W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Julien Pain, responsable du site et de l’émission Les Observateurs, à France 24.
Le journalisme est en mutation, on ne cesse de le répéter. Les usages de nos audiences évoluent au rythme, effréné, des progrès technologiques. Dans un monde où plusieurs milliards de photos sont postées sur Facebook chaque mois, où YouTube ouvre ses propres chaînes de télévision, les médias traditionnels ont en effet fort à faire s’ils veulent garder un rôle dans cet univers de l’information en constante expansion.
Pourtant, contrairement au cliché rebattu à longueur de conférences sur la crise du journalisme, les médias innovent à l’heure actuelle comme jamais auparavant. Chaque jour apparaissent de nouvelles versions de sites Web, de nouvelles applis pour mobiles et tablettes, pour s’adapter toujours mieux aux usages des consommateurs d’information. Les journalistes ne sont plus, contrairement aux idées reçues, enfermés dans une tour d’ivoire d’où ils ne veulent pas bouger. Ils sont ô combien conscients que le monde bouge, que leur métier est en péril et qu’ils doivent évoluer ou disparaître – eux aussi lisent la presse. Le constat est mille fois vrai et mille fois ressassé. Mais cette course à l’innovation est-elle la seule façon de donner du sens au journalisme? Confrontés au déluge de contenus amateurs, d’images, de témoignages, voire d’analyses d’internautes, l’unique salut des journalistes se trouve-t-il dans la “nouveauté”, dans l’absolue nécessité de réinventer son métier au quotidien?
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Arrêtons un instant la course perdue d’avance dans laquelle nous sommes engagés, cessons de courir comme des canards sans tête à la poursuite du Grand Google et posons nous cette question toute simple: à quoi sert, encore, le journaliste? À inventer des applis Androïd, Iphone et Windows 8 capables de lire des dépêches en 76 langues? Ou à faire sens de cette surabondance de contenus, à vérifier ces images que tout le monde se transmet sans en connaître la source, à enquêter pour faire émerger des informations neuves?
Le journalisme professionnel est nécessaire non pas parce qu’il est capable de s’adapter aux usages de ses clients – il s’agit là d’une obligation économique, mais parce qu’il est intrinsèquement lié au bon fonctionnement de la démocratie. Car sans vérification de l’information, il n’y a pas d’information. Et sans information fiable, l’internaute reste un client, mais il ne peut pas être un citoyen et électeur responsable, c’est à dire capable d’appréhender le monde qui l’entoure.
Cela ne veut pas dire que les journalistes peuvent continuer à travailler comme ils le faisaient il y a encore 5 ans. Il est inconcevable notamment de négliger les contenus produits par les internautes. Pour ne prendre que les exemples les plus récents, comment traiter du conflit en Syrie ou de manifestations au Tibet sans les informations et les images sorties sous le manteau par des activistes? Les télévisions, en particulier, savent désormais que les images amateur leur apportent deux types de témoignages dont elle ne peuvent plus se passer. Ce sont aujourd’hui des téléphones portables qui filment souvent le très chaud, l’événement imprévisible, comme par exemple un tsunami ou un attentat. Le journaliste n’arrive dans ces cas là qu’après l’incident. Ses images sont certes plus nettes, mais elles ne montrent pas l’instant où la vague a frappé la côte. Ensuite, les amateurs nous donnent à voir ce qu’un État, ou même parfois les entreprises, voudraient cacher. Pour reprendre le cas de la Syrie, c’est parce que les journalistes y sont non grata que des activistes locaux se sont organisés pour raconter la guerre.
Etre considérés comme les Cro-Magnons de l’Internet…
Mais le cas syrien est également un exemple criant de la nécessité d’un travail journalistique sur les contenus produits par des amateurs. Non pas parce que les vidéos des activistes de Homs ou de Damas sont de piètre qualité. La télévision s’accommode tout à fait de ce genre d’images lorsqu’elles sont fortes. En revanche, les médias traditionnels ont le devoir de vérifier les informations qui leurs sont envoyées avant de les transmettre à leurs audiences. Donner une information juste n’est pas seulement un problème de crédibilité de nos médias. C’est l’ADN même de notre profession et la justification de son existence au sein de notre société.
Or les activistes syriens, comme la plupart des amateurs qui filment des événements d’actualité, ont un agenda politique. Leur objectif premier n’est pas de fournir une information vraie, mais de faire avancer une cause. Il ne s’agit pas de dénigrer le travail et le courage de ces vidéastes amateur qui risquent parfois leur vie pour tourner quelques minutes d’images. Et il est par ailleurs certain que, du côté de la propagande et du mensonge, leur ennemi, le régime syrien, n’a rien à leur envier. Les journalistes ont toutefois l’obligation de faire passer les informations fournies par les rebelles, comme celles de Bachar al-Assad, par un filtre critique.
Vérifier l’authenticité des images et des allégations circulant sur la Toile est en travail ardu, qui prend du temps et qui nécessite parfois des compétences journalistiques spécifiques. Retrouver la première personne qui a posté une vidéo, identifier le lieu et la date de la séquence, repérer les altérations ou les incohérences d’une image nécessite une expérience et parfois même des technologies particulières. Ce travail a d’ailleurs un coût pour les médias. Monter la cellule spécialisée des Observateurs a par exemple été un investissement pour France 24. Un investissement qui peut sembler à première vue moins directement rémunérateur qu’une appli Iphone. Et pourtant gageons qu’à plus long terme le fait d’investir sur la fiabilité de son antenne est un pari au moins aussi gagnant que celui de l’innovation technologique. Donner une information équilibrée et vérifiée n’empêchera pas les dirigeants de Google de nous considérer comme les Cro-Magnons d’Internet, mais rappelons-nous toujours que c’est le credo qui justifie notre profession.
Julien Pain
Vérifier les infos : la base. Hier, aujourd’hui et demain.
Merci Julien pour ce rappel, d’autant que tu pourrais être caricaturé assez facilement étant donné le côté innovant de ton programme (et site web).
Point de vue très intéressant, mais titre – et, finalement, conclusion – étranges. Faut-il vraiment “arrêter d’innover”, ou faut-il plutôt diriger l’innovation vers les besoins de notre profession, au lieu, comme souvent actuellement, de l’orienter vers des considération marketing ?
Ne peut-on pas imaginer des apps nous aidant à vérifier l’info, à recouper les sources, à remonter des données du terrain, à reporter l’info de manière passionnante… bref, à faire, mieux, notre travail de journalistes ? Je pense notamment à des initiatives comme celle du Knight Prototype Fund (http://www.knightfoundation.org/blogs/knightblog/2012/11/10/test-first-then-scale-four-prototype-ideas-media-innovation/), entre autres…
A mon sens, investir pour améliorer la fiabilité de son antenne via l’innovation technologique est le pari d’avenir le plus pertinent.
Mais que ça ne nous empêche pas, bien sûr, de travailler “à l’ancienne” quand c’est nécessaire.
Ce qui me fait rire quelque fois, mais qui fait rire à chaque fois les personnes interviewées par des journalistes, ressemble à cette crédulité profonde qui poussent ces derniers à inventer des sujets de reportage étrangers à la réalité qu’ils vont par la suite diffuser. La vérification de l’authenticité ou non, de l’information qu’ils vont communiquer ainsi, ne leur est d’aucune aide, car les journalistes sont déconsidérés et on leur ment, et peut-être pas très intelligemment car c’est l’audience qui doit en être victime finalement. Vous savez: les journalistes! Ces irresponsables!
Florent, je ne peux pas être plus d’accord avec toi. Il faut avant tout innover sur notre coeur de métier. Et ce n’est malheureusement pas assez le cas. Il n’existe pas de recette miracle concernant la vérification de l’info. Aucun outil ne peut remplacer l’enquête journalistique. En revanche, l’idée d’une appli de crowdsourcing est très bonne… tellement bonne que je te suggère de venir faire un tour sur mon site dans un peu plus d’un mois 😉
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[…] on blog.slate.fr Tweet Catégorie : Com j'aime – Conseil en communication 13 novembre 2012 at 16 h 00 min […]
Bonjour,
Je suis étudiant en prépa (ISTH) et ambitionne d’intégrer le master journalisme de Sciences Po Paris. Je voudrais savoir dans quelle mesure des informations dont la source est invérifiable en temps réel (comme notamment le nombre exact de victimes en Syrie) peuvent être utilisées de manière pertinente? Le Monde Diplomatique de septembre 2012 pointe notamment ce problème dans l’article “Syrie, champ de bataille médiatique” et conclut à l’impossibilité pour l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) de fournir des informations aux sources indiscutables, mais qui seront pourtant utilisées par les médias du monde entier, et surtout par la diplomatie française pour tenter de faire plier la Russie au Conseil de Sécurité de l’ONU. Comment expliquez vous un tel manque de rigueur qui dénature ce que vous décrivez comme la fonction première du journalisme, à savoir la vérification des sources? Merci d’avance de votre réponse
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