Bad Guys

Par Jean-Michel Frodon

small_484369Mark Womack (à droite) dans Route Irish de Ken Loach

C’est une affaire entendue. De 2000 à 2008, la première puissance mondiale a été entre les mains d’un ramassis d’ordures malhonnêtes. Les Etats-Unis d’Amérique ont dirigés par un gang de malfrats issus de la mafia du pétrole texan, et qui a manipulé sans vergogne toutes les informations et tous les organes publics pour s’enrichir démesurément, y compris en déclenchant deux guerres au détriment de milliers dizaines de milliers de vies humaines (dont un certain pourcentage de vies américaines) et de toute idée du bien, de la vérité, de la justice. Bush, Cheney, Rumsfeld, Condolizza Rice, Karl Rove, leurs associés et leurs commanditaires ont été la pire bande de crapules, en tout cas la plus puissante et  la plus malfaisante de toute l’histoire. Leurs innombrables malversations sont d’ailleurs un condensé de la logique même du capitalisme, dont la seule vérité est qu’il est toujours légitime d’assassiner, de torturer, de trahir et d’exploiter les individus et les collectivités si ça rapporte de l’argent.

OK. Sous bénéfice de quelques nuances et variations (et du rappel d’un certain nombres d’abominations commises par d’autres durant la même période), comme citoyen je partage globalement ce point de vue. Comme spectateur de cinéma, c’est un peu différent.

Parce qu’une telle base de départ définit si précisément et si puissamment l’enchainement de ses présupposés et de ses conclusions qu’il ne reste plus aucune place pour que l’accomplissement d’un film de cinéma ait la moindre chance de construire quoique ce soit. C’est le problème de la plupart des films consacrés à la guerre en Irak : ils sont réalisés par des gens si profondément convaincus de l’abomination qu’a été la politique américaine, si intimement pénétrés de la masse de saloperies accomplies au nom du peuple américain par le gouvernement Bush, qu’ils contiennent d’emblée l’aboutissement de leur construction dramatique. Soit quelque chose qui n’apprendra rien à ceux qui partagent ce point de vue (et qui donc s’abstiennent de dépenser leur argent pour se voir apprendre ce qu’ils savent déjà), et ne permet en aucune manière à ceux qui pensent différemment de remettre en question leur perception des événements (et qui donc n’y vont pas non plus). D’où que les nombreux films produits par la gauche hollywoodienne à propos de la guerre en Irak sont autant de flops commerciaux.

Cette écrasement des moyens par les fins, cette mise à plat idéologique de tout espace dramatique, émotionnel, intellectuel, est à nouveau l’écueil auquel sont confrontés les deux films sur le même thème présentés quasi d’affilée par le Festival, Fair Game de Doug Liman et Route Irish de Ken Loach.

small_479341Sean Penn et Naomi Watts dans Fair Game de Doug Liman

Le premier reconstitue l’histoire du couple composée de Joe Wilson, ancien ambassadeur américain en Afrique qui dénonça le mensonge de la Maison blanche à propos des armes de destructions massives de Saddam Hussein, et son épouse Valerie Plame, agent de la CIA, volontairement « grillée » par l’administration Bush en représailles.  Le second conte la mise à jour des agissements des sociétés privées de mercenaires utilisées par les pouvoirs et les grandes compagnies en Irak pour protéger leurs intérêts. Du couple vedette (Sean Penn et Naomi Watts) de l’un à l’activisme d’inconnus dans le second, les différences entre les deux réalisations ne manquent pas. Ils souffrent pourtant du même problème de construction. Soit on considère comme établi le statut des méchants (par exemple quand des SS apparaissent dans un film situé  durant la 2e guerre mondiale) et la fiction se construit à partir de cet accord commun de tous les spectateurs d’aujourd’hui, soit il faut construire ce statut et le démontrer. Mais ces deux films présupposent la vilénie des méchants, tout en faisant semblant de vouloir la découvrir. Le résultat dramatique aussi bien qu’idéologique et moral est donc entièrement dépourvu d’intérêt, ce qui est dommage, et le chemin parcouru pour l’atteindre (le déroulement du film) aussi vain que finalement malhonnête, ce qui est pire.

Paradoxalement (mais le paradoxe est ici bien insuffisant pour redonner vie à ces petites mécaniques convenues), ce sont dès lors les mauvais côtés des personnages positifs qui sont seuls susceptibles de redonner un peu de vie à ces programmes trop prévisibles. Cela fonctionne un tout petit peu dans Fair Game, autour de l’arrogance du personnage joué par Sean Penn. Et un peu mieux dans Route Irish, avec l’ancien mercenaire cherchant la vérité sur la mort de son copain à Bagdad, lorsqu’il recourt à son tour aux méthodes en principe dénoncées par le film, torturant un ancien compagnon de combat et recourant au meurtre à la voiture piégée pour rétablir la justice. Ce qui, nonobstant le soulagement un peu lâche que produit ce dénouement chez le spectateur, n’aide guère à faire comprendre quoique ce soit de ce qui s’est passé, de ce qui se passe toujours en Irak et ailleurs. Et n’aide pas davantage à  trouver dans l’évocation de ces événements tragiques quelque bonheur de cinéma que ce soit.

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Que du bonheur

thumb-5L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira, à Un certain regard

Quelle belle journée que ce jeudi, véritable premier jour du Festival. Et encore, j’écris cette phrase avant d’avoir vu le film d’ouverture choisi par le nouveau directeur de la Quinzaine des réalisateurs, Frédéric Boyer, et celui qui ouvre la Semaine de la critique. C’est que deux films d’aujourd’hui ont suffi à combler toutes mes espérances. Deux films en apparence antinomiques, et finalement pas tant que ça.

Le premier est signé de Manoel de Oliveira, qui était un cinéaste génial bien avant qu’on s’intéresse à son âge. Aujourd’hui, à 103 ans, il signe cette Etrange Affaire Angelica et c’est un enchantement. Conte fantastique où un photographe est requis de prendre un cliché d’une jeune fille morte, et la voit lui sourire dans son objectif, le film se déploie en jeu sur l’histoire contemporaine, le rapport des images au désir et à la mort, la dimension féérique du cinéma et son caractère documentaire.

P1000192Oliveira salué avec effusion par Thierry Frémaux

De scènes oniriques qu’on dirait réinventées des origines du cinéma en rencontres infiniment attentives et vibrantes avec le travail des ouvriers agricoles dans les vignes du Douro, Oliveira croise les fantômes de Chagall et de Glauber Rocha, de Méliès et de Lumière. Il parle de sa propre mort aussi, oui, mais avec une élégance souriante, aussi profonde que légère, illuminée de ce sourire de la jeune morte comme par la source même de la lumière cinématographique.

Un prodige.

Deux prodiges !

Venu d’on ne sait quel diable vert, débarque un film palpitant, débraillé, charnel et désespéré, tout clignotant de fierté sur des riffs de rock à fond l’écran. Ça s’appelle Tournée, c’est Mathieu Amalric qui est à la mise en scène et dans le rôle principal, flanquée de la plus sidérante troupe qui se puisse imaginer. Mimi Le Meaux, Dirty Martini, Kitten on the Keys, Julie Atlas Muz : des véritables stars du New Burlesque, ces femmes aux formes généreuses qui s’inventent des numéros de striptease farfelus. Ce genre de spectacle 100% US, voilà que par une improbable entreprise de sauvetage de ses piteuses affaires, le producteur ruiné joué par Amalric le fait tourner dans quelques ports des côtes françaises.

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Sur le tournage de Tournée de Mathieu Amalric, en compétition officielle

C’est Don Quichotte et les déesses du Wallallah sur des riffs de Little Richard, entre les quais de Nantes et un désert imaginaire. C’est un road-movie chaotique et labyrinthique, romanesque et trivial, où, à nouveau, les ressources du documentaire et de la fantasmagorie, de l’enfance et de la terreur ordinaire du monde se font la courte échelle en une vertigineuse pyramide.

Quel point commun entre les deux films ? Une immense confiance dans les puissances du cinéma, un engagement aventureux vers des histoires jamais contées et pourtant saturées de tous les grands récits qui nous fondent. Une énergie aventureuse, une générosité du récit et des formes. Et puis, plus encore, et comme la récompense suprême : une sorte de confiance absolue dans le spectateur, dans sa capacité à jouer avec les images, les références, les rythmes. Contre 100 000 films formatés, qui savent mieux que nous ce que nous devons voir et comment nous y réagirons, des films comme des mains tendues, comme des espaces ouverts à chacun, pour y flâner ou y courir et sauter, pour y dormir, rêver peut-être.

Merci à eux qui font ça.

JMF


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Méchants… et pas contents

robin - Copie

C’est un micro-évènement, mais visiblement assez grand pour chiffonner notre orgueil français: pour l’ouverture du festival, le Robin des Bois de Ridley Scott présente les Français sous leur meilleur jour… c’est-à-dire comme une meute de brutes sanguinaires qui en veulent à Robin le héros.

L’acteur australien du film, inséparable de Ridley Scott depuis Gladiator se plaît à nous le rappeler. En conférence de presse, Russel Crowe, connu pour être un peu ours avec les journalistes, s’est amusé du fait que les Français tiennent dans le film «le rôle des méchants».

Le film s’ouvre sur une spectaculaire bataille où les troupes de Richard Coeur de Lion attaquent une forteresse française, Robin tente plus tard de déjouer le complot des Français pour renverser le trône d’Angleterre… Les Français sont les ennemis, et alors? Il faudrait quoi, réécrire l’histoire ?

C”est même «la première polémique de Cannes», ironise l’Express, depuis que «quelques farceurs ont reproché au film de faire endosser une fois de plus à de malheureux Français le rôle des vilains».

Polémique, vraiment? A côté des Draquila et Hors-la-loi, c’est à peine une secousse sur le monde cannois. Mais quand même, on ne peut pas s’en empêcher, on l’évoque.

On l’évoque pour contrer la polémique. Interrogé en chat sur l’express.fr par un internaute curieux de connaître son avis sur la place du film en ouverture, le délégué général du Festival de Cannes Thierry Frémaux lui répond en grand sage: «Les méchants ce sont les Français! Mais ne polémiquons pas, à nouveau, avec les Anglais

On l’évoque pour encourager la polémique. «Les Français. Des violeurs! Des brutes sanguinaires! Un régal. Et peut-être une base de polémique pour les pas-touche-à-l’Histoire, quand celle qu’ils ont provoquée envers Hors-la-loi se sera calmée» pour le JDD. fr.

On pourrait s’y faire pourtant, à ce rôle de méchants dans les productions britanniques. Le désaccord avec les Etats-Unis sur la guerre en Irak en 2003 nous avait valu toute une flopée d’ennemis français dans les productions anglo-saxonnes. Pour preuve, ce top 10 des rôles des méchants français concocté par Grazia, outré que l’actrice britannique Helen Mirren ait pu se plaindre de voir des acteurs britanniques jouer les méchants dans les films américains.

A.L

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Takeshi Kitano, le monstre

Kitano est un mystère. Au Japon il est connu en tant que «Beat Takeshi», animateur de sketches satiriques sans interdits. Les vieux, les handicapés, les pauvres, les enfants, les laids, tout le monde y passe. Il anime également dans son pays une émission de tv culte: Takeshi’s Castle et s’est à plusieurs reprises essayé à la chanson, expérimentant des changements de cap schizophréniques, passant en un clin d’œil d’un tournage des plus sérieux à un déchainement scénique incroyable.

En France on le connait mieux pour le cinéaste honoré qu’il est à l’échelle internationale.  Après avoir remporté un Lion d’or à Venise pour son film Hana-Bi en 1997, il a été nommé à Cannes en 1999 pour L’été de Kikujiro:

retrouver ce média sur www.ina.fr

Reportage de France2/INA.

L’année 2010 est un peu son année en France, une année prolixe pour Kitano, marquée par la sortie de son film Achille et la tortue en mars dernier et par l’exposition- Gosse de peintre– que lui consacre la fondation Cartier jusqu’au 12 septembre à Paris.

Sa sélection à Cannes avec Outrage ravit bien évidemment ses fans et marque un retour aux sources avec une histoire de guerre des gangs entre yakuzas, peut-être plus proches de son célèbre Aniki mon frère que de la fable drôle, un peu road-movie, qu’est L’été de Kikujiro. Dans Outrage, il incarne le rôle principal, un truand de seconde zone qui liquide des rivaux à tour de bras pour le compte de son patron.

Bande d’annonce d’Outrage.

M.C.

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Où sont les femmes ?

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Le 15 avril,  le comité de sélection du 63ème Festival de Cannes dévoilait les 18 films choisis pour la course à la Palme d’Or. Mathieu, Xavier, Bertrand, Rachid, Alejandro… que des hommes. Daniele? Et non, dommage, c’est un prénom d’homme, en Italie. Jusqu’au 18ème prénom, c’est bien simple, pas la trace d’une seule réalisatrice. Alors les femmes sont furieuses, et le font savoir dans une pétition.

«Vous êtes en train de nous dire que vous n’avez pas trouvé UN bon film réalisé par une femme? Rejoignez le 21ème siècle!» Voilà à peu près la teneur des commentaires qui accompagnent certaines des 200 signatures d’une pétition lancée mercredi 5 mai par la réalisatrice britannique Ruth Torjussen, «You Cannes not be serious». Un jeu de mot aussi bien trouvé qu’intraduisible en français – essayons un «Cannes, c’est une blague?! » – pour protester contre l’absence de femmes des films en Compétition de la sélection officielle de cette 63ème édition de Cannes.

La pétition, sans signataire française pour l’instant, réclame «une plus juste représentation de femmes réalisatrices dans la sélection officielle» et proteste «dans l’espoir que ça ne se reproduise plus jamais dans le futur». Avec cette conclusion digne de Big Brother de 1984: «We’ll be watching»: «Nous surveillerons, nous ne resterons pas silencieuses »

Inhabituel pour Cannes

L’ absence de femmes dans la sélection est d’autant plus «choquante», explique Ruth Torjussen au Time, que «ce n’est pas dans l’habitude de Cannes d’ignorer les femmes, contrairement à l’Académie des Oscars qui l’a toujours fait».

Il est vrai que ce score de O femmes est plutôt exceptionnel. L’année dernière pour la 62 ème compétition du festival, sur vingt films en Compétition trois étaient réalisés par des femmes: Bright Star de Jane Campion, Fish Tank d’Andrea Arnold et Carte des Sons Tokyo d’Isabel Coixet. Mais trois films sur vingt, ce n’est pas non plus un exploit, se plaignaient déjà certains.

Et rappelons que sur 62 palmes d’or attribuées, une seule l’a été à une femme, Jane Campion, pour La leçon de Piano, en 1993. L’année dernière, celle-ci avait d’ailleurs déclaré qu’elle «aimerait voir plus de réalisatrices, et pas seulement à Cannes», sans toutefois démontrer de grands talents d’argumentation «Les femmes représentent la moitié de la population. Elles ont donné naissance à toute la planète!».

La compétition «qui a toujours ignoré les femmes» selon Ruth Torjussen, l’Académie des Oscars, a elle justement contredit la réalisatrice britannique cette année, pour sa 82 ème cérémonie: le 7 mars Barbara Streisand annonçait triomphalement que le «temps était venu» en remettant l’Oscar de la meilleure réalisation, le seul jamais attribué à une femme en 82 ans d’existence de la compétition, à Kathryn Bigelow pour son film Démineurs.

Les voilà

Faisons le décompte. Sur les 43 films sélectionnés, aucun film de femme dans la compétition, aucun non plus hors compétition, on l’avait compris. Une réalisatrice, Agnes Kocsis figure fièrement dans la sélection Un certain regard pour son film Adrienn Pal. Deux femmes présenteront leurs films dans les «Séances spéciales»: Sophie Fiennes pour Over Your Cities Grass Will Grow, et Sabina Guzzanti pour le controversé Draquila – L’Italia Che Trema.

L’actrice Juliette Binoche, sur l’affiche du festival, est l’égérie de cette 63ème édition. La réalisatrice Claire Denis préside le jury d’Un certain regard, et la comédienne anglaise Kristin Scott Tomas sera la maîtresse de cérémonie le 12 mai.

Pour voir d’autres films de réalisatrice, il faudra se tourner vers le «Festival Indépendant de Cannes», qui se tient depuis 2007 en même temps que l’officiel et présentera lui 30 films réalisés par des femmes.

Selon le Time, sur les 1.665 films visionnés par le comité cette année, moins de 10% étaient réalisés par des femmes. Voilà l’argument, propose le journal, que le directeur du Festival Thierry Frémeau, qui n’a pas réagi à la pétition, pourrait avancer.

Mais il n’y aurait sans doute pas là de quoi calmer les «Cannes réveille toi!», «Objectif 60/40% pour 2012!», «Comment épèle t-on sexisme? C-A-N-N-E-S», «Dans quel siècle est-on?» «Honte à Cannes qui ne porte aucun intérêt à la vision du monde des femmes?» et le court mais efficace «WTF?» des signataires de la pétition.

A.L

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