affaires, qui bousculent les règles établies de séparation entre le cinéma et la télévision et d’organisation de la diffusion des films sur les différents supports (salle, DVD, VOD, TV cryptée, TV en clair, etc. – ce qu’on appelé la « chronologie des médias), c’est un état de l’action publique qui est mis en lumière, et pas seulement dans le champ du cinéma, ni même de la culture.

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Ce qui fait obstacle aux initiatives à propos des films d’Assayas et de Godard sont des règles qui ont été, au moment de leur mise en place, d’utiles et efficaces composants de la construction d’un rapport plus ambitieux et moins mercantile avec le cinéma. Elles sont aujourd’hui invoquées par ce que le cinéma compte de moins ambitieux et de plus mercantile pour bloquer des œuvres singulières, des œuvres auxquelles le cinéma de la norme, le cinéma du flux ne permettrait même pas d’exister. Il y a la règle, et il y a l’esprit de la règle. Toutes les règles avec le temps se dévoient, il faut en comprendre l’esprit pour les transformer, parfois en profondeur. Pourquoi Carlos n’aurait-il pas du être interdit de compétition ? Parce que c’est un grand film de cinéma, peut-être le film français le plus ambitieux de l’année, et davantage. Ici même Olivier Assayas expliquait, en termes autrement vifs, que jamais le cinéma français d’aujourd’hui ne lui aurait permis de réaliser le grand film qu’il a pu tourner sous l’égide de Canal +. Le résultat relève du cinéma. Qui dit ça ? Moi. Parce que j’ai vu le film. Comment je peux le prouver ? Je ne peux pas. C’est là toute la question. Les lois ne peuvent pas se faire à partir de la subjectivité d’un tel ou d’un autre. Pas directement. Il a fallu toute l’intelligence de grands ouvriers de l’action publique, autour de Malraux et de Lang notamment, pour fabriquer des outils juridiques au service d’une ambition esthétique. C’est difficile ! Parce qu’il faut aller à la rencontre des œuvres ! Il faut les aimer. Il faut trouver comment transmuer cet amour en règlements, qui ont l’air d’être le contraire de l’amour. Cela s’appelle faire de la politique.

Mais si on perd l’amour des films, c’est comme si on perd le sens des humains et de la vie. Alors on fait de la gestion, du quantitatif, on se tire des balles dans le pied et finalement on donne des armes aux hommes comme Berlusconi et Mikhalkov. Godard essaie de dire ça depuis 50 ans et plus, il cherche toujours à faire bouger les cadres, à interroger les points de vue et les perspectives, aussi dans l’économie de son domaine (le cinéma), aussi dans la diffusion ou la technique, aussi dans la dénomination. C’est son travail d’artiste politique. Ça, je peux le dire avant d’avoir vu son Film Socialisme, puisque Jean-Luc Godard, quand il peut, il fait son travail de cinéaste aussi entre les films.

Jean-Michel Frodon

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