Par Jean-Michel Frodon
La “fiche” de Carlos sur le remarquable site dédié au film par Canal +
« Vous, les Français, vous êtes incroyables ! Pour une fois que vous aviez une palme d’or évidente, vous avez mis le film hors compétition ! » me lance un ami journaliste américain. A la sortie de l’unique projection cannoise du Carlos d’Olivier Assayas, projection suivie avec ferveur malgré la difficulté d’inscrire sa durée dans le programme surchargé de tout festivalier, et saluée d’une ovation, pour beaucoup l’affaire est entendue, il s’agit sans discussion possible du plus grand film du Festival – j’en entends qui parlent du plus grand film français depuis très longtemps, et de la consécration absolue d’un des plus importants cinéastes d’aujourd’hui. Un grnd film d’action, un grand film politique, une fresque qui aide à mieux voir le monde contemporain, avec un point de vue lui aussi singulier : il est très remarquable que cette immense histoire qui court sur près de 20 ans (les années 70 et 80) puisse être à bon droit être racontée sans que les Etats-Unis y occupent, dans la dramaturgie des faits comme dans celle de la réalisation, une place centrale.
Ce même mercredi 19 mai, jour de la projection cannoise, il était assez incroyable de découvrir la place occupée dans les médias nationaux par le débat sur la qualification juridique de l’œuvre d’Assayas, et la complaisance avec laquelle était relayée l’idée qu’il s’agirait d’un produit de télévision. Une série télé, Carlos ? N’importe quoi ! Entièrement produit par Canal +, et diffusé en trois parties par cette chaine, Carlos ne ressemble pas plus aux Sopranos, pour prendre une série qui fait l’unanimité des défenseurs de ce format, qu’Autant en emporte le vent ne ressemble à Plus belle la vie. Conçue et réalisée, comme Olivier Assayas l’a explicité ici même, pour le grand écran – avec le plein accord du responsable du département fiction de la chaine cryptée, le très cinéphile Fabrice de la Patellière – cette fresque n’a de sens que dans sa continuité, et trouve les origines de sa puissance dans une mise en scène qui doit tout au cinéma. Mise en scène qui, comme on le sait depuis un bon demi-siècle, est susceptible d’offrir de considérables plaisirs aussi à des téléspectateurs – mais pas les mêmes que ceux des séries TV, dont les principes particuliers de mise en scène sont entièrement différents, c’est même ce qui fait leur intérêt.
Alors qu’on a l’occasion de découvrir une œuvre sans équivalent dans le cinéma français, exceptionnelle par son format, son souffle, son ambition esthétique et politique, œuvre que le Festival s’est bêtement privé de pouvoir récompenser et ainsi être synchrone d’un mouvement décisif de la création du 7e art contemporain, cette dispute byzantine où se dissimulent de multiples intérêts ne devrait pas tenir la route une minute, au moins de la part de qui a assisté à la projection. Ce serait compter sans la paresse (c’est tellement plus simple de tout mélanger, de ne pas chercher à comprendre ce qui distingue et organise) et la complaisance (la grande puissance Canal dit « série télé », répétons comme elle). Ce serait aussi compter sans les mécaniques corporatistes, qui ont la vie dure. Il est particulièrement regrettable de les entendre se draper dans la défense du cinéma pour protéger des intérêts qui lui sont devenus étrangers sinon hostiles. Ce n’est pas la première fois.
Il y a 16 ans, on a connu en France une première polémique de ce type, lorsqu’un autre grand cinéphile devenu responsable d’une unité fiction pour chaine, Pierre Chevalier sur Arte, commandait à des cinéastes ce qui relevait juridiquement de la catégorie « téléfilm » (comme Carlos), mais esthétiquement et à l’évidence de l’art du cinéma. Déjà les corps constitués du « cinémafrançais » s’étaient dressés contre cette irruption où on trouvait, aux côtés d’André Téchiné (Les Roseaux sauvages) ou de Robert Guédiguian (Marius et Jeannette)… Olivier Assayas avec L’Eau froide. Soit, déjà aussi, un tournant majeur dans l’œuvre et dans la carrière de chacun de ces trois réalisateurs.
Sur le tournage, Carlos (Edgar Ramirez) et Olivier Assayas
Ce qui s’est passé est absurde et injuste… pour le Festival de Cannes. Celui-ci aura en effet malgré tout joué en grande partie son rôle aux côtés d’une grande œuvre de cinéma : la projection dans la grande salle du Palais est à la fois une consécration symbolique et une expérience concrète pour ses centaines de spectateurs, qui valide sans retour le statut de grande œuvre de cinéma du film. Au soir de la projection, il était devenu évident que le film, y compris dans sa « version longue », serait vu dans des salles de cinéma, en France et dans le monde. Dans le « Patio », la base installée chaque année par Canal + sur le port de Cannes, la ferveur des acheteurs, distributeurs et critiques étrangers ne trompait pas.
Le Festival aurait dû en tirer le bénéfice d’afficher sa capacité à organiser une telle reconnaissance, il ne le pouvait qu’en inscrivant le film dans sa compétition, et très probablement à son palmarès. Exemplairement, faire pour Carlos et Assayas ce qu’il a fait, depuis des décennies, pour Coppola avec Apocalypse Now, ou, tiens !, pour des téléfilms comme Padre Padrone des Taviani ou Elephant de Gus Van Sant. C’était le meilleur service qu’il pouvait se rendre à lui-même.
Je pensais que téléfilm, film de cinéma et séries télévisuelles se différenciaient par leur format de destination (Télévision ou Cinéma) ou leur sérialisation (la série n’existe que par la succession d’épisode, un film se suffit à lui même).
A vous lire le film de Cinéma serait bien différent du téléfilm : “ce qui relevait juridiquement de la catégorie « téléfilm » (comme Carlos), mais esthétiquement et à l’évidence de l’art du cinéma”.
Il se distinguerait aussi des séries télévisuelles :”dont les principes particuliers de mise en scène sont entièrement différents, c’est même ce qui fait leur intérêt.”
Tel quel on dirait un jugement de valeur avec le cinéma juste devant la série et le téléfilm bien au dessous.
Pouvez vous détailler ?
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Romain Roget, cyrildelattre. cyrildelattre a dit: Je lis https://blog.slate.fr/festival-cannes-2010/2010/05/20/assayas-carlos-cannes/ […]
“Carlos est le plus grand film du festival?” Vous avez de la chance d’avoir vu l’intégralité de la sélection avant même les projections presse!
“Entièrement produit par Canal +”: les coproducteurs du film, parmi lesquels Arte (producteur de la journée de la jupe) apprécieront!
Carlos est produit pour la télévision, et si c’était un film de cinéma il ne durerait pas 5h33 ce qui en rendrait l’exploitation commerciale impossible.
C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe une version courte, qu’il aurait sans doute été plus prudent de présenter à Cannes afin de ne pas donner lieu à un débat faussé et surtout de permettre au film d’être en compétition!
Je vous remercie de me lire avec tant d’acuité. J’ai assez confiance en mes lecteurs pour croire que lorsque j’écris, avant la fin du festival, que c’est le plus grand film, chacun peut comprendre que je parle d’une oeuvre se situant à une autre échelle, et non d’une comparaison qui d’ailleurs n’aurait guère de sens. De même lorsque je dis que le film a été entièrement produit par C+, c’est que le projet a été entièrement porté par cette chaîne, ce qui ne signifie pas qu’ils ont apporté tout l’argent, ce qui ne se produit jamais, pour aucun film. Lorsqu’un film de Pialat était produit par Toscan du Plantier, c’est bien ce dernier qui en assumait les charges de production, mais pas avec son argent. Enfin, de Stroheim (“Les Rapaces” à Lanzmann (“Shoah”) en passant par Kobayashi (“La Condition de l’homme”) et Rivette (“Out One”) les exemples de films de cinéma d’une durée très supérieure aux 5h30 de “Carlos” sont multiples.
Enfin, comme je le disais d’un précédent texte ( https://blog.slate.fr/festival-cannes-2010/2010/05/12/il-faut-voir-les-films/ ) la nature cinématographique de la réalisation d’Olivier Assayas est u avis subjectif, le mien. Il se trouve que depuis la projection du film à Cannes cette opinion est partagée par tous ceux qui l’ont vu et à qui j’ai pu parler.
Il y a en effet plusieurs types de critères. On peut distinguer la fiction unitaire de la série. Carlos est à cet égard une fiction unitaire en trois parties plutôt qu’une série. Les fictions sont produites dans des conditions réglementaires et financières selon qu’elles sont d’abord destinées à la salle ou à une diffusion télévisuelle. Tout cela a de l’importance. Et puis il y a autre chose, d’une autre nature: le jugement esthétique. Que Carlos relève du cinéma, de l’art du cinéma, est mon avis. Il se trouve que c’est aussi celui de l’auteur, qui ne fait pas mystère d’avoir travaillé en ne pensant qu’au grand écran, alors même qu’il savait bien que ce qu’il faisait était financé par une chaine, et serait d’abord diffusé par celle-ci. Un critique de cinéma n’est pas un juriste (même s’il s’intéresse parfois, c’est mon cas, aussi beaucoup au droit). Devant des réalisations, disons des fictions audiovisuelles unitaires, je suis amené à trouver que certaines relèvent ducinéma et d’autres non. Beaucoup de soi-disant films de cinéma, qui sortent en salles et même parfois sont présentés à Canes, sont A MES YEUX des téléfilms: des produits conçus pour la consommation et l’oubli, où tout est dit et montré, qui ne font aucune place au mystère, à l’invisible. Bref, pour moi, pas des oeuvres d’art. D’autres, y compris payés par la télé (je rappelais quelques exemples français et étrangers) sont pleinement des oeuvres de cinéma. Les séries TV, pour moi, appartiennent à une autre discipline narrative, aussi différente du cinéma que disons l’opéra du théâtre. Certaines peuvent aussi être des oeuvres.
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