Le futur du journaliste? Apprendre à entreprendre

Journaliste et entrepreneur. Deux mots qui, jusqu’alors, n’allaient pas ensemble. Pourtant, mutation du métier de journaliste aidant, volonté aussi de redonner de la valeur économique à cette profession, nombreux sont ceux qui veulent se lancer dans la création d’une entreprise, au sens premier du terme, journalistique. Or trouver une idée inédite, monter le business plan qui va avec, lever des fonds, et embaucher ses premiers salariés, cela ne s’improvise pas.

Comme l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1), et comme l’Université de Stanford, la CUNY (The City University of New York) a lancé cette année son programme de journalisme entrepreneurial, sous la tutelle de Jeff Jarvis, qui tient le blog BuzzMachine. Mieux, elle a monté un master spécial journaliste entrepreneur et un centre de recherches attenant pour trouver des «nouveaux modèles économiques pour les news», avec un site dédié, baptisé news innovation. Le tout financé notamment par des fondations, à hauteur de 6 millions de dollars. Intérêt pour la CUNY: servir d’incubateur à de nouvelles start-up susceptibles de donner un second souffle au journalisme.

Crédit: DR

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Dans la salle de cours de la CUNY, située à quelques mètres de l’immeuble du New York Times, se trouve une douzaine d’étudiants – pas une seule fille au bataillon. Parmi eux, des étudiants de niveau master, des journalistes de 30 à 50 ans ayant déjà travaillé et voulant maintenant monter leur propre affaire, et d’autres professionnels, techniciens, développeurs, qui cherchent à se reconvertir.

«Ils doivent être capables de repérer des opportunités, concevoir et planifier leur business, voir si cela colle avec des clients, et présenter l’idée à des investisseurs, explique Jeff Jarvis. Il leur faut aussi comprendre ce que cela implique de tenir les rênes d’un business et d’un média, par exemple savoir comment la publicité fonctionne, et être capables de travailler avec différents corps de métiers (commerciaux, techniciens, partenaires) et manager l’ensemble.»

Ce lundi de fin septembre, la séance à laquelle j’assiste est la troisième séance du programme, qui se déroule sur quatre semestres. C’est encore le tout début des projets – dont certains ne verront pas le jour. Autour de la table, chaque étudiant a en tête une idée de business, liée à des contenus, mais pas forcément que journalistiques. Impossible de les dévoiler ici, les futurs entrepreneurs m’en voudraient. Reste que, si certaines paraissent fantasques ou inabouties, d’autres s’avèrent déjà séduisantes. Cela tient beaucoup à la capacité qu’ont les étudiants de formuler en termes intelligibles leur idée de start-up.

Jeff Jarvis le sait bien. Pour le faire comprendre aux étudiants, il laisse place, pendant la séance, à une succession d’invités, dont Rafat Ali, le fondateur de Paidcontent, lui-même journaliste et entrepreneur, et Lilia Ziamou, professeur associée en marketing. Et l’un et l’autre ont demandé aux étudiants de présenter, chacun à leur tour, leur idée. Objectif: convaincre. Résumé des premiers conseils reçus.

  • Conseil numéro 1: «Votre idée de business doit être unique»

Pas la peine de refaire ce qui existe déjà. C’est une évidence, mais encore faut-il avoir passer du temps à observer le marché. Et savoir, même si certaines sociétés n’ont pas pignon sur rue, qu’elles ont peut-être déjà exploité ce que l’on croit être un «filon». «Lorsque vous expliquez votre idée de business à quelqu’un faisant partie de la cible potentielle de ce business, il faut que les yeux de celui-ci se mettent à clignoter», insiste Lilia Ziamou. Bref, qu’il comprenne qu’il a intérêt à voir cette idée se développer. Et qu’il ne l’a pas vue naître ailleurs.

  • Conseil numéro 2: «Exprimez votre idée en une phrase»

Une phrase qui ressemblerait à un slogan. «Il s’agit de montrer à vos futurs clients la valeur de votre produit en moins d’une minute. Avant de trouver la meilleure phrase pour exprimer votre idée, vous allez faire des centaines de tentatives», prévient Lilia Ziamou. Lorsque l’un des étudiants commence son argumentaire par «je veux créer une plate-forme de…», elle le stoppe aussitôt: «quel utilisateur sait ce qu’est une plate-forme? Vous ne pouvez pas utiliser ce mot». Et les étudiants de s’évertuer à trouver des termes aussi précis qu’accrocheurs. Tant et si bien qu’ils finissent par formuler le slogan idéal («un moteur de recherche en ligne pour trouver ce que l’on vous cache»), mais sans l’idée derrière.

  • Conseil numéro 3: «Faites la différence entre fonctionnalité et interface»

La fonctionnalité = pourquoi l’utilisateur utilise le produit. L’interface = ce qui permet à l’utilisateur de se servir du produit. Lilia Ziamou prend l’exemple d’un ordinateur connecté au réseau. Sa fonctionnalité? Surfer sur le Web. Son interface? La souris, l’écran, le clavier, etc. «Votre idée doit être pensée et exprimée pour l’utilisateur. Lequel n’a aucune envie de savoir quelle technologie vous allez utiliser, ni comment est fabriquée le packaging d’une bouteille d’eau. Il veut juste savoir pourquoi le produit va le rendre heureux», reprend Lilia Ziamou.

  • Conseil numéro 4: «Trouvez une bonne raison pour fidéliser votre cible»

Rafat Ali met en garde les étudiants: «Il ne sert à rien d’avoir un site sur lequel on ne se rendra qu’une fois par an. Et qui ne pourra donc pas avoir d’audience ni vendre de publicités.» Or trouver un moyen de faire revenir l’audience de façon régulière, chaque jour voire plusieurs fois par jour, alors que cela ne répond pas à un besoin vital, c’est un… défi.

  • Conseil numéro 5: «Sachez ce que le Web/le mobile/le print apporte à votre business»

«Il faut que vous sachiez pourquoi votre produit est en ligne. Ou pas. Qu’apporte le support à votre idée?», demande Lilia Ziamou. Dans la salle, la plupart des étudiants ont déjà pensé à plusieurs déclinaisons possibles de leur concept (application mobile, comptes sur les réseaux sociaux, site Web, etc.). Mais pour leurs conseillers, c’est aller trop vite en besogne. Il faut déjà avoir imaginer un concept signifiant sur un support. Lequel, reprend Lilia Ziamou? Silence dans les rangs.

  • Conseil numéro 6: «Ne considérez pas le business plan comme la Bible»

«Je n’ai jamais trop cru aux business plans», soupire Rafat Ali, alors que Jeff Jarvis fronce les sourcils, lui qui vient de passer les premières séances à scander auprès de ses étudiants l’importance d’une structure financière solide. «Certes, cela confère une valeur à l’entreprise, tempère Rafat Ali. Mais une valeur qui va évoluer très vite puisque les outils du Web changent à la vitesse de la lumière. Ne l’oubliez pas. Sachez vous adapter.»

«L’enseignement que nous donnons à nos étudiants n’est qu’un début, explique le directeur de la CUNY, Stephen B. Shepard. Nous avons besoin de chercher des modèles économiques capables de remplacer ceux qui ne fonctionnent plus, et d’inventer des nouveaux services/produits qui s’adresseront autrement à de nouvelles audiences.»

  • Conseil numéro 7: «Sachez où vous dépenserez le prochain dollar gagné»

Trop souvent selon Jeff Jarvis, les étudiants en journalisme entrepreneur se risquent à avancer, sans y avoir songé plus avant, «je pense que j’aurais besoin de, hum, six personnes». Jarvis est implacable: «Vous n’avez qu’un dollar, où le mettez-vous?». Et Rafat Ali d’aller dans son sens, en évoquant son aventure à Paidcontent.org: «Chaque dollar était exploité. A chaque fois que nous gagnions un peu d’argent, nous savions si nous embaucherions quelqu’un. Ou bien si nous organiserions un événement.»

«Certains puristes considèrent qu’il ne faut pas mélanger les genres entre l’Eglise (le journalisme) et l’Etat (la partie business), analyse Dorian Benkoil, sur le site Mediashift. Il est plutôt sain que les reporters et les éditeurs soient maintenant convaincus de l’intérêt de savoir qu’est ce qui met de l’argent sur les feuilles de paie»

  • Conseil numéro 8: «N’ayez pas peur de demander de l’argent»

C’est le problème des journalistes. Ils savent poser des questions, mais pour demander de l’argent, il n’y a plus personne, déplore Rafat Ali. Lui-même journaliste, diplômé de l’Ecole de journalisme de l’Université d’Indiana, il confie qu’il a parfois eu du mal à se défaire de sa vision de fabricant d’infos, au détriment d’une vision plus «business». Notamment quand le Guardian a offert de racheter Paidcontent. «Journalistiquement, c’était tellement un rêve, le Guardian, cela me fascinait. Résultat, je n’ai pas cherché ailleurs d’autres acquéreurs.»

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  • Conseil numéro 9: «Sachez qui embaucher»

«Embaucher son premier salarié, c’est peut-être cela le plus stressant, relève Rafat Ali. Car c’est une responsabilité énorme que d’avoir quelqu’un qui dépend de vous et de la qualité de votre business.» Pire: déterminer si l’on embauche un journaliste ou un commercial, reprend Rafat Ali.  L’un produit du contenu, l’autre le vend. Les deux sont nécessaires. «C’est un dilemme insoluble», dit-il.

  • Conseil numéro 10: «Montrez à quoi ressemble votre business»

C’est du pur bon sens, mais cela va mieux en le disant, concluent les invités. Mieux vaut présenter à des investisseurs potentiels un projet qui a une apparence visible, une maquette, un graphisme, même si ceux-ci ne sont pas définitifs. Aucune excuse à ne pas le faire, conclut Jeff Jarvis, reprenant l’une de ses constats fétiches: «produire, c’est gratuit.»

(1) L’Ecole de journalisme de Sciences Po a conçu, pour les deuxième année de master, un nouveau cours, animé par Eric Scherer, pour préparer les futurs journalistes au nouvel environnement économique et technologique de la presse. Objectifs: analyser les dynamiques en vigueur dans les médias et découvrir les méthodes et outils utiles dans la création d’un nouveau média. Une série de six séances, communes à tous les élèves de la promotion, traite du nouvel écosystème des médias et des mutations dans l’environnement technologique des médias en réseaux. Puis le cours se prolonge, pour les étudiants qui le souhaitent, via un travail pratique d’approfondissement. Ceux qui ont fait le choix de suivre cette seconde étape pourront bâtir un projet de création d’entreprise de presse. La meilleure idée, choisie par un jury, fera l’objet d’une aide financière à la création et d’un accompagnement par des tuteurs.

Journalistes, avez-vous envie de devenir entrepreneurs? Pour quoi faire? Dites-le dans les commentaires ci-dessous…

Alice Antheaume

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Et voici le live stream créé par Facebook

Après son bouton “like”, Facebook continue d’inonder le Web de ses outils sociaux. Le réseau de Mark Zuckerberg vient de lancer un nouveau plugin, baptisé “live stream” (flux en live, en VF).  Cette petite boîte, dont le code s’exporte sur n’importe quel site – comme une vidéo “embeddable”, permet aux internautes de suivre en live un événement, et de le commenter en direct, sous leurs identifiants Facebook.

Comme pour les autres outils sociaux déjà développés par Facebook, le plugin “live stream”répond à la règle de la double diffusion: ainsi, lorsqu’un internaute rédige un commentaire sur un événement, sa réaction apparaît à la fois sur le site qui diffuse l’événement (un blog, une plate-forme communautaire de vidéos, un site d’infos, etc.), et… sur Facebook. Le tout en temps réel. De l’art de faire venir plus de commentateurs.

>> Ci-dessous un test en direct sur W.I.P. (sans réel événement, mais il s’agit juste d’un essai) >>

AA

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Des forçats? Où cela?

«Les jeunes journalistes qui rêvaient de parcourir le globe à la recherche d’un sujet de reportage sont maintenant scotchés à leur ordinateurs. Ils s’efforcent d’être les premiers à publier jusqu’à la plus marginale des informations, histoire d’impressionner les algorithmes de Google et d’attirer le clic des internautes». C’est contre cette vision des journalistes Web, décrite cet été dans le New York Times, que s’est érigé Henry Blodget, le patron de Business Insider: «Nous en avons assez de ce portrait. Non seulement nous aimons ce que l’on fait, mais nous pensons aussi que nous avons créé un état d’esprit et des lieux de travail excitants et dynamiques – des espaces dans lesquels les gens talentueux, motivés, bosseurs, solidaires de leur équipe et créatifs sont récompensés.»

Crédit: Flickr/CC/Robert Couse-Baker

Crédit: Flickr/CC/Robert Couse-Baker

En France, il y a eu le même «traumatisme» avec l’article «Les forçats de l’info» publié dans Le Monde en mai 2009. Depuis, ce mot, «forçat», fait hurler. Plus d’un an après, j’ai voulu savoir ce qu’étaient devenus ces soi-disant OS de l’Internet, ceux qui travaillent sur des sites de presse, des pure-players, mais aussi sur des plates-formes de contenus, comme Orange, Yahoo!News ou Dailymotion, ou pour des agences. Pour ce faire, j’ai mis en ligne, sur W.I.P., un questionnaire auquel 240 travailleurs du Net français ont répondu en juillet et en août 2010. Précisons que ce questionnaire, anonyme, fait maison, a été élaboré sans comité scientifique. Forcément imparfait, il vise à récolter des données sur les conditions de labeur de ceux qui travaillent en ligne, et à mieux cerner leurs usages numériques.

Portrait robot

Hommes et femmes, 25-30 ans, en CDI, dotés d’un smartphone et plutôt satisfaits de leur condition professionnelle. Tel serait le portrait robot du «forçat» saison 2010-2011, dressé après dépouillement des résultats du questionnaire. Bilan: le forçat n’est pas si forçat que cela. Voire pas forçat du tout. Tant par ses usages, qui ne sont pas ceux d’un connecté forcené au réseau dont la vie privée n’existerait plus, que par son statut social, moins précaire que ce que l’on croit.

Du point de vue socio-économique, la majorité des sondés (60%) est en CDI (contrat à durée indéterminée) – 14% en CDD, 11% en stage, 6% en piges, et déclare travailler une somme horaire raisonnable chaque jour. Entre 8h et 10h quotidiennes pour 59% des interrogés – plus de 10h pour 19%, entre 6 et 8h pour 19% et moins de 6 heures par jour pour les 4% restants. Le travail les week-ends? Pas pour tout le monde. 53% des interrogés ne font pas de garde, quand 47% bossent les samedi et/ou dimanche. On n’est donc pas (ou plus?) du tout dans la description qu’en faisait Le Monde, l’année dernière, évoquant des «journées de douze heures, les permanences le week-end ou la nuit.»

Célia Meriguet, rédactrice en chef du Monde.fr, le confirme: «Peu de journalistes travaillent le week-end, et ceux qui le font sont volontaires et bien payés. Ils travaillent sur des horaires de desk. Il y a dépassement d’horaire quand ils sont en reportage, c’est tout». Quant à Eric Mettout, rédacteur en chef de lexpress.fr, il n’en peut plus d’entendre le mot «forçat»: «Ici, les journalistes sont aux 35 heures, avec des astreintes un peu spécifiques le matin et/ou le soir, un jour de week-end toutes les cinq semaines récupérable, et, évidemment, les aléas horaires et rush de n’importe quel journaliste.»

>> Alexandre Sulzer, journaliste à 20 Minutes papier passé autrefois par 20minutes.fr, a comparé ses conditions de travail entre ce qu’il a vécu en ligne et ce qu’il vit sur l’imprimé. Lire sa tribune ici >>

CDI, et moins de 2.500 euros bruts mensuels

Concernant les revenus, leur niveau salarial est davantage semblable à celui d’un professeur de l’Education nationale que d’un avocat ayant fini son droit. 64% des travailleurs du Web sondés gagnent en effet moins de 2.500 euros bruts mensuels – 23% entre 1.000 et 2.000 euros, 25% entre 2.000 et 2.500 euros, et 16% moins de 1.000 euros bruts mensuels, ce qui s’explique par la forte participation des stagiaires à ce sondage (11% des répondants).

Cependant, 37% gagnent plus voire beaucoup plus de 2.500 euros bruts mensuels, notamment les chefs de service, responsables de rubriques et rédacteurs en chef, qui représentent 23% des sondés: parmi ces 37% plus favorisés pécuniairement parlant, 18% gagnent entre 2.500 et 3.000, 9% entre 3.000 et 3.500 et 10% déclarent avoir un salaire de plus de 3.500 euros bruts par mois.

La plupart de ceux qui ont témoigné dans ce questionnaire sont salariés d’un site de presse nationale (29%), comme lemonde.fr, lefigaro.fr, libe.fr. Les autres participants travaillent pour une agence de contenus Web (18%). Ou pour un pure-player (16% ) comme Slate.fr, Médiapart ou Rue89. Ou pour un site spécialisé (12%) tels qu’Allociné, PCinpact.com, Readwriteweb. Ou pour un site local ou de presse quotidienne régionale (6%). Ou, enfin, pour une plate-forme communautaire (3%) dont Dailymotion, Yahoo! News, Orange. A noter: ils sont pour la plupart en CDI, on l’a dit plus haut, mais à un poste qu’ils occupent le plus souvent depuis moins de 6 mois.

Sans carte de presse fixe

A la question «avez-vous une carte de presse?», 61% des sondés ont répondu «non». «Non», pas encore? Ou «non» tout court? Sans doute «non» tout court, puisque, dans ce questionnaire, seulement 34% des participants se désignent comme «journalistes Web». C’est que, dans le domaine de la production de contenus en ligne, il n’y a pas que des rédacteurs qui officient. Sous l’appellation «travailleur du Web», il y a, outre les journalistes, des développeurs, graphistes, iconographes, éditeurs vidéo, community managers, etc. Certains sont journalistes. Tous travaillent de concert. Et sont dépendants les uns des autres. Car pour faire un bon site d’infos, les contenus ne suffisent pas, il faut que les serveurs tiennent, que la navigation soit fluide, et le référencement efficace. Des tâches qui incombent à l’équipe technique, laquelle est ainsi, de façon indirecte, mise à contribution pour la mise en scène de l’information.

Selon l’article du Monde de l’année dernière, «le Web a sécrété une forme de conscience de classe chez les jeunes journalistes qui ont grandi avec lui». Un constat qui reste valable aujourd’hui (lire à ce propos l’article sur la rédaction secrète du Web français). Au-delà des sites pour lesquels ils produisent des contenus, les travailleurs du Net emploient les mêmes mots pour décrire leur ambiance de travail. Les termes «stressant», «fatiguant», «pression», «effervescence » et «émulation» sont parmi les plus cités. Pour parler de leurs collègues, ce sont les adjectifs «convivial», «jeune» et «cool» qui emportent la mise.

Et le moral des troupes? A part «le manque de terrain», point d’offense. «J’y étais, j’y suis et j’y serai. Internet for life!», s’exclame l’un des interrogés. «Ambiance de travail géniale et épanouissante, mais dur de garder la santé au vu du rythme, et de la fréquence des apéros…», sourit un autre. «La tension est dans le rythme imposé par l’actu en ligne, la réactivité, la productivité, les nouveaux formats», reprend Eric Mettout.

Outils du quotidien

Passons aux usages numériques des interrogés. «Internet a accouché d’une nouvelle race de journalistes, pouvait-on lire dans Le Monde. Le teint blafard des geeks, ces passionnés d’ordinateur qui passent leur temps devant l’écran.» D’après les données récoltées avec le questionnaire, le travailleur du Web n’est pas accro au réseau. Même si 76% des dits «forçats» possèdent un téléphone connecté au Net, 45% assurent ne pas souffrir s’ils n’ont pas accès à leurs emails pendant plusieurs heures. Au moment de la pause au travail, ils sont plus nombreux à faire une activité hors ligne (fumer une cigarette pour 34%, boire un café pour 30% d’entre eux) qu’en ligne (25% regardent les dernières mises à jour sur les réseaux sociaux, 3% visionnent une vidéo en ligne, et 8% consultent leurs emails personnels).

Drogués à l’actu alors? Oui. Mais pas obnubilés par les breaking news, alertes et autres urgents. 52% sont abonnés à des dernières minutes envoyés par des sites d’infos. La moitié des sondés n’est abonnée à aucune alerte Google. Ceux qui s’y abonnent le font pour suivre un sujet d’actualité (35%), plus rarement sur leur nom de famille (8%) ou celui du site pour lequel ils travaillent (8%).

Sans surprise, ils sont ultra connectés aux réseaux sociaux. Twitter? Seulement 8% de ceux qui ont répondu déclarent ne pas posséder de compte Twitter. Les autres (70%) y publient beaucoup de liens. Facebook? 5% disent ne pas avoir de compte sur ce réseau social. Et, c’est sans doute ce qui m’a le plus étonnée, la majorité (57%) des interrogés utilisent Facebook de «façon privée (pour leur famille et amis)», quand 23% s’en servent de «façon professionnelle (carnet d’adresses, recherche de témoignages, etc.)». Une quantité non négligeable (15%) a décidé de cloisonner «le pro et le perso» en se créant deux comptes Facebook différents, l’un pour le travail, l’autre pour la vie privée.

Plus tard, je veux être…

Et dans cinq ans? La plupart envisage de rester dans le numérique: 48% des votants «espèrent faire toujours la même chose qu’aujourd’hui», 20% «espèrent apprendre à travailler sur le mobile», notamment concevoir des applications, et 7% se verraient bien «devenir social media editor pour une marque commerciale». Un petit groupe aspire à exercer d’autres activités que le numérique pur: 20% «espèrent travailler pour un support tel que la télé, la radio, ou la presse écrite» et 5% espèrent tout bonnement «avoir quitté le Web». «Dans cinq ans, je ne sais sur quels nouveaux supports je travaillerai, mentionne l’un des témoins. Et mon poste ressemblera probablement à un mix de rédacteur en chef, de brand manager et de développeur de projet. Où la Toile sera probablement tellement éclatée et démultipliée entre les centaines de réseaux dans lesquels nous serons immergés que le mot web pourrait bien y être associé à une époque révolue, celle où l’ordinateur portable ou de bureau était l’accès principal aux réseaux.»

Autre mot qui revient sans cesse dans les réponses: le mot «participatif». Et cela s’est même traduit par le biais de ce questionnaire. Car les participants n’ont pas manqué de faire part de leurs remarques, par email, par message sur Twitter, ou directement dans les cases de réponses. Principale revendication: l’impossibilité de cocher plusieurs cases en même temps. Surtout pour répondre à la question «quelle fonction occupez-vous?». Nombreux sont ceux qui assurent avoir plusieurs casquettes, parfois autant que de réponses proposées. «Je suis SR et éditeur web en premier lieu, mais aussi community manager, et dans une certaine mesure chef de projet web (interface entre le développeur, des personnes ressources extérieures ponctuelles) et journaliste web (rédacteur)», résume un mécontent.

Forçat, le terme est bel et bien inconvenant.

Est-ce que vous vous reconnaissez dans ce portrait? Livrez votre impressions et commentaires ci-dessous…

Alice Antheaume

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«Sur le papier, une fois le journal achevé, on retourne à la vraie vie. Pas sur le Web»

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Alexandre Sulzer, journaliste à 20 Minutes, passé du Web au print. Ne pouvant répondre au questionnaire des travailleurs du Web, réservé à ceux-ci, il explique ses conditions de travail, et les différences entre ce qu’il a vécu en ligne et ce qu’il vit sur l’imprimé.

Pas mal de journalistes print ont abandonné leur ancien support au profit d’Internet, média plus moderne, Terre promise d’un avenir radieux où il n’est plus question de ringards coûts d’impression ou de distribution, où l’info est vécue vraiment live et où les contraintes de taille et de bouclage ont (presque) disparu. Peu de journalistes ont fait le chemin inverse. J’en fais partie.

Rédacteur généraliste sur le site 20minutes.fr, je travaille aujourd’hui pour la locale Grand Paris du journal papier 20 Minutes. Vétéran du Web, je peux donc comparer les conditions de travail entre les deux médias sur la base notamment des principaux points soulevés dans le fondateur article «Les forçats de l’info» du Monde. L’exercice est un poil périlleux dans la mesure où il risque d’être interprété comme un match de boxe entre deux médias rivaux, comme une compétition victimaire où celui qui sera le plus «Pakistanais de l’info» aura le dernier mot. Ce n’est évidemment pas le but. L’ambition ne va pas au-delà de la description de mon simple cas.

>> Lire le décryptage des résultats du questionnaire sur les travailleurs du Web >>

Le type de contrat: il n’a pas changé. Au Web comme au print, j’ai bénéficié d’un CDI.

Le salaire: il est supérieur depuis que je suis passé sur le papier. Mais l’ancienneté dans la boîte et le cap des 5 ans de carte de presse l’expliquent pour beaucoup. Les derniers «juniors» embauchés au print ne sont pas mieux rémunérés que sur le Web.

Les horaires et le rythme: au Web, différentes tranches horaires de travail dans une fourchette comprise entre 7h et 21h. Plus je travaillais tôt, plus j’avais tendance à faire des heures parce que j’avais du mal à décrocher. Mais je finissais rarement après 20h, sauf si je commençais à 13h. Comme il s’agit de couvrir en temps réel des évènements compris sur une plage horaire définie par avance, le rythme de travail est à la fois soutenu et régulier. Le work in progress, les infos qui se succèdent les unes aux autres indéfiniment sont abrutissants. Mais le fait d’avoir des horaires permet de laisser la main à des collègues sans souci. Sauf dans les cas, assez rares, où l’on est en reportage sur le terrain.

Sur le papier, la journée ne peut s’arrêter avant le bouclage. Aucun espoir de finir avant 20h-21h donc. Et ce, quelle que soit l’heure à laquelle on a commencé le matin. Paradoxalement, le fait d’avoir une heure de bouclage, et donc une heure de «fin» de travail, impose de travailler au moins jusqu’à cette heure en question. Et s’il est vraiment rare de commencer aussi tôt que sur le Web, la journée débute fréquemment par un rendez-vous (reportage, conférence de presse, petit-déjeuner…) en début de matinée.

Bref, sur le plan des horaires, le papier n’est absolument pas en peine. Quant au rythme, il est beaucoup plus irrégulier que sur le Web où la rédaction d’articles et leur réactualisation rapide occupe une grande partie du travail. Sur le papier, le temps de rédaction à proprement parler est assez réduit (surtout vu les formats de 20 Minutes). Les reportages quotidiens sur le terrain, les déplacements qu’ils occasionnent, la recherche de sujets locaux avec ce que cela suppose de contacts, d’entretiens de contacts, de diversification des sources sont une grosse partie du job. Là encore, la quantité de travail sur le print n’a rien à envier à son petit frère digital.

Les veilles et le week-end: je n’ai pas été affecté à des périodes de veille, ni au Web ni au print. Ce qui n’empêche pas de devoir parfois travailler les jours de repos lorsque l’actu l’impose. Je travaille plus souvent le dimanche depuis que je suis passé au papier.

La dépendance à un média: elle est plus forte en ligne où l’on est tenté de suivre le développement live de tel ou tel événement, de voir comment buzze tel ou tel article ou de lire les commentaires des internautes et d’y répondre. Sur le papier, une fois le journal achevé, on retourne plus facilement à la vraie vie. On a aussi moins l’impression de vivre en vase-clos dans le microcosme de ses friends-followers.

La maîtrise des outils: au Web, on me demandait d’écrire un article, de l’éditer (notamment faire des liens), de le mettre en ligne dans le backoffice, de choisir une photo et d’y associer des mots-clés. On m’a demandé, très rarement, de faire de la vidéo et du son. Sur le papier, depuis plusieurs mois, on me demande d’écrire bien sûr, d’éditer les articles mais aussi de penser aux maquettes les plus appropriées aux sujets et de les concevoir. Le choix de la photo revient à un iconographe mais le mieux est de s’y associer pour préciser l’angle, ce que l’on souhaite mettre en valeur dans la page. De façon exceptionnelle, je réalise les photos moi-même.

Quant à la question du mépris des journalistes print à l’égard des Web-rédacteurs, il n’existe que marginalement à 20 Minutes. Et en sens inverse, les vannes sur les dinosaures que seraient les salariés du papier, jamais très à la pointe sur Twitpic il faut bien le dire, existent également….

Alexandre Sulzer

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Le faux tweet de trop

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Cécile Dehesdin, journaliste à Slate.fr, diplômée du double diplôme Columbia/Ecole de journalisme de Sciences Po.

Fin août, un éditorialiste sportif du Washington Post tweete le nombre de matchs de suspension d’une star de football américain. Problème, ses informations sont non seulement fausses, mais il le sait: Mike Wise (dont le pseudo sur Twitter est @MikeWiseguy, jeu de mot sur son nom et l’expression «petit malin») a décidé d’écrire un faux tweet pour prouver que, dans ce détestable monde de l’Internet mondial et des réseaux sociaux, les médias sont prêts à écrire n’importe quoi sans vérifier leurs sources.

Crédit: DR

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Plusieurs publications spécialisées ont repris l’annonce des matchs de suspension, en l’attribuant au journaliste et en précisant que la NFL (National Football League) n’avait fait aucune annonce officielle, mais sans vérifier plus avant l’information. Dans l’heure et demie qui a suivi, toujours dans la journée du 30 août, Mike Wise ajoute «Je ne peux pas révéler mes sources», «Ok, ok, c’était une croupière du casino de Lake Tahoe», avant d’écrire deux autres tweets annonçant des transferts sportifs dans le même style que le premier. Cette vague tentative pour montrer que sa première déclaration était une blague n’a pas suffi: Mike Wise a été suspendu pendant un mois de ses fonctions au Washington Post.

C’est que les médias ne blaguent pas avec les médias sociaux. Aux Etats-Unis, plusieurs organisations ont installé une personne sur un poste spécialement dédié au sujet, comme le New York Times et sa «social media editor» par exemple. En outre, presque tous les médias américains ont des règles écrites sur l’utilisation de blogs, Facebook ou Twitter par les journalistes. Reuters aussi, et sa charte a été détaillée ici.

Au Washington Post, l’après-midi même après la publication du faux tweet, le chef de la rubrique sport a d’ailleurs renvoyé à tous ses employés une note formelle qui précise les règles d’utilisation des réseaux sociaux:

«[Les règles sur les médias sociaux] s’appliquent à tout le monde, y compris les reporters, les chefs de rubrique et les éditorialistes de la rubrique sport. Quand vous utilisez un média social, rappelez-vous que vous représentez le Washington Post, même si vous utilisez votre propre compte. Ceci n’est pas à prendre à la légère. Les standards que nous appliquons au journal, sur le site, sur la version mobile ou sur n’importe quelle autre plateforme s’appliquent au monde des médias sociaux. Plus fondamentalement, nous devons être exacts. Nous devons être transparents. Et nous devons être justes.»

Paradoxal? Cette histoire a eu lieu alors que le Washington Post est, à ma connaissance, le seul journal à avoir un «social media editor» entièrement dédié à sa rubrique sport! J’avais interviewé Cindy Boren, la «sports social media editor» du quotidien, avant de partir de New York.

Dans cet entretien, Cindy Boren disait avoir eu du mal à convaincre ses collègues de se mettre aux réseaux sociaux, et se rémémorait la période où elle passait de bureau en bureau, harcelant les journalistes pour qu’ils suivent son nouveau compte sur Twitter, cherchant à les convaincre de l’intérêt de l’outil: «Si vous vous faites un réseau et que vous suivez les sources clés dont vous avez besoin, vous avez moins de chance de vous faire voler un scoop», expliquait-elle, prenant comme exemple le récent tweet d’un follower alertant le service sport de la présence d’un joueur de football américain dans un avion. «Ça aurait pu être le signe d’un transfert. En fait il s’est avéré qu’il s’agissait juste des vacances, mais c’était bien de pouvoir faire vérifier cette info à notre journaliste».

Elle aussi appuyait sur l’importance de vérifier ses sources. Et insistait encore et encore, arguant que son staff laissait des dizaines de tweets de côté «parce que nos reporters nous disent qu’ils ne sont pas avérés».

Plus tard, dans un pseudo tweet d’excuse, effacé depuis, Mike Wise écrit: «Au final, ça a prouvé deux choses 1. J’avais raison en disant que personne ne vérifie les faits ou les sources et 2. Je suis un idiot. Mes excuses à tous ceux impliqués».

Mais pour les blogueurs, du Washington Post comme d’ailleurs, Mike Wise n’a rien prouvé sur les réseaux sociaux et le journalisme avec son faux tweet. Oui, dit l’un d’eux, dénommé Michael David Smith, quand un journaliste sort un scoop, les autres médias le relaient en le citant. «Mais il a tort: tout ceux qui ont diffusé son tweet l’ont correctement sourcé en l’attribuant à Mike Wise du Washington Post. Simplement, nous ignorions que cette source était si peu fiable».

Cécile Dehesdin

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Liens du jour #37

Entre décembre 2004 et novembre 2009, l’entrée de l’article “The Irak War” dans Wikipédia a subi plus de 12.000 changements. Les coulisses de l’histoire (Bits, le blog du New York Times)

Les 10 façons de rendre une vidéo interactive (PBS /Mediashift)

L’histoire de Facebook en polémiques (All Facebook)

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Préceptes de Jay Rosen pour journalistes en devenir

Jay Rosen, professeur de journalisme à New York University, ne parle pas français. Invité à donner une leçon inaugurale à la nouvelle promotion de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il annonce, la veille, qu’il compte expliquer aux étudiants la différence entre les mots «audience» et «public». Problème, lui souffle Pierre Haski, de Rue89, c’est le même mot pour les deux en français (le public).

Quant à traduire le titre de sa leçon, «The People formerly known as the Audience and the Audience properly known as the Public», c’est quasi mission impossible. MAIS C’était mal connaître Jay Rosen. Il passe la nuit dessus et tweete, le lendemain, 3 heures avant le début de sa leçon inaugurale, une traduction: «”Le peuple, jadis connu sous le nom de lecteurs, et les lecteurs proprement dit, qui sont maintenant les citoyens.”»

Vous n’y étiez pas? Pas de panique, voici ce qu’il faut en retenir.

>> En vidéo, les dix conseils de Jay Rosen résumés en 1,30 minute >>


Les dix conseils de Jay Rosen aux étudiants en journalisme

[MàJ: Eric Scherer, directeur de la stratégie à l’AFP et intervenant à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, a aussi fait un compte-rendu sur son blog AFP-Médiawatch, ainsi que Benoît Raphaël, sur son site la Social Newsroom. Jay Rosen lui-même a mis en ligne sa conférence.]

1. Un extrait de film, «Network»

Nous sommes en 1976: un présentateur s’installe sur un plateau de télévision et se met à vociférer des mots face aux caméras. «Cet homme fait quelque chose qui n’arrive jamais à la télé: il dit aux téléspectateurs d’arrêter de regarder cette chaîne, commente Jay Rosen. Et là, ces gens qui, d’habitude, sont scotchés à l’écran s’arrêtent et sortent crier ce que ce présentateur leur a dit.» Cela donne une scène assez apocalyptique qui, pour Jay Rosen, montre que les cris de ces personnes se perdent à jamais dans le vide, car elles sont isolées les unes des autres. Au contraire, aujourd’hui, à l’ère du Web, le public forme un «hub connecté», à la fois à l’Etat, à la télévision, aux institutions, etc.

2. Le rôle de Jacques Necker

Ceux qui venaient assister à une leçon de journalisme ont également reçu une leçon d’histoire et de sciences politiques. Rosen parle donc de Jacques Necker, financier du roi Louis XVI, et fondateur de l’opinion publique en tant que voix pesant dans la politique. Explications: «En 1764, le Roi de France interdit toute publication sur les finances de l’Etat, faisant de ce que l’on appellerait aujourd’hui le journalisme économique une activité illégale. Or, en 1781, Necker édite un rapport, appelé compte-rendu au Roi, dans lequel il consigne le budget de l’Etat français, ses dépenses et ses recettes. Et le donne à lire au public. Lequel peut ainsi se faire une idée de ce qui est une bonne ou une mauvaise dépense pour l’Etat.» En résumé, avant Necker, la politique est le domaine réservé du Roi. Après Necker, la politique appartient aussi à l’opinion publique, qui a désormais les moyens de participer et de s’en mêler.

3. Les lecteurs/téléspectateurs/auditeurs/internautes sont avant tout des utilisateurs

Le mot «utilisateur» est, d’après Jay Rosen, le plus pertinent pour désigner ceux qui regardent la télé, écoutent la radio, lisent le journal, ou cliquent sur les infos en ligne. La logique est imparable: «les utilisateurs utilisent votre travail de journaliste pour gérer leur vie», alors oui, les journalistes ne sont pas autre chose que des «fabricants» de matériel pour la «consommation des utilisateurs».

4. Les utilisateurs en savent plus que les journalistes

Tout bon journaliste est sensé l’avoir saisi, s’il a lui-même géré le flux des commentaires postés sous son article, ou eu des interactions sur le réseau à propos des contenus qu’il a produit ou édités. Les savoirs des utilisateurs sont innombrables et parfois de qualité. Tout l’enjeu pour le journaliste est de s’en servir pour améliorer les contenus qu’il produit.


La leçon inaugurale de Jay Rosen (1/3): le New York Times

5. La participation de l’audience

«Décrivez le monde qui vous entoure d’une façon qui permette aux utilisateurs de participer, rendez leur les informations accessibles», conseille Jay Rosen aux étudiants. «Si personne ne fait de commentaire sur votre travail, cela veut peut-être dire que celui-ci n’est pas très intéressant». Attention cependant, «que tout le monde puisse participer à l’information que tout le monde le fera». C’est la règle du 90/10, déjà décrite dans d’autres W.I.P. La plupart des utilisateurs (90%) vont juste consulter et regarder quand seulement 10% va commenter et participer. «Ce n’est pas parce que les outils de commentaire, de publication ont été mis dans les mains de tous que tous vont les prendre en main», rappelle Jay Rosen.

6. Le journaliste est un citoyen informé, pas le membre d’une classe à part

«Vous n’avez pas besoin de permis pour avoir le droit de diffuser et de publier des informations, met en garde Jay Rosen. Cette activité n’est pas l’apanage des journalistes et c’est très bien comme ça.»

7. L’autorité du journaliste

«Vous êtes à une conférence de presse, votre audience n’y est pas, vous lui racontez donc ce que vous avez vu et entendu. Vous parlez à un homme politique, votre audience non, vous écrivez ce que cet homme politique vous a dit», cite en exemple Jay Rosen. Pour ce professeur américain, le journaliste rend un «service d’information», et c’est à cela qu’il sert.

8. L’information à la demande

Qu’est-ce que les internautes font en ligne? Où cliquent-ils? De quelles informations ont-ils besoin? (lire un précédent W.I.P. consacré à ces questions et intitulé «et si les journalistes n’écrivaient que ce que les lecteurs lisent?»). Pour Jay Rosen, un bon journaliste est supposé suivre l’activité de l’audience à la trace. Connaître la demande, donc, et y répondre en produisant du contenu en conséquence. Mieux, selon Rosen, il faut aller plus loin et produire de l’information en devançant la demande. «Il vous faut offrir ce que le public ne sait pas demander.»


La leçon inaugurale de Jay Rosen (2/3): l’info à la demande

9. La mort de l’objectivité

«Dites qui vous êtes, d’où vous venez, comment vous avez construit votre raisonnement, lance Jay Rosen. Soyez transparents, dites la vérité, et votre audience vous fera confiance.» Une idée qui a été débattue lors de la leçon inaugurale: «si l’objectivité journalistique est terminée, cela peut mettre en cause une partie des règles déontologiques de notre profession», s’est inquiété Peter Gumbel, correspondant de Time Magazine et professeur de déontologie à l’école de journalisme de Sciences Po.

10. La crise de la publicité

Jay Rosen fait la démonstration: avec la fin du monopole du papier et l’arrivée du Net, le nombre de pages disponibles sur lesquelles faire de la pub a explosé. Conséquence, le prix de cette pub a baissé. Autre rappel: «Une compagnie aérienne peut faire sa pub sur son propre site. Pourquoi elle irait dépenser de l’argent pour faire cette pub sur un site d’infos? Les marques commerciales sont désormais devenues des éditeurs.»


La leçon inaugurale de Jay Rosen 3/3: la pub en ligne

Envie de réagir aux préceptes de Jay Rosen? N’hésitez pas à le faire dans les commentaires ci-dessous…

Alice Antheaume

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La mécanique d’Orange

Gardiens à l’entrée du parking, double barrière, panneaux indiquant “accès réservé”. Pour entrer dans le laboratoire d’Orange, situé au milieu de la zone industrielle de Lannion, en Bretagne, il faut montrer patte blanche.

Sur place, on dirait une petite Silicon Valley sur… 33 hectares. Bâtiments à la devanture bleu vif, enfilade de couloirs transparents, jardin et terrasse attenants… Il n’y pas de piscine comme au siège de Google, en Californie, mais c’est (presque) tout comme. A l’Orange Labs de Lannion, l’un des centres de recherche et développement de l’opérateur, travaillent plus de 1.050 personnes, dont 900 ingénieurs. Ils cherchent, cogitent, trouvent, conçoivent dans tous les sens et à toute vitesse. «Lannion, c’est l’histoire et surtout l’avenir», a dit leur patron, Stéphane Richard, au début de l’été. De fait, c’est ici que la fibre optique a fait ses débuts, en 1971, et qu’a été imaginé le mur de téléprésence, en 2002.

Crédit : DR

Discussions au débotté

A la cantine ou par messagerie instantanée, les salariés lannionais parlent de «métadonnées», de «clustering», d’«espace vectoriel», et de «divergence humain/machine». Des termes un peu abstraits qui donnent cependant lieu à des outils très concrets. Ici, un résumeur de texte, capable en un clic de faire la synthèse d’un projet de loi de 120 pages comme d’un article de 3 pages, sans faute d’orthographe ni de syntaxe; là, une télé connectée au Net avec un flux de vidéos d’actu près de la machine à café; plus loin, un outil – issu des travaux menés par des collègues de Rennes- qui permet de séquencer des vidéos ou des sons en plusieurs parties.

«La vidéo est très difficile à analyser, raconte Laurent Frisch, directeur des contenus médias et entertainment chez Orange. Au début, dans les JT, on ne parvenait qu’à différencier les génériques de début et de fin du corps de la vidéo. Maintenant, on sait reconnaître – et chapitrer en conséquence – les changements de décors, de présentateurs, les reportages à l’extérieur, les interviews en plateau.» Plus fort encore, dans une émission de radio, les technologies développées à Lannion permettent de repérer quand cela change de voix, quand il s’agit d’une question, ou bien d’une réponse, et de visualiser toutes les occurrences d’un mot dans le fichier son.

Séquencer, découper, recouper

Cela n’a l’air de rien, mais pour les journalistes qui passent beaucoup de temps à traquer les petites phrases de personnalités, politiques ou autres, dans des vidéos ou des sons, c’est potentiellement beaucoup. Si de tels outils se démocratisaient dans les rédactions, ce serait 40% de temps gagné dans la journée d’un journaliste de desk. «La question revient sans cesse entre nous: doit-on ouvrir nos applications à nos partenaires, et plus loin, aux utilisateurs? La réponse n’est pas tranchée», sourit l’équipe.

Lannion, c’est aussi le seul endroit où, à ma connaissance, on peut croiser des spécialistes de la sémantique qui ne sont pas professeurs en faculté de Lettres, ou des psychologues ergonomes (cela ne s’invente pas). Certains ont fait Polytechnique, certains des écoles d’ingénieurs des télécoms, d’autres les deux. Tous cherchent à «découper automatiquement» l’actu, qu’elle soit sous la forme de texte, de vidéo, ou de son. Objectif affiché: «fluidifier la propagation des contenus pour les journalistes, blogueurs, et tous ceux qui diffusent l’info», reprend Laurent Eskenazi, responsable marketing pour le pôle médias/entertainment. Et créer des technologies qui fassent le travail.

Au fond, ils se posent la même question que les journalistes: «Comment repérer un sujet d’actu cohérent?», résume Tanguy Urvoy, ingénieur. S’il veut répondre à cette question, ce n’est pas pour produire de l’info. Mais pour en tirer le meilleur algorithme possible afin d’indexer en «sujets d’actu cohérents» une grande quantité d’infos, issues de plusieurs médias. C’est le principe de fonctionnement de l’agrégateur d’Orange, 2424actu.fr, comme celui de Google News.

Algorithme mon ami

En coulisses, ce serait presque simple, à écouter les explications. «Cet algorithme, c’est juste une grosse calculette», renseigne Tanguy Urvoy. En gros, il passe à la moulinette des articles, retire de ceux-ci la ponctuation, les pluriels des noms, les majuscules. Ce qui donne un «sac de mots». Puis «pondère» le résultat pour savoir quels mots sont importants dans ce «sac», eu égard à la place de ce mot à la fois dans l’article analysé (le mot est-il répété? Est-il présent dans le titre?) et dans le corpus créé par toutes les infos scannées à un instant T. «Plus un mot est rare, plus il remonte, reprend Tanguy Urvoy. Cela explique que l’algorithme soit très bon (comprendre: ne fait pas d’erreur, ndlr) sur les faits divers (dans lesquels vont apparaître un nom de ville ou de victime inédit, ndlr) et moins sur les débats, les rebondissements ou les événements plus diffus.»

Exemple pour mieux comprendre: le contenu intitulé au départ «Le père Arthur invite Sarkozy à Lille pour voir les roms» va créer un sac de mots dans lequel on trouvera les termes «arthur», «president», «republique», «commande», «roms», etc. Après pondération et projection de l’article dans un espace vectoriel, l’algorithme détermine qu’il va aller dans l’ensemble «roms». Et hop, le voici indexé dans un «sujet d’actualité».

«L’algorithme ne peut être parfait, veulent rassurer les ingénieurs, s’adressant à des journalistes, il y a encore quelques imperfections. Dans l’idéal, on voudrait tout automatiser à 80% et on garderait une main humaine pour effectuer les choix réellement importants et corriger les erreurs.»

A venir: un W.I.P. sur les algorithmes, nos confrères journalistes…

La collaboration avec les algorithmes vous fait-elle peur? Si oui, si non, dites moi pourquoi dans les commentaires ci-dessous…

Alice Antheaume

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