Des centaines de milliers de photos et vidéos mis en ligne, une enquête géante menée par les internautes en même temps que celle de la police, qui par ailleurs tweete en temps réel, des erreurs et des rectificatifs, des tueurs dont l’empreinte numérique sert de premier élément pour écrire leurs portraits… Les explosions de Boston, survenues à l’arrivée du marathon le lundi 15 avril 2013, ont constitué un moment historique dans l’histoire dans l’information en ligne. L’audience s’est trouvée baignée, comme les journalistes, dans la grande marmite des informations contradictoires et a peiné à savoir ce qui était vrai ou faux. Il est temps désormais d’oeuvrer à la traçabilité des erreurs.
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>> Si vous êtes restés toute la semaine dernière scotchés devant l’écran, passez directement aux numéros 3, 4 et 5 >>
1. Des yeux et des oreilles en série
Tout a commencé le jour-même des explosions, lorsque le FBI et la police de Boston ont demandé à quiconque avait photographié ou filmé le marathon de lui envoyer ses fichiers, qu’ils aient été stockés sur un téléphone, ou posté sur Instagram, Facebook, Vine, YouTube. Il y aurait eu, selon NPR, plus d’un million d’images ainsi récoltées, ainsi que plus de 1.000 heures de rushs en vidéo.
Que motive les internautes à s’investir de la sorte? Simple volonté d’aider? Envie d’aller plus vite que la police? Désir de vengeance? Psychothérapie collective en ligne? Un peu de tout cela sans doute.
Parmi les fichiers récupérés par la police, cette photo panoramique prise par Lauren Crabbe avec son iPhone, à l’exact endroit où les bombes ont explosé, 90 minutes avant le drame. Lauren Crabbe n’est pas vraiment une amateure: elle est photographe freelance et écrit de temps à autre sur les nouvelles technologies. Elle était déjà à l’aéroport pour repartir de Boston quand l’attentat est survenu. Elle a hésité à publier en ligne son cliché, détestant l’idée que cela puisse être la dernière photo des victimes, mais l’a envoyé au FBI, rassurée qu’ils sachent, eux, l’interpréter. Jour et nuit, des centaines d’enquêteurs professionnels ont travaillé pour faire parler les images recueillies – ainsi que les vidéos de surveillance – avec l’aide de logiciels de reconnaissance, qui peuvent par exemple traquer en quelques secondes toutes les tâches noires d’un paquet de photos – ici pour chercher la trace d’un sac à dos – ou la couleur du visage, claire ou foncée, d’un suspect.
2. Une enquête participative à grande échelle
Très vite, en ligne, les internautes se sont improvisés détectives et ont passé au crible chaque image du marathon de Boston pour tenter de trouver les auteurs des explosions et des informations sur les explosifs utilisés. Pour ce faire, ils ont listé toutes les pistes et hypothèses possibles, en public, sur les réseaux sociaux, sur les forums 4chan et Reddit notamment, et sur ce Google doc accessible à tous. Le travail ici réalisé est stupéfiant. Le tableur comporte comporte plusieurs feuillets, classés par sujets (informations sur les bombes, photos des scènes, revue des suspects, suspect à casquette blanche, suspect à casquette noire). Chaque feuillet fait l’objet d’une liste d’une trentaine d’items, autant de théories et déductions alimentées par des documents trouvés en ligne et sourcés. Cela «semble être la plus grande enquête participative en ligne jamais réalisée pour trouver le ou les auteurs de l’attentat du marathon de Boston», écrit lemonde.fr.
Avant cela, en France, les internautes avaient aussi, mais à moindre échelle, uni leurs forces pour enquêter sur le drame Dupont de Ligonnès, l’histoire de cette mère, Agnès, et ses quatre enfants tués et ensevelis sous la terrasse de la maison familiale en avril 2011. Le père a, lui, pris la fuite et demeure, à ce jour, introuvable. Des utilisateurs anonymes avaient alors retrouvé la trace de messages postés par Agnès qui racontait, sous pseudonyme, son mal-être en couple sur des forums.
3. Des faux suspects et un marathon d’erreurs
Problème, dans le cas de Boston, ces détectives amateurs ont accusé à tort des individus d’être les auteurs des attentats après s’être emballé sur une silhouette jugée en haut d’un immeuble qui n’était… qu’un policier. «Il y a des limites au crowdsourcing», juge Wired, qui rappelle que seules les données utilisées pour l’enquête proviennent de la foule, pas les résultats de l’investigation. «Nous sommes très doués pour mettre en ligne des images et provoquer l’emballement des amateurs, mais nous ne sommes pas doués pour respecter les règles qui protègent des innocents», regrette cette professeur de l’Université de Virginie, interrogée par le Los Angeles Times.
Or les amateurs ne sont pas soumis aux règles qui incombent aux journalistes professionnels. Lesquels, même avec des règles ad hoc et l’expérience, se trompent aussi. CNN a annoncé mercredi qu’un suspect avait été arrêté. C’était faux. De même, le New York Post a mis en couverture la photo de deux adolescents innocents, en les faisant passer pour les responsables des explosions. Là encore, c’était faux. Résultat, cela a été l’humiliation internationale, décuplée par la vitesse de diffusion sur les réseaux sociaux, «devenus les chiens de garde du quatrième pouvoir», peut-on lire sur Mediabistro. Après cette erreur, CNN a mis les deux pieds sur le frein, et le vendredi, quand le frère cadet a finalement été interpellé, c’est la chaîne NBC qui l’a annoncé la première, avant CNN, donc.
4. La traçabilité des corrections au centre du débat
Quand on se trompe, il faut le dire, et vite. C’est ce qu’ont fait quelques uns des investigateurs en herbe sur les événements de Boston. Après avoir accusé par erreur Sunil Tripathi, un étudiant américain de 22 ans, d’être à l’origine du drame, un utilisateur de Reddit prénommé Rather-Confused a ainsi présenté sans attendre ses excuses à la famille de ce faux suspect.
Toutefois les médias professionnels ont parfois du mal à faire amende honorable. Et ne mettent pas toujours au grand jour les corrections qu’ils font en ligne, quand ils les font. Pourtant, «à l’ère du reportage en temps réel et de l’information numérique, il est rare qu’il n’y ait qu’une seule et définitive version d’un article», rappellent Eric Price et son frère Greg, qui ont étudié la programmation au MIT, et ont créé Newsdiffs.org, un algorithme qui repère les changements faits, seconde après seconde, dans quelques articles de CNN.com, du New York Times, Politico et de la BBC. Tout est passé en revue: la correction d’une simple coquille comme la réécriture de pans entiers d’un article, de la même façon que ce l’on voit dans l’historique des articles de Wikipédia.
Je suis bien sûr allée voir comment CNN avait corrigé, en ligne, sa fausse information, publiée le mercredi 17 avril, selon laquelle un suspect aurait été arrêté, ce qui a été démenti ensuite. Newsdiffs.org indique que l’article qui fait le récapitulatif du 17 avril “what we know about the Boston Marathon bombing and its aftermath” (ce que l’on sait des explosions au marathon de Boston et ses conséquences”) a été repris à 14 reprises dans la même journée. Voici les changements les plus révélateurs – en rose, ce qui a été effacé, et en vert, ce qui est resté ou a été ajouté.
En trois corrections, le cours de l’histoire a complètement changé.
Est-on entré dans l’âge de la rétractation? Pas si sûr, car les médias sont en général concentrés sur le fait de «tenir une info et de la développer, plutôt que de regarder dans le rétroviseur», a reconnu Margaret Sullivan, lors d’une conférence à South by South West 2013. Cette journaliste du New York Times n’a pas oublié que, lors de la tuerie à l’école primaire de Newtown, dans le Connecticut, le 15 décembre 2012, son journal a attribué la fusillade à la mauvaise personne, en l’occurrence un dénommé Ryan Lanza – qui a répondu sur les réseaux sociaux «ce n’est pas moi» – avant de rectifier: il s’agissait en fait d’Adam Lanza.
4. Le nouveau rôle des médias
Moralité, les utilisateurs de Reddit comme les journalistes de CNN ont échoué à comprendre leur mission à l’ère numérique. Les premiers ont cru qu’ils jouaient à faire une enquête entre eux sur un forum et que personne ne s’y intéresserait alors que c’était publié et lisible par n’importe qui, et les seconds ont oublié qu’ils devaient guider leur audience, exposée à un flot inouï de fausses informations sur le réseau. «Le nouveau rôle des médias est de fournir un grille de lecture et un contexte pour comprendre les spéculations auxquelles son audience est inévitablement exposée en ligne – pas de les ignorer», tranche Buzzfeed.
Car les internautes sont autant exposés aux informations venues des médias traditionnels que celles déversées sur les réseaux sociaux, et se déconnecter pendant deux jours, le temps que les erreurs soient commises et réparées, n’est pas une solution viable. «Si seulement je pouvais installer un filtre de vérité sur Twitter», rêve de son côté Lance Ulanoff, rédacteur en chef du site Mashable…
Alice Antheaume
lire le billetAprès le plantage de quelques médias américains, New York Times compris, au moment de donner le nom de l’auteur de la tuerie de Newtown – le nom de Ryan Lanza est d’abord apparu avant que la correction soit faite pour attribuer le meurtre à son frère Adam Lanza, les techniques de fact-checking ont été très débattues à South by South West 2013, le festival des nouvelles technologies qui se tient chaque année à Austin, aux Etats-Unis. Journalisme de niche, le fact-checking politique est devenu une vraie spécialité, estime Bill Adair, le fondateur de Politifact, un projet lancé en 2007, récompensé par un prix Pulitzer, qui veut disséquer les propos des responsables politiques du pays afin d’en distinguer le vrai du faux.
>> Lire aussi: à SXSW2013, leçon pour informer sur une tablette >>
Comment ça marche dans les cuisines de Politifact? Comme dans un fast-food, détaille Bill Adair lors d’une table ronde intitulée “Fast food and fact checking”, avec des procédures éditoriales pour garantir la “fraîcheur” du produit, des “mesures de sécurité”, et une “recette secrète” pour composer les contenus.
1. Le sujet de la déclaration qu’on s’apprête à vérifier peut-il intéresser quelqu’un?
Il faut une audience pour tout contenu.
2. La déclaration de tel ou tel homme politique est-elle vérifiable et mérite-t-elle de l’être?
Selon Bill Adair, “si on est sûr que c’est vrai, et que cela n’apporte rien que de procéder à un fact-checking, on laisse tomber”.
3. Est-elle vérifiable dans un temps “raisonnable”?
“On ne passe pas plusieurs semaines sur une phrase”, tranche Bill Adair.
4. La déclaration est-elle un jugement de valeur?
Si oui, passez votre chemin, car “les opinions ne se vérifient pas”, reprend le patron de Politifact.
Chaque contenu sur Politifact est composé de plusieurs ingrédients, comme les couches qui forment un hamburger.
* Le pain –> le titre.
* La moutarde –> le descriptif de la situation au cours de laquelle le responsable politique a prétendu telle ou telle chose.
* La salade –> la déclaration qui va être passée au crible.
Celle-ci est citée in extenso et est complétée par le “plus de contexte possible”, souligne Bill Adair.
* La tranche de tomate –> la transition.
Elle permet de passer de la déclaration aux paragraphes suivants, qui concernent les faits.
* Le steack –> l’exposé des faits et l’analyse qu’en tire le journaliste.
* Les grains de sésame sur le pain –> la conclusion.
Elle tient en deux lignes et indique au lecteur si la déclaration politique examinée est vraie ou fausse.
Pour Bill Adair, il importe aussi que chaque contenu soit correctement tagué: “il faut assigner à chaque fact-checking le nom d’un homme politique (celui qui a fait la déclaration), d’une campagne électorale (le contexte), d’un sujet (ce sur quoi porte la déclaration), d’un reporter (l’auteur du fact-checking) et un vote (son nombre de likes et de retweets)”, développe-t-il, pas peu fier d’avoir pensé à cette structure, car au moment de lancer l’application mobile de Politifact, le “rangement” était d’autant plus simple à mettre en place avec des catégories déjà installées.
Alice Antheaume
lire le billetW.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Julien Pain, responsable du site et de l’émission Les Observateurs, à France 24.
Le journalisme est en mutation, on ne cesse de le répéter. Les usages de nos audiences évoluent au rythme, effréné, des progrès technologiques. Dans un monde où plusieurs milliards de photos sont postées sur Facebook chaque mois, où YouTube ouvre ses propres chaînes de télévision, les médias traditionnels ont en effet fort à faire s’ils veulent garder un rôle dans cet univers de l’information en constante expansion.
Pourtant, contrairement au cliché rebattu à longueur de conférences sur la crise du journalisme, les médias innovent à l’heure actuelle comme jamais auparavant. Chaque jour apparaissent de nouvelles versions de sites Web, de nouvelles applis pour mobiles et tablettes, pour s’adapter toujours mieux aux usages des consommateurs d’information. Les journalistes ne sont plus, contrairement aux idées reçues, enfermés dans une tour d’ivoire d’où ils ne veulent pas bouger. Ils sont ô combien conscients que le monde bouge, que leur métier est en péril et qu’ils doivent évoluer ou disparaître – eux aussi lisent la presse. Le constat est mille fois vrai et mille fois ressassé. Mais cette course à l’innovation est-elle la seule façon de donner du sens au journalisme? Confrontés au déluge de contenus amateurs, d’images, de témoignages, voire d’analyses d’internautes, l’unique salut des journalistes se trouve-t-il dans la “nouveauté”, dans l’absolue nécessité de réinventer son métier au quotidien?
Appuyer sur stop
Arrêtons un instant la course perdue d’avance dans laquelle nous sommes engagés, cessons de courir comme des canards sans tête à la poursuite du Grand Google et posons nous cette question toute simple: à quoi sert, encore, le journaliste? À inventer des applis Androïd, Iphone et Windows 8 capables de lire des dépêches en 76 langues? Ou à faire sens de cette surabondance de contenus, à vérifier ces images que tout le monde se transmet sans en connaître la source, à enquêter pour faire émerger des informations neuves?
Le journalisme professionnel est nécessaire non pas parce qu’il est capable de s’adapter aux usages de ses clients – il s’agit là d’une obligation économique, mais parce qu’il est intrinsèquement lié au bon fonctionnement de la démocratie. Car sans vérification de l’information, il n’y a pas d’information. Et sans information fiable, l’internaute reste un client, mais il ne peut pas être un citoyen et électeur responsable, c’est à dire capable d’appréhender le monde qui l’entoure.
Cela ne veut pas dire que les journalistes peuvent continuer à travailler comme ils le faisaient il y a encore 5 ans. Il est inconcevable notamment de négliger les contenus produits par les internautes. Pour ne prendre que les exemples les plus récents, comment traiter du conflit en Syrie ou de manifestations au Tibet sans les informations et les images sorties sous le manteau par des activistes? Les télévisions, en particulier, savent désormais que les images amateur leur apportent deux types de témoignages dont elle ne peuvent plus se passer. Ce sont aujourd’hui des téléphones portables qui filment souvent le très chaud, l’événement imprévisible, comme par exemple un tsunami ou un attentat. Le journaliste n’arrive dans ces cas là qu’après l’incident. Ses images sont certes plus nettes, mais elles ne montrent pas l’instant où la vague a frappé la côte. Ensuite, les amateurs nous donnent à voir ce qu’un État, ou même parfois les entreprises, voudraient cacher. Pour reprendre le cas de la Syrie, c’est parce que les journalistes y sont non grata que des activistes locaux se sont organisés pour raconter la guerre.
Etre considérés comme les Cro-Magnons de l’Internet…
Mais le cas syrien est également un exemple criant de la nécessité d’un travail journalistique sur les contenus produits par des amateurs. Non pas parce que les vidéos des activistes de Homs ou de Damas sont de piètre qualité. La télévision s’accommode tout à fait de ce genre d’images lorsqu’elles sont fortes. En revanche, les médias traditionnels ont le devoir de vérifier les informations qui leurs sont envoyées avant de les transmettre à leurs audiences. Donner une information juste n’est pas seulement un problème de crédibilité de nos médias. C’est l’ADN même de notre profession et la justification de son existence au sein de notre société.
Or les activistes syriens, comme la plupart des amateurs qui filment des événements d’actualité, ont un agenda politique. Leur objectif premier n’est pas de fournir une information vraie, mais de faire avancer une cause. Il ne s’agit pas de dénigrer le travail et le courage de ces vidéastes amateur qui risquent parfois leur vie pour tourner quelques minutes d’images. Et il est par ailleurs certain que, du côté de la propagande et du mensonge, leur ennemi, le régime syrien, n’a rien à leur envier. Les journalistes ont toutefois l’obligation de faire passer les informations fournies par les rebelles, comme celles de Bachar al-Assad, par un filtre critique.
Vérifier l’authenticité des images et des allégations circulant sur la Toile est en travail ardu, qui prend du temps et qui nécessite parfois des compétences journalistiques spécifiques. Retrouver la première personne qui a posté une vidéo, identifier le lieu et la date de la séquence, repérer les altérations ou les incohérences d’une image nécessite une expérience et parfois même des technologies particulières. Ce travail a d’ailleurs un coût pour les médias. Monter la cellule spécialisée des Observateurs a par exemple été un investissement pour France 24. Un investissement qui peut sembler à première vue moins directement rémunérateur qu’une appli Iphone. Et pourtant gageons qu’à plus long terme le fait d’investir sur la fiabilité de son antenne est un pari au moins aussi gagnant que celui de l’innovation technologique. Donner une information équilibrée et vérifiée n’empêchera pas les dirigeants de Google de nous considérer comme les Cro-Magnons d’Internet, mais rappelons-nous toujours que c’est le credo qui justifie notre profession.
Julien Pain
lire le billetLes rédactions sont truffées de journalistes qui ne se ressemblent pas. Il y a ceux qui font des captures d’écran à tout va, ceux qui traquent les nouvelles tendances, ceux qui comptent les occurrences des mots dans les discours des politiques, ceux qui vérifient chaque chiffre et ceux qui ne vivent plus que pour le journalisme de données. Leur point commun? Ne pas pouvoir travailler sans outil numérique. Passage en revue de huit profils journalistiques (1).
Profil
Utilisateur forcené des réseaux sociaux, ce journaliste ne «suit» pas l’actualité prévue dans les agendas institutionnels. Ses sujets, il les renifle en observant l’activité des internautes sur le Web. Ainsi, il a déjà écrit sur le planking, l’art de se prendre en photo en faisant la planche, le tebowing, l’histoire de cette prière faite par le quarterback américain Tim Tebow, le scarlettjohanssoning, après la publication de clichés de l’actrice nue, le noynoying pour fustiger la passivité du président philippin Benino Aquino III, surnommé «Noynoy», et… le draping, du nom de Don Draper, le héros de la série Mad Men.
Signes distinctifs
Publie des articles sur les mèmes, ces éléments (images, citations, vidéos) qui se partagent, en ligne, à la vitesse de l’éclair et entrent dans la mémoire collective, comme cela a été le cas de la jambe d’Angelina Jolie, exposée lors de la cérémonie des Césars Oscars (merci @Bere94) et devenue un élément autonome sur le Web, copiée-collée sur d’autres photos.
Outils de travail
Trendic Topics, les sujets les plus discutés sur Twitter; Google Trends sur les mots-clés les plus tapés dans Google en fonction des pays et Google Insight for Search pour repérer les tendances de volume de recherche par région, catégorie, période; Video Viral Chart qui répertorie les vidéos les plus partagées (sur Facebook, sur les blogs, etc.) et trace leur «itinéraire» via un graphique; Know your Meme, une base de données sur les mèmes.
Profil
De la «bravitude» de Ségolène Royal en 2007 à la «méprisance» de Nicolas Sarkozy en 2012, ce journaliste traque les néologismes créés par les personnalités politiques, les petites phrases échangées entre candidats à la présidentielle et leurs références littéraires (François Hollande se comparant à Sisyphe et Jean-Luc Mélenchon citant Victor Hugo). Il peut aussi analyser le vocabulaire d’un parti sur un événement, comme le PS sur l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Pour ce faire, il aime compter les occurrences d’un mot dans les discours politiques et les pronoms personnels pour en tirer des enseignements sur le message véhiculé. Au final, ses articles flirtent avec l’exercice du commentaire composé.
Signes distinctifs
Cite souvent le blog du linguiste Jean Veronis, peut glisser dans ses articles une définition trouvée dans le Littré, voire créer un quiz à partir des figures de style utilisées par des hommes et femmes politiques.
Outils de travail
L’INA, pour revoir les archives de discours politiques et d’interventions télévisées; Wordle, pour mettre en valeur, à partir d’un discours politique, les mots qui reviennent le plus souvent.
Profil
Journaliste en reportage, pour couvrir un procès, suivre un candidat en campagne électorale, relater un événement international, il se retrouve loin de ses collègues, avec son smartphone comme seul compagnon. «Il me permet de m’informer, de photographier, de tweeter et de rester en contact avec ma rédaction», décrit Soren Seelow, journaliste du Monde, envoyé spécial à Toulouse au moment de l’opération du Raid dans l’affaire Mohamed Merah, qui raconte le marathon médiatique de l’intérieur. Ses deux soucis principaux? 1. La recharge de son téléphone, qui se vide à la vitesse que l’on sait 2. La disponibilité du réseau téléphonique ou de la connexion Internet, sans qui aucune information ne peut être publiée.
Signes distinctifs
Dans le feu de l’action, peut faire quelques coquilles et ne répond pas aussitôt aux questions de l’audience pour préserver sa batterie. Il rêve d’une application mobile comme celle de Tumblr ou de la BBC pour pouvoir intégrer ses photos, ses sons, ses vidéos et ses informations dans le système de publication de sa rédaction, sans passer par la case ordinateur.
Outils de travail
Des recharges (portables) de téléphone; l’application Ustream pour mobile, pour diffuser en ligne les vidéos filmées sur son téléphone en temps réel, ou Bambuser; l’application Photoshop Express pour recadrer ses photos en deux secondes; et l’application de montage vidéo Reeldirector (pour iPhone).
Profil
Les règles d’orthographe, de grammaire et de ponctuation, il les connaît par coeur. Le système de publication de sa rédaction (appelé aussi CMS, comme content management system) aussi. Ainsi, il sait combien de signes maximum peut contenir un titre pour rester sur une seule ligne. Il a lui-même rédigé la charte de règles typographiques de sa rédaction, et pense qu’il faudrait l’offrir comme cadeau de Noël à tous les rédacteurs de son équipe. Car il se bat pour uniformiser l’écriture des articles, par exemple en demandant à ce qu’al-Qaida soit écrit en français plutôt qu’en anglais (Al-Qaeda) et en retirant les tirets qui n’auraient pas lieu d’être à Sciences Po (et non Sciences-Po) ou Nations unies (et non Nations-Unies). Excellent titreur, il a aussi appris quelques règles de SEO et leur impact sur l’écriture journalistique. D’ailleurs, il se demande toujours si ajouter un point d’exclamation ou d’interrogation à un titre fait «davantage remonter l’article dans Google News».
Signes distinctifs
Répète sans relâche qu’une citation s’écrit avec des guillemets doubles français (« ») et qu’une expression à l’intérieur d’une citation s’écrit avec des guillemets anglais (” “). Réédite parfois en cachette les articles de ses collègues pour corriger des «coquilles» malheureuses mais s’empêche de reprendre les fautes d’orthographe repérées dans les commentaires des internautes. Sa drogue? L’espace insécable, que l’on insère pour que deux mots ne soient pas séparés par un retour à la ligne automatique (CTRL + maj + espace dans Word, Alt + espace sur MAC).
Outils de travail
Le blog Langue sauce piquante des correcteurs du Monde; les raccourcis du clavier; les chartes des différentes rédactions existantes, de Reuters à Sud Ouest en passant par Médiapart; les conseils de Google pour le référencement.
Profil
Issu de la mouvance Owni, il estime que la principale plus-value du journaliste numérique repose sur le journalisme de données. Capable de lire des chiffres et des statistiques, de jongler avec des formules dans Excel, il fait montre de compétences scientifiques indéniables. Amateur de cartes –sur la France carcérale ou la disposition des caméras de surveillance par exemple, de graphiques et d’infographies animées, il peut utiliser différents outils de visualisation pour en tirer une information. Son modèle? The Guardian et sa capacité à raconter des histoires dont on oublie qu’elles trouvent leur source dans des données indigestes, sur les gares ferroviaires les plus bondées d’Angleterre ou sur les excès des notes de frais de ses parlementaires.
Signes distinctifs
A vu au moins une fois dans sa vie à quoi ressemblent les fichiers révélés par Wikileaks, tels que les câbles diplomatiques américains ou les rapports de l’armée sur la guerre en Irak. Le journaliste de données travaille en groupe, avec un développeur et un graphiste, avec qui il parle avec des termes barbares –tableur, feuille, donnée brute, donnée pertinente, donnée non pertinente, data, valeur.
Outils de travail
Excel; Open Data, la plateforme de données publiques lancée par le gouvernement; Google Chart ou Many Eyes pour créer des graphiques, des courbes et des camemberts; Document Cloud pour transformer des documents en données; Google Fusion Table pour visualiser sur des cartes et des chronologies les données agglomérées; Google Maps; OutWit Hub, un moteur de recherche qui repère sur le Web infos et documents concernant un champ de recherche donné (le foot comme les concerts, le budget de l’Etat français comme la crise de la zone euro).
Profil
Journaliste généraliste, il a une connaissance inégalée de l’actualité. Ultra réactif, branché sur les chaînes d’informations en continu, un oeil sur les sites concurrents, l’autre sur Twitter, il sait voir la différence entre la dépêche de 12h11 et celle de 12h12 à la virgule près. Les termes «batônnage» et «enrichissement» n’ont aucun secret pour lui. Le sens du mot «old», qu’il lance à ses collègues avec dextérité, non plus. Car pour les besoins du «live» sous toutes ses formes, il filtre toute information qui daterait de plus d’une heure.
Signes distinctifs
Travaille en temps réel mais en horaires décalés, donc présent sur les réseaux sociaux aux aurores ou bien très tard. Dans la frénésie de l’actualité, peut se démener pour publier un urgent de l’AFP sur Twitter, en faisant un copié-collé de l’alerte qu’il vient de recevoir.
Outils de travail
Twitter; agences de presse; Google Reader et/ou Netvibes pour faire de la veille; Cover It Live, Scribble Live, ou P2 (pour WordPress) pour couvrir un événement en direct.
Profil
Impossible de le déceler à la lecture de ses articles, mais ce journaliste ne rencontre pas physiquement les personnes qu’il interviewe. Comment se déroulent ses interviews alors? Par email, par messagerie instantanée ou par Skype. Le journaliste de cette catégorie vit en ligne et, en toute bonne foi, ne voit pas ce que cela changerait de rencontrer les gens en vrai pour leur poser des questions, à part perdre du temps –car aller au rendez-vous, en revenir, puis retranscrire l’interview sont autant d’étapes supplémentaires.
Signes distinctifs
Capable de mener plusieurs conversations en ligne à la fois, ce journaliste jongle avec de multiples fenêtres de conversation qui s’ouvrent de façon simultanée sur son ordinateur, ainsi que sur son smartphone.
Outils de travail
Messageries instantanées de Gmail et Facebook; messageries électroniques classiques; Skype et Hang Out pour des visioconférences; applications WhatsApp pour envoyer des SMS à volonté et IMO pour «chatter» sur toutes les plates-formes.
Profil
Depuis la primaire socialiste, à l’automne dernier, ce journaliste s’est fait une spécialité: vérifier la crédibilité de la parole politique. Alors il épluche les sites des candidats à la présidentielle, leurs programmes et leurs promesses. Devenu un représentant du fact checking, il passe au crible le chiffrage –ou l’absence de chiffrage– de chaque proposition. Et oppose d’autres chiffres, d’autres promesses, retrouvés dans les limbes du Web. Trouver les métadonnées d’une affiche de campagne pour découvrir d’où provient l’arrière plan de celle-ci fait partie de ses compétences. En dehors de la présidentielle, il sait s’assurer de l’authenticité de contenus provenant du Web, comme le tweet publié par un étudiant annonçant l’arrestation de Dominique Strauss-Khan, en mai 2011, ou la photo de Mouammar Kadhafi mort, en octobre 2011.
Signes distinctifs
Son arme? La capture d’écran. Conscient de la versatilité des contenus publiés sur le Web, il mitraille tout ce qu’il voit et enregistre dans la mémoire de son ordinateur ou de son téléphone des dizaines de captures d’écran, qu’il ressort en guise de preuve dans ses articles. Autre signe notable: sur Twitter, il peut se livrer à une discussion sans fin sur les diverses interprétations possibles d’un même chiffre.
Outils de travail
Pomme + Maj + 4 pour une capture d’écran sur un MAC; bouton central et bouton du haut à droit pressés en même temps pour une capture d’écran sur iPhone; Tineye, un moteur de recherche qui retrouve l’itinéraire d’un cliché; le module Exif Viewer (pour Firefox et Chrome) pour découvrir les informations sur la prise de vue d’une image…
(1) Cette classification n’est ni exhaustive ni issue d’un travail scientifique.
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Alice Antheaume
lire le billetUn jour comme un autre dans une rédaction en ligne. Un journaliste envoie à ses collègues, par messagerie instantanée, le lien vers une information qu’il juge intéressante. A la réception de son lien, ses collègues lui assènent: «old!». Old comme… vieux.
Façon de disqualifier cette information qui «tourne depuis au moins 2 heures sur les réseaux sociaux», justifient les intéressés. Et qui, en somme, serait donc (déjà) trop datée pour être publiée sur un site d’infos en temps réel.
Sous ses airs de jeu potache, l’emploi du véto «old» dans les rédactions dénote une exigence de tempo et de vérification qui s’exacerbe.
«C’est pénible de voir sur Twitter des informations qui ont plus de 48h, lues déjà des dizaines de fois», lâchent ces producteurs de contenus numériques. Inutile, selon eux, de publier des redites de l’actualité sans plus value.
Avec l’accélération du temps réel de l’information, accru par les «lives», ils prônent le «tempo» de l’information. Le tempo, c’est publier LA bonne information au bon moment. Le cœur de la guerre sur le terrain du journalisme numérique.
«Il y a une question d’adéquation entre le moment où tu donnes l’information et la qualité de l’information», explique Emmanuelle Defaud, chef des informations à France TV Info. «Dans le temps T, tu peux donner une information qui vient de sortir, en restant sur des faits bruts. 24h ou 48h plus tard, il te faut un angle sur cette même information: tu ne peux pas donner juste le fait, tu dois le décrypter.»
Le temps du factuel précède le temps des explications, du décryptage, de l’analyse. Ce n’est pas spécifique au numérique mais, à l’ère du temps réel sur le Web, tout retard à l’allumage sur le premier temps, celui de l’information factuelle, risque de paraître anachronique.
Pardon si c’est «old»
Désormais, des utilisateurs de Twitter en viennent à (presque) s’excuser de mentionner une information dont ils pressentent qu’elle a déjà été relayée, en ajoutant le terme «old» à leurs tweets, ou en précisant «j’avais raté cela»… Tant et si bien que le mot «old», qui devrait figurer dans la novlangue des journalistes en ligne, est devenu un hashtag sur Twitter et n’est pas utilisé que par des journalistes.
«Old» est donc le nouveau tacle entre journalistes et utilisateurs connectés. L’apparition du mot «old» dans les rédactions montre que le journalisme, tel qu’il se pratique en ligne, s’inscrit dans une culture du partage. Les journalistes partagent des informations, s’envoient des photos, des liens vers vidéos, des gifs animés, commentent des messages repérés sur les réseaux sociaux, publient des liens, en guise de statut, depuis leur messagerie instantanée. Bref, ils vivent, comme leurs lecteurs, dans une omniprésence de liens.
Premier
Dans cette culture du partage, un bon journaliste est le premier à donner un lien. Sa mission consiste à découvrir la «bonne histoire» avant les autres, qu’il s’agisse d’une histoire produite ailleurs (sur un site concurrent ou sur les réseaux sociaux) et dont le journaliste se ferait le «détecteur», ou d’une histoire dont il serait témoin sur le terrain – un usage que veut maintenant récompenser le prix Pulitzer avec sa catégorie breaking news, dont les critères ont été modifiés afin de rendre compte «aussi vite que possible, des événements qui se passent en temps réel et au fur et à mesure».
L’enjeu, c’est donc d’être à l’origine de la chaîne.
MISE A JOUR (15h25): Signalé par des commentateurs de WIP (merci à eux), l’existence d’un outil intitulé Is it old? (est-ce que c’est vieux?) qui permet de savoir si le lien que l’on s’apprête à envoyer à ses collègues a déjà été twitté ou pas.
Remonter l’histoire d’un lien
Pas de miracle, mieux vaut être accro au réseau. Outre la connaissance des faits, la capacité à enquêter et à raconter une histoire, le journaliste en ligne doit savoir établir l’historique d’un lien. Où a-t-il été publié pour la première fois? Par qui? Quand? Qui est la première source? La réponse à ces questions suppose de savoir remonter le temps, à la minute près, sur le Web et les réseaux sociaux, à la recherche de la première source.
Une compétence fondamentale dans l’univers numérique, et dont s’enorgueillissent volontiers les journalistes en ligne, habitués à traquer les dates, les heures, les minutes, de publication et/ou de mise à jour et à retrouver la trace de personnes réelles derrière des pseudonymes.
Journalistes fact-checkés
Vigilance obligatoire. Car il n’y a pas que les politiques qui soient soumis au fact checking. Les journalistes en ligne aussi, et ce, le plus souvent par leurs pairs. Ces «old» qui ponctuent la vie des rédactions, c’est une forme de vérification de la pertinence du sujet. Et voir son sujet taxé de «old» n’arrive pas qu’aux autres.
«On peut se faire happer par quelque chose qui est viral, mais vieux, donc il faut faire attention à bien connaître l’histoire dont on parle», reprend Emmanuelle Defaud, en citant l’exemple d’une photo ayant beaucoup circulé sur Facebook au mois d’octobre 2011. Celle-ci, signée Reuters, montrait des araignées, chassées par les eaux, venues tisser leurs toiles sur un arbre. «Vue et partagée au moment des inondations en Inde, on a d’abord cru qu’il s’agissait d’une très forte photo de cette actualité avant de…. comprendre que cette photo datait en fait de 2010 lors des inondations au Pakistan».
S’écrier «old», c’est donc faire rempart (collectif) contre la tentation de la viralité. Histoire de ne pas «être suiviste, mais informé».
Si vous aimez cet article (et que vous ne le trouvez pas déjà «old»), merci de le partager sur Twitter et Facebook.
Alice Antheaume
lire le billetW.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Julien Pain, responsable du site et de l’émission Les Observateurs, à France 24.
Je me souviendrai longtemps de ma première rencontre avec un grand reporter de France 24. C’était en septembre 2007, juste après mon premier jour au sein de cette chaîne. J’étais parvenu à convaincre les patrons de l’époque que les contenus récupérés sur Internet et les réseaux sociaux pouvaient compléter leur couverture de l’actualité internationale. Pas seulement le site Web de France 24 mais également son antenne. L’image amateure, j’en étais persuadé, allait faire une entrée fracassante dans l’univers télévisuel. Et une chaîne d’infos comme France 24 se devait d’anticiper la mutation si elle ne voulait pas la subir.
Me voilà donc devant un grand reporter, l’une des stars de la chaîne, celui qui a tout vu et tout vécu, qui a bravé la mort autant de fois que j’ai d’années de journalisme. “Est-ce que ça a vraiment un intérêt, tes trucs amateurs?”, me demande-t-il. “Moi je n’ai jamais fait confiance qu’à moi et aux images que j’ai tournées moi-même”. Par politesse, il avait tourné son propos sous forme de question, mais le message était clair: “Tu n’as rien à faire ici”.
Les images amateures sont désormais dans un JT sur deux de France 24
Quatre ans plus tard, la question de ce grand reporter revient à peu près à se demander si, vu qu’on a déjà le fax, le Minitel et les pigeons voyageurs, on ne pourrait pas se passer d’Internet. Les images amateures sont désormais dans un JT sur deux de France 24. Personne n’oserait évoquer le mouvement de contestation en Syrie sans recourir aux vidéos diffusées sur YouTube ou Facebook.
Parce qu’il n’y a pas, ou quasiment pas, d’images tournées par des journalistes dans ce pays. Là où les médias sont bâillonnés, où les journalistes ne peuvent pas accéder, il faut bien se servir du seul matériau disponible, même si la qualité de l’image laisse à désirer et si les vidéos sont tournées par des hommes et des femmes qui n’ont pas de carte de presse.
Après la révolution verte en Iran et les printemps arabes, la bonne question n’est plus “doit-on se servir des images amateures?” mais “comment intégrer ce nouveau type de contenus sans pour autant sacrifier nos standards journalistiques?”. En d’autres termes, comment vérifier la véracité des informations et des images circulant sur le Net?
Nous, les journalistes, avons perdu le monopole de la captation
Même si les reporters traditionnels de France 24 sont allergiques aux images tremblantes et brouillonnes – c’est écrit dans leur l’ADN et c’est normal –, ils savent qu’ils ne peuvent pas être partout tout le temps. Ils savent que désormais d’autres peuvent parfois filmer à leur place.
Nous, les journalistes, avons perdu le monopole de la captation. Le moindre smartphone dispose aujourd’hui d’une caméra. Et, dans cinq ans, les Maliens auront des téléphones portables qui feront passer l’iPhone 4 pour l’Amstrad 464 de mon enfance. Andy Warhol affirmait en 1979 que tout le monde aurait au cours de sa vie ses quinze minutes de célébrité ; j’ajouterais qu’en 2011, tout le monde filmera dans sa vie quelque chose susceptible de passer dans un journal télévisé (une révolution peut-être, plus probablement un accident de voiture).
L’assassinat de l’ancien premier ministre pakistanais, Benazir Bhutto, a été filmé avec un téléphone portable par un amateur en décembre 2007. De même que la mort de Mouammar Kadhafi, en octobre 2011. J’imagine mal un rédacteur en chef se demander si ces images méritaient d’être diffusées (je ne parle pas ici du caractère choquant de ces scènes, ce qui n’est pas le sujet).
J’aimerais pouvoir dire que même le premier grand reporter que j’ai croisé à France 24 est aujourd’hui convaincu de l’utilité de mon travail. Malheureusement, il a sans doute quitté la chaîne en se demandant toujours pourquoi un “type du web” était resté assis à côté de lui aussi longtemps…
Mais j’ai peut-être une dernière chance de le convaincre, car, qui sait?, peut-être lira-t-il ces lignes: je vais donc tenter une dernière fois de lui expliquer ce que je fais à France 24.
Une information ne peut qu’être vérifiée
Je conçois ma pratique journalistique comme une façon de faire émerger une information et des images inédites. J’utilise des outils d’aujourd’hui, le Net et les réseaux sociaux, pour faire le plus vieux métier du journalisme: enquêter.
Et au risque de décevoir notre grand reporter, mon credo n’est pas de «boutiquer» des informations non vérifiées à grand renfort de conditionnel. Je n’aime pas plus que lui l’usage du conditionnel qui se répand dans les médias, et en particulier sur les chaînes d’information. Il n’y a d’information que vérifiée. Appelons le reste conjecture ou rumeur.
>> Information venue du Web, check!, à lire sur WIP >>
Ce qui ne veut pas dire que l’on ne peut diffuser que des images sur lesquelles nous disposons de toutes les informations. Ce serait illusoire dans mon domaine. Il se peut par exemple que, dans le cas d’une image amateure, on ait des certitudes (par exemple le lieu et le contexte), mais que l’on ait des doutes sur un élément (disons, la date exacte). Il arrive que l’on décide tout de même de passer cette image à l’antenne, mais à deux conditions.
Il faut d’une part avertir le téléspectateur sur les données manquantes – et pas uniquement par un vague conditionnel – et d’autre part que ces données manquantes ne soient pas de nature à modifier l’interprétation que l’on fait des images. Une vidéo de Syrie peut avoir la même signification qu’elle date d’avril ou de mai. Mais s’il est impossible de dire si cette vidéo est de 2010 ou de 2011, le risque est grand qu’on se trompe dans son analyse.
“De toute façon, les images amateures sont par essence invérifiables”, me dirait mon grand reporter. Faux. Vérifier une information est l’une des fonctions essentielles du journaliste. Que cette information vienne d’Internet ou qu’elle atterrisse dans votre boîte aux lettres change assez peu la donne. Lorsqu’un pli anonyme trouve son chemin jusqu’au Canard Enchaîné, les journalistes “à l’ancienne” font leur travail: ils enquêtent pour confirmer, ou infirmer, ce qui leur est en général présenté comme parole d’évangile.
Pourquoi ce travail de vérification serait-il impossible sur les réseaux sociaux? Et pourquoi le “type du web” en serait-il incapable?
Le “croisé de la source” ne peut être la seule technique du journaliste, de même que le “planté du bâton” n’évite pas les chutes à ski
On peut vérifier une information venue des réseaux sociaux. A condition bien sûr de savoir utiliser les ressources qu’offrent ces nouveaux outils. Un autre grand journaliste m’a dit que “de son temps on attendait d’avoir trois sources concordantes pour publier une info”.
Fort bien jusque-là, mais lorsque que je lui ai demandé de me donner un exemple de ces fameuses “trois sources concordantes”, il m’a répondu “et bien par exemple tu attends d’avoir l’info de Reuters, AP et AFP”. Quelle leçon de journalisme j’ai prise ce jour-là! Moi qui passe mes journées à essayer de déterrer des tréfonds du web des affaires de corruption en Chine et des vidéos d’exactions en Syrie, je ne savais pas qu’il fallait attendre “les trois agences” pour pouvoir affirmer que j’avais vérifié. J’imagine comment mon glorieux aîné aurait apostrophé Bob Woodward et Carl Bernstein, les journalistes qui ont révélé le scandale du Watergate, s’il en avait eu l’occasion: “mais l’AFP et Reuters ont-ils confirmé l’info?”
Internet, qu’on dit malade de ses fausses informations, porte souvent en lui-même son antidote
A l’évidence, le croisé de la source ne peut être la seule technique du journaliste, ancien ou moderne, de même que le planté du bâton n’évite pas les chutes à ski. Je n’ai pas de recette miracle en matière de vérification des contenus amateurs. C’est du cas par cas, comme toute enquête.
Internet, que l’on dit malade de ses fausses informations, porte souvent en lui-même son antidote. Par exemple, l’analyse des données cachées dans le fichier d’une photo récupérée sur le net donnera, à qui sait les interpréter, bien plus d’éléments de vérification que la même image développée sur papier.
De même, les réseaux propagent certes les rumeurs et les contrefaçons, mais ils donnent également accès aux journalistes à une multitude “d’experts”, ou de petites mains, capables de déceler les faux qui circulent effectivement sur le web. Pour savoir que la prétendue photo du cadavre de Ben Laden était bidon, nul besoin de passer des heures à la scruter au microscope, il suffisait de lire ce qu’en disaient les internautes sur Twitter.
Loin de vouloir remplacer le travail des reporters, je n’ai d’autre ambition que de le compléter
Dans cet article, je semble m’acharner sur un grand reporter. Mais c’est parce que j’ai voulu personnifier l’incompréhension, et les sarcasmes que j’entends parfois. Les reporters, grands ou petits, ont tous la même ambition: aller à la rencontre de gens et d’histoires qu’ils seront les seuls à raconter.
Moi-même j’espère faire cela. Je creuse, je fouille et tamise les réseaux comme les reporters traditionnels arpentent, eux, le terrain. On m’accuse d’œuvrer à la disparition du journalisme de terrain. Pourtant, loin de vouloir remplacer le travail des reporters, je n’ai d’autre ambition que de le compléter. Le journalisme tel que je le conçois ne peut survivre sans reportage, alors qu’il a très bien vécu sans images amateures. Les nouveaux réseaux de l’info nous offrent de fabuleux outils pour raconter le monde, ne nous en privons pas.
Julien Pain
lire le billetLe coût pour la France du sauvetage de la Grèce? 40 milliards d’euros, avance Arnaud Montebourg, candidat à la primaire socialiste, lors du débat avec ses camarades. Au même moment, sur le «direct» de la soirée opéré par lemonde.fr, on peut lire que «c’est faux, cela sera 15 milliards en fait», avec, en guise de preuve, un lien vers un article qui indique le prix à payer, selon François Fillon, par la France pour la Grèce, jusqu’en 2014.
A l’orée de la campagne présidentielle 2012, les rédactions françaises se mettent en ordre de bataille pour faire du «fact checking» en quasi temps réel, cette technique journalistique anglo-saxonne qui permet de jauger la crédibilité de la parole politique. L’un des modèles du genre, c’est le site américain Politifact.com, qui a mis en place un outil appelé «truth-o-meter» (le véritomètre), et qui a été récompensé dès 2009 par le prix Pulitzer, le graal journalistique.
Il s’agit donc de peser et soupeser le vrai du faux émanant de promesses et de chiffres énoncés par les politiques, lorsqu’ils sont interviewés sur un plateau télé, à la radio, ou lorsqu’ils détaillent leur programme pendant des meetings. A ce titre, le débat de jeudi dernier, avec les six candidats en lice pour la primaire socialiste, a servi de galop d’essai pour faire de la «vérification» de parole politique en direct, avant une utilisation journalistique sans doute plus étendue lors de la campagne présidentielle 2012.
Vérifier… tout de suite
La difficulté, c’est le temps réel. «Il ne faut pas se leurrer», me confie Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, où le blog Les Décodeurs fait office de pionnier. «Un fact checking réalisé en 24h sera toujours plus approfondi que celui que l’on peut faire ne serait-ce qu’en 2 heures». Bastien Hugues, journaliste Web, est du même avis. «Une bonne vérification peut prendre du temps, c’est une autre temporalité» que le moment du «live», qui se déroule dans l’instantanéité.
L’enjeu, c’est donc, à terme, de pouvoir superposer le temps du «live» avec celui du «fact checking». C’est parfois possible, comme la semaine dernière, alors que Valérie Pécresse, ministre du Budget, assène, au Grand Journal de Canal+, que les Français semblent fumer de moins en moins. La réponse tombe aussitôt: «Les ventes (de tabac, ndlr) ont augmenté de 2,6% en 2009 et sont restées stables en 2010», écrit Bastien Hugues sur Twitter. Conclusion: d’après ces chiffres, difficile de présumer que les Français fument de moins en moins.
Si cette vérification n’a demandé à Bastien Hugues que «5 minutes et une bonne recherche sur Google» afin de trouver les chiffres de la consommation de tabac en France, «ce n’est pas toujours possible d’aller si vite, il y a des secteurs plus durs à vérifier que d’autres», reprend le journaliste. Par exemple les chiffres concernant des collectivités territoriales, comme le versement du RSA dans une commune, ou le nombre d’élèves véhiculés par le transport scolaire dans un département. «Si l’un des candidats à la primaire socialiste lance un tel sujet vers 22h, nous aurions du mal à vérifier dans l’immédiat, car à cette heure tardive, inutile d’appeler dans les bureaux de l’administration, c’est fermé, personne ne répond pour nous dire d’où sort telle ou telle donnée.»
Et pourtant, les journalistes le savent: réussir à vérifier en quasi temps réel les arguments des politiques, c’est un vrai plus. Et cela le sera encore plus avec la télé connectée – imaginez, vous regardez l’interview de Dominique Strauss-Kahn, sur TF1, dimanche soir, et en même temps, sur le coin de votre écran, vous lisez un flux d’infos postées par des journalistes permettant de savoir si les propos que vous venez d’entendre sont loufoques ou fiables. Ou si l’absence d’alliance à l’annulaire de l’ex-patron du FMI est récente – quelques heures plus tard, Fabrice Pelosi, de Yahoo!, a exhumé une photo d’archive, montrant DSK sans alliance, alors qu’il travaillait encore au FMI.
Pour l’instant, peu de rédactions françaises se sont vraiment lancées dans l’exercice de la vérification en temps réel. Libération a bien une rubrique «Désintox» dans son quotidien papier, récemment mise en ligne via un blog qui se veut un «observatoire des mensonges et des mots du politique», mais le décryptage n’est pas effectué en temps réel.
Organisation ad hoc
C’est vrai que cela demande des ressources humaines conséquentes. «Au moins 4 ou 5 personnes», estime Bastien Hugues. Car, dans le détail, il faut plusieurs postes: celui qui gère le format du «live», celui qui regarde les tendances sur Twitter et les questions des internautes, celui qui s’occupe de «fact checker» les promesses politiques, et enfin, celui qui, à l’issue du «live», fera un papier de synthèse pour récapituler l’essentiel du débat. Sans compter, ajoute Bastien Hugues, deux autres journalistes qui, sur un site d’infos généralistes, doivent s’occuper du reste de l’actualité.
Le dispositif en vaut-il la chandelle? De l’autre côté de l’Atlantique, la question ne se pose plus, surtout en période électorale, où la désinformation augmente, note Fabrice Florin, le directeur d’un nouveau site américain appelé Newstrust, qui veut distinguer «les faits de la fiction, sur le Net». Pour ce faire, Newstrust fait appel aux internautes pour qu’ils proposent des citations à passer au crible.
Et, en théorie, la participation de l’audience n’est pas anecdotique dans l’exercice du «fact checking». Sur Les Décodeurs, du Monde.fr, il est demandé aux internautes d’envoyer leurs «interrogations sur les propos tenus dans les médias» et de collaborer à l’exercice. Efficace? Pour poser les bonnes questions, oui. Pour apporter des réponses, moins, mis à part quelques spécialistes qui, dans les commentaires, par email ou sur les réseaux sociaux, peuvent indiquer des liens vers des éléments pertinents (lire ou relire à ce propos ce WIP consacré à la vérification d’infos venues du Web).
Selon Thomas Legrand, éditorialiste à France Inter, cela participe d’un nouvel ordre politique: «Internet et le numérique obligent les hommes et les femmes politiques à davantage de constance en imposant une impitoyable “tyrannie de la cohérence”». Même impression de la part de Samuel Laurent: «Depuis deux ans, on trouve moins de déclarations comprenant des chiffres complètement fantaisistes ou inexistants dans le discours des politiques. Je pense qu’à force de se faire prendre, ils se sont dits qu’ils allaient arrêter ce type de communication». Un optimisme que ne partage pas Bastien Hugues: «Non, aujourd’hui, rien n’a changé», l’utilisation du «fact checking» étant encore trop marginale dans les rédactions françaises.
Utilisation politique
C’est une autre histoire aux Etats-Unis, où non seulement la vérification de la parole politique fait partie de la culture journalistique, mais elle devient une arme politique. En effet, l’équipe de campagne de Barack Obama vient de lancer Attackwatch.com qui répertorie les attaques contre le président des Etats Unis, candidat à sa succession, et les démonte une par une en y apportant sa propre expertise – avec un biais politique évident.
En France, le PS et l’UMP s’y mettent aussi, en contrecarrant chaque argument donné par le camp opposé avec une nouvelle donnée, dont la source se doit d’être «indépendante» et expertisée. Résultat, pour les journalistes, cela complique la donne. Car il leur faut se préparer, en vue des campagnes présidentielles américaine et française, à la fois à vérifier les arguments des politiques au moment où ils les prononcent, mais aussi à vérifier la… vérification qu’en fera, de son côté, le camp politique adverse.
Alice Antheaume
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lire le billetComment être sûr qu’un témoignage, publié sur un réseau social, est authentique? Comment s’assurer qu’une image n’est pas un photomontage ou un vieux cliché ressorti des limbes? En glanant, sur le Web , des éléments pour couvrir l’actualité en temps réel, les journalistes doivent repérer les «fakes», ces faux (messages, photos, vidéos, comptes) qui cohabitent, en ligne, avec de vraies infos. Sans précaution ni vérification, c’est la faute de carre. Aussitôt relayée – et moquée – à son tour.
L’enjeu, pour un journaliste, c’est de vérifier que, par exemple, le tweet publié par un étudiant annonçant l’arrestation de Dominique Strauss-Khan, en mai 2011, ou la photo de l’avion sur l’Hudson diffusée sur Twitter par un citoyen américain, en janvier 2009, correspondent à la réalité.
«Il n’y a pas de recette miracle, la vérification des contenus trouvés en ligne passe par un travail d’enquête journalistique», m’explique Julien Pain, responsable du site Les Observateurs pour France 24. Outre Atlantique, les journalistes de Times Union considèrent «les propos glanés sur les réseaux sociaux de la même façon qu’un email anonyme, une information entendue à la télévision, ou un témoignage d’un homme dans la rue: toutes ces sources peuvent nous alerter sur un sujet potentiel, ou sur les détails d’un sujet. Dans tous les cas, nous vérifions tout de façon indépendante avant de le raconter dans le journal ou sur notre site.»
Voilà pour la théorie. Mais en pratique, comment faire? Y a-t-il des outils spéciaux? Faut-il recouper les sources comme le veut la méthode traditionnelle d’enquête? Voici cinq étapes, basées sur les pratiques de journalistes professionnels, en France et à l’étranger, pour vérifier une potentielle information venue du Web.
C’est le premier réflexe à avoir. Il faut d’abord repérer le compte (sur Twitter, sur YouTube, sur Facebook, sur un site de presse, etc.) de celui ou celle qui, en premier, a évoqué un élément d’info. Puis découvrir si le nom affiché sur ce compte est un pseudonyme ou le vrai patronyme de cette personne. Ensuite récupérer son numéro de téléphone, son compte Facebook ou son adresse email pour entrer en contact avec elle, et espérer pouvoir rapidement procéder, via téléphone, à une interview.
Ce premier contact permet de vérifier l’élémentaire, via des questions basiques 1. Le témoin se trouve-t-il bien sur les lieux de l’événement dont il parle en ligne? (si un témoin prétend sur Facebook qu’il y a le feu dans un immeuble du 18e arrondissement de Paris et qu’il est joignable sur un numéro de l’Est de la France, méfiance) 2. Le témoin peut-il donner des détails sur ce qu’il s’est passé (date, heure, circonstances, nombre de personnes présentes)? 3. Le témoin peut-il décliner son identité? 4. Le témoin peut-il dire avec quel matériel il a publié son contenu en ligne?
«C’est toute la question du crédit que l’on apporte à celui qui aurait posté une vidéo sur YouTube», reprend Julien Pain. «Pour m’assurer que mon contact est bien celui qui a filmé la scène, je lui demande de m’envoyer son fichier original, avant encodage sur YouTube. Si c’est bien lui qui a produit le contenu, il doit avoir ce fichier. Si le type me dit “euh, je ne sais pas où je l’ai mis”, il n’est pas une source fiable.»
Même processus du côté de la BBC, qui dispose de journalistes regroupés dans une section spéciale, l’«UGC Hub» (UGC= user generated-content, c’est-à-dire les contenus générés par les utilisateurs). Ceux-ci traquent et vérifient tout ce qui vient du Web, comme le décrit Nicola Bruno dans son excellente recherche «Tweet first, verify later» pour le Reuters Institute for the Study of Journalism. On peut y lire que, pour James Morgan, un journaliste de la BBC, «le meilleur moyen pour authentifier une personne est de lui parler. Si cette source n’est pas légitime, elle buttera très vite pour répondre à des questions factuelles», comme par exemple «qu’est-ce que vous voyez autour de vous?».
Problème, dans les pays arabes, c’est beaucoup plus compliqué d’entrer en contact avec le producteur du contenu en question. Et ce, pour plusieurs raisons. Parce que l’accès à Internet peut être suspendu, comme en Egypte ou en Libye, empêchant les manifestants d’envoyer eux-mêmes des nouvelles en ligne. Certains ont alors fait parvenir leurs messages par SMS à des connaissances, parfois situées à l’étranger, afin que celles-ci les transfèrent sur les réseaux sociaux via, cette fois, une connexion au Web opérante. Et, parce que la difficulté du réseau et des communications étant ce qu’elle est, cela peut prendre des heures à un journaliste pour joindre quelqu’un. A ce titre, la Syrie est très difficile à couvrir, d’autant que les journalistes professionnels ne sont pas autorisés à s’y rendre. «Sur place, les gens ont peur d’être repérés, donc ils ne cessent de changer leurs numéros de téléphone, et leurs cartes SIM. Parfois, tu passes une journée à appeler sur des numéros, et aucun n’aboutit».
Une photo d’un tremblement de terre en Chine de 2008, publiée par erreur pour évoquer le séisme d’Haïti, en 2010, c’est arrivé. Une vidéo qui prétend montrer un massacre en Côte d’Ivoire en mars 2011 alors qu’elle concerne sans doute un autre Etat africain, à une date antérieure, également.
A France 24, ce travail de contextualisation repose sur «le réseau». En clair, une base de données de 30.000 personnes dans le monde qui se sont inscrites sur le site de la chaîne «en disant qu’elles voulaient collaborer avec nous», précise Julien Pain, dont 3.000 «avec qui nous avons déjà travaillées», et dont certaines habitent dans des villages d’Afghanistan. A quoi cela sert? «Si j’ai une vidéo soi-disant tournée dans un coin reculé du Mali, j’essaie de contacter quelqu’un qui habite tout près de ce lieu, répertorié dans la base de données. Je lui envoie la vidéo, il me dira si les images correspondent à son environnement, si les codes vestimentaires des gens que l’on voit sur la vidéo sont ceux de la région, si les murs des maisons sont bien peints comme cela dans cette zone, etc.»
Outre les indications de lieu, reste à s’assurer de la date de la prise de vue, qui n’est pas forcément celle de la mise en ligne. Et bien sûr, à essayer de comprendre – et raconter – ce qui est survenu avant et après la séquence filmée. «Le contexte, c’est le plus important», reprend Meg Pickard, un journaliste du Guardian interrogé dans le cadre de la recherche du Reuters Institute for the Study of Journalism. «Sur un live, tu peux dire des choses sans avoir toutes les données, en précisant qu’il y a des éléments que l’on ne connaît pas, ou dont on n’est pas encore sûr. Si quelqu’un prétend en ligne qu’une bombe a explosé à Londres, on pourra l’utiliser dans le format du live, dont l’essence est l’instantanéité. On pourra même tweeter “quelqu’un a-t-il entendu parler de cette bombe?” pour obtenir plus d’informations. Mais ça ne fera pas, tel quel, le titre d’un article. Et cela ne sera peut-être jamais publié dans le journal».
«Nous devons toujours recouper les informations factuelles trouvées sur des réseaux sociaux, en prenant garde au risque d’histoires fabriquées de toutes pièces sur Internet», détaille l’AFP dans ses principes pour les réseaux sociaux. Selon l’agence française, une déclaration trouvée sur un réseau social «ne doit pas être utilisée comme source pour annoncer un événement ni pour décrire un événement en cours, sauf si – comme pour un autre canal d’information – nous sommes certains de l’authenticité du compte sur lequel elle est publiée».
Et de rappeler une erreur commise: «Nous nous sommes ainsi laissés prendre dans le passé à un faux compte Twitter sur lequel le ministre britannique des Affaires étrangères était censé avoir envoyé un message de condoléances après la mort de Michael Jackson, se concluant par les mots: “RIP, Michael”.»
A Times Union, près de New York, la vérification repose sur «une combinaison de plusieurs choses: interviewer une personne qui raconte l’histoire, vérifier l’histoire dans des documents officiels s’ils existent (documents judiciaires, données de la police, chiffres, etc.), et obtenir des détails auprès d’institutions, communiqués, ou conférences de presse».
La sacro-sainte règles de la concordance des sources (c’est-à-dire obtenir de plusieurs personnes la même histoire avant de publier l’information) tient-elle? Tout dépend du contexte (voir point précédent). «En Libye, c’est très facile d’avoir trois personnes qui te disent la même chose, et tu te rends compte ensuite que c’est une légende urbaine. Tes sources arguent que “tout le monde le dit ici, donc c’est vrai”», déplore Julien Pain. Dans ce cas, «avoir des sources concordantes ne veut rien dire», tranche-t-il. «Je préfère avoir la version d’une personne fiable que je connais, que trois personnes qui me disent certes la même chose mais avec qui je n’ai jamais collaboré».
Quel appareil a permis de prendre cette photo? A-t-elle été modifiée? Y a-t-il un flash? Ces spécificités, bien utiles pour comprendre l’histoire d’une image, sont parfois disponibles en faisant un clic droit sur le fichier original pour accéder à «lire les informations». Avec un peu de chance, on peut voir si c’est une application iPhone qui a permis de prendre le cliché, si l’image a transité par email, et à quelle date et heure remonte la dernière ouverture du fichier.
Cette simple opération peut se révéler caduque, les données des images trouvées en ligne n’étant pas toujours disponibles.
Autre option: rechercher le parcours d’une image (ou ligne ou téléchargée sur votre bureau) sur le site Tineye, dont se servent Associated Press et la BBC. En scannant la photo, le moteur de Tineye retrouve, sur Internet, les images qui lui ressemblent, «photoshopées» ou pas. Ce qui facilite la vie d’un journaliste lorsque celui cherche à reconstituer les divers éléments d’un montage.
Quant à l’AFP, elle s’est dotée d’un logiciel appelé Tungstène qui analyse les métadonnées des images pour «voir si un objet ou une personne ont été retirés d’une photo, si un missile a par exemple été dupliqué sur une photo de guerre, si une foule a été densifiée ou si une image a été “surdéveloppée” pour la dramatiser – comme ce fut le cas avec une photo du volcan islandais Eyjafjöll.»
Ce logiciel, très coûteux, ne résout pas tout, d’autant que les données peuvent être modifiées à dessein. Mais disons que c’est un outil supplémentaire dans la vérification de l’authenticité des clichés.
C’est l’étape la moins empirique, et pourtant… Surveiller ce qui se dit sur le réseau, sur Twitter, sur Facebook, sur les blogs, et observer ce qu’écrivent amateurs et professionnels sur les morceaux d’informations glanés en ligne permet au journaliste de cerner plus vite ce qui suscite les doutes et les questions. L’exemple de la photo truquée de Ben Laden mort est éloquent. Aussitôt l’image de cet homme au visage tuméfié mise à jour, des interrogations sur l’origine de la photo et son authenticité ont affleuré sur les réseaux sociaux, avant que le bidonnage soit révélé, relayé encore une fois en ligne.
Du contenu, du contexte et du code: telle est la loi des «3C» définie par le blog britannique Online journalism. Une règle qui pourrait supplanter celle des «5W» – who (qui), what (quoi), when (quand), where (où), et why (pourquoi) – dont les journalistes se servent pour produire leurs contenus.
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Alice Antheaume
lire le billetIl y a aura, dans les médias, un avant et un après Dominique Strauss-Kahn, accusé de «crime sexuel», de «tentative de viol» et de «séquestration» contre une femme de chambre de l’hôtel Sofitel à New York. Envergure planétaire, pics d’audience inégalés, questions juridiques inédites, et frontières du genre repoussées. Cet événement pousse les rédactions françaises à redéfinir les limites de leur exercice. Retour sur les éléments médiatiques clés nés par et autour de ce scandale.
Ce n’est pas une première dans l’histoire médiatique de Twitter, dont les premiers «breaking news» sont apparus aux Etats-Unis dès 2007, lors de la fusillade à l’université Virginia Tech, en Floride (1), mais pour la France, cela devrait rester dans les annales. En effet, c’est sur le réseau aux messages de 140 signes qu’apparaît la première mention de la future affaire DSK.
Ainsi, le samedi 14 mai à 22h59, heure de New York, un étudiant français, Jonathan Pinet, poste le tweet suivant:
Il est le premier à annoncer ce qui va être devenir un scoop, bien avant les agences de presse et autres rédactions. «Ce n’est pas mon tweet qui a déclenché l’emballement de Twitter autour de cette information, explique-t-il après coup sur son blog, mais bien l’article du New York Post à 0h33», toujours heure new-yorkaise. Un article qui n’est plus dans les archives.
Lundi 16 mai 2011: l’ex-patron du FMI passe devant la juge américaine Melissa Jackson, qui lui refuse la liberté conditionnelle dans l’immédiat – elle lui sera accordée à l’audience du 20 mai, après quatre nuits de prison. Lors de ces audiences préliminaires, les rédactions françaises – télé, radio, Web – utilisent Twitter pour réaliser leur couverture en direct, en se servant des tweets envoyés par les journalistes – Français et étrangers – présents dans la salle d’audience.
«L’affaire DSK propulse Twitter au premier plan», annonce Le Figaro. «Twitter et ses “gazouillis” s’imposent dans les salles de rédaction», titre l’AFP.
Mais comment faire autrement? Comment relayer, en temps réel, ce huis clos partiel tel que celui du tribunal pénal de Manhattan, où seuls quelques journalistes peuvent pénétrer? Ceux-ci n’ont le droit ni de téléphoner ni de filmer pendant l’audience, mais peuvent envoyer SMS ou messages sur les réseaux sociaux. Depuis Paris, ceux qui animent des émissions, radio ou télé, en direct, ou des «lives» sur les sites d’infos, suivent donc chaque tweet, même lorsque ce tweet est écrit par un confrère d’une rédaction concurrente, abolissant ainsi des frontières longtemps en vigueur. «Heureusement qu’on a Twitter», confie cette journaliste d’iTélé, au moment de l’audience du 20 mai.
Quatre jours après l’arrestation de DSK, on apprend que la chaîne Canal+ interdit à ses journalistes de tweeter. Première fois, il me semble, qu’un média français prend une position «officielle» à propos de ce que ses journalistes publient ou pas sur Twitter. Conséquence: Laurence Haïm, correspondante à la Maison Blanche pour la chaîne cryptée, présente aux audiences de DSK au tribunal pénal de Manhattan, «réserve “ses” informations à (sa) rédaction» plutôt qu’au réseau social, explique Rodolphe Belmer, le patron de Canal+, pour qui «les journalistes professionnels doivent leurs infos à leur public» et «les grands médias ont tout intérêt à assurer les règles de contrôle de l’information (sans) (…) reprendre à son compte des tweets sensationnalistes quand ils ne sont pas erronés».
Laurence Haïm ne raconte donc pas en live, sur Twitter, comme son confrère Remi Sulmont de RTL, ce qu’elle entend et voit dans la salle d’audience, mais elle l’envoie par SMS aux journalistes d’iTélé (même groupe que Canal+) qui sont, au même moment à Paris, en direct en plateau. Et réalise ensuite des duplex, par exemple pour le Grand Journal de Michel Denisot.
Aux Etats-Unis et en Angleterre, déterminer via une charte rédactionnelle quel journaliste tweete et sur quel sujet est très répandu. En France, ces chartes existent mais elles évoquent avant tout la déontologie, les droits et les devoirs du journaliste, sans s’attaquer de façon frontale aux questions soulevées par l’utilisation journalistique de Twitter – sauf l’AFP qui s’est dotée en 2011 d’une charte ad hoc, focalisée pour l’instant sur la vérification des informations repérées sur les réseaux sociaux.
Dans le flux de messages postés sur Twitter et retweetés des dizaines de fois, il y a des infos et des rumeurs, du vrai et du faux. Les contraintes du direct imposent aux journalistes de les trier en quasi temps réel, afin de les commenter.
Or, lors des premières audiences de DSK au tribunal, les journalistes français ont peiné à suivre le fil Twitter tout en en parlant à l’antenne, laissant souvent passer de longues minutes entre l’apparition d’un tweet, visible par n’importe quel internaute, et son évocation en plateau. A l’heure où commenter sur Twitter ce que l’on voit à la télévision devient tendance, ce décalage peut-il être assumé? D’un côté, il peut être rassurant, si l’on estime que cet écart temporel permet à l’information vue sur Twitter d’être vérifiée avant d’être annoncée à la télévision. D’un autre, il met les journalistes dans une situation de réceptacle de l’information, en même temps qu’un internaute lambda. Quel est l’apport journalistique dans ce cas?
De fait, il y a un deuxième problème, relevé par Benjamin Ferran dans son excellent article sur le sujet: l’interprétation, sur les télévisions françaises, parfois hasardeuse de tweets qui n’ont pas toujours vocation à être relayés. «Certains “tweets” rapportés n’avaient plus grand-chose à voir avec de l’information, écrit-il. “Le juge est en train de réfléchir, semble-t-il, si j’en crois ce que je lis sur Twitter”, a lâché un journaliste de BFM TV. “Il n’y a pas de tweet, on est dans un moment de flottement. Là c’est un peu la spéculation parce que je ne sais pas ce qui a pu se passer”, a-t-on pu entendre sur iTélé.»
A CNN, «la chaîne du live» par excellence, les animateurs de la matinale sont branchés en permanence sur le réseau social aux 140 signes. Même lorsqu’ils présentent les informations. Face à la caméra, ils pianotent sur le clavier d’un ordinateur portable disposé devant eux, consultent des tweets, et y répondent.
En France, il est interdit – sauf autorisation spéciale comme pour le documentaire de Raymond Depardon sur la 10e chambre, ou certains grands procès «historiques» – de filmer les audiences en vertu de l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui stipule que, «dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image est interdit».
Mais aux Etats-Unis, c’est permis – avec 15 minutes de différé. Les juges américains n’autorisent souvent qu’une seule caméra dans la salle d’audience, mais ils l’autorisent. Dans ce cas, les médias intéressés par ces images se constituent alors en «pool» et désignent la chaîne qui fera office de «pool caméra» pour l’événement, c’est-à-dire qu’elle filmera pour le compte de tous les autres les images, et les redistribuera à tous ceux qui les ont demandées. C’est ce qu’il s’est passé lors de l’audience du 6 juin, lorsque DSK a plaidé «non coupable». Et cette fois, c’était CNN qui filmait.
Que faire, quand on est une télévision française bardée de l’interdiction de filmer les procès, et que l’on voit les images filmées par CNN débarquer sur les sites d’infos français, sur les réseaux sociaux, bref, n’importe où sur le Web en un clic? Se mettre des oeillères pour respecter la loi? Ou prendre le risque de les diffuser, au nom du «droit» d’informer? «Il est impossible de cacher des images librement diffusées sur les télévisions du monde entier, a expliqué au Figaro Guillaume Dubois, directeur de l’information de BFM TV. À l’heure de l’audiovisuel planétaire, la notion de frontières médiatiques n’a plus de sens.»
Pour l’instant, cet article de loi n’a été modifié que pour faire apparaître le montant de l’amende en euros plutôt qu’en francs. Mais il y des autorisations spéciales qui se demandent, et s’obtiennent, comme cela vient d’être le cas pour le procès en appel d’AZF.
Le 1er juin, Lepoint.fr annonce que Ramzi Khiroun, ex-conseiller de DSK, va déposer plusieurs plaintes pour diffamation, dont l’une contre Arnaud Dassier, actionnaire du site Atlantico, «en raison d’un message publié sur le réseau Twitter le 14 mai» sur les activités de Khiroun.
Aux Etats-Unis, des plaintes nées d’un tweet, il y en a déjà eu. Pour la chanteuse Courtney Love, qui a insulté une styliste sur Twitter, l’affaire s’est soldée par le versement de 430.000 dollars (300.550 euros), un accord trouvé afin d’éviter le procès.
Qu’avez-vous retenu, médiatiquement parlant, de l’affaire DSK?
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Alice Antheaume
(1) Au palmarès de Twitter, prem’s sur son rôle d’alerte, on se souvient aussi d’un autre scoop historique, fait en 140 signes, en janvier 2009, lors de l’amerrissage miracle d’un avion sur l’Hudson, à New York. Le premier à évoquer l’accident est un citoyen américain, qui s’appelle Janis Krums. Présent à bord d’un ferry juste à côté de l’endroit où vient d’échouer l’avion, il publie aussitôt sur Twitter une photo de la scène en la qualifiant de «crazy». Première photo disponible sur cet événement, celle-ci est immédiatement reprise dans les médias du monde entier.
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