Journaliste et entrepreneur. Deux mots qui, jusqu’alors, n’allaient pas ensemble. Pourtant, mutation du métier de journaliste aidant, volonté aussi de redonner de la valeur économique à cette profession, nombreux sont ceux qui veulent se lancer dans la création d’une entreprise, au sens premier du terme, journalistique. Or trouver une idée inédite, monter le business plan qui va avec, lever des fonds, et embaucher ses premiers salariés, cela ne s’improvise pas.
Comme l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1), et comme l’Université de Stanford, la CUNY (The City University of New York) a lancé cette année son programme de journalisme entrepreneurial, sous la tutelle de Jeff Jarvis, qui tient le blog BuzzMachine. Mieux, elle a monté un master spécial journaliste entrepreneur et un centre de recherches attenant pour trouver des «nouveaux modèles économiques pour les news», avec un site dédié, baptisé news innovation. Le tout financé notamment par des fondations, à hauteur de 6 millions de dollars. Intérêt pour la CUNY: servir d’incubateur à de nouvelles start-up susceptibles de donner un second souffle au journalisme.
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Dans la salle de cours de la CUNY, située à quelques mètres de l’immeuble du New York Times, se trouve une douzaine d’étudiants – pas une seule fille au bataillon. Parmi eux, des étudiants de niveau master, des journalistes de 30 à 50 ans ayant déjà travaillé et voulant maintenant monter leur propre affaire, et d’autres professionnels, techniciens, développeurs, qui cherchent à se reconvertir.
«Ils doivent être capables de repérer des opportunités, concevoir et planifier leur business, voir si cela colle avec des clients, et présenter l’idée à des investisseurs, explique Jeff Jarvis. Il leur faut aussi comprendre ce que cela implique de tenir les rênes d’un business et d’un média, par exemple savoir comment la publicité fonctionne, et être capables de travailler avec différents corps de métiers (commerciaux, techniciens, partenaires) et manager l’ensemble.»
Ce lundi de fin septembre, la séance à laquelle j’assiste est la troisième séance du programme, qui se déroule sur quatre semestres. C’est encore le tout début des projets – dont certains ne verront pas le jour. Autour de la table, chaque étudiant a en tête une idée de business, liée à des contenus, mais pas forcément que journalistiques. Impossible de les dévoiler ici, les futurs entrepreneurs m’en voudraient. Reste que, si certaines paraissent fantasques ou inabouties, d’autres s’avèrent déjà séduisantes. Cela tient beaucoup à la capacité qu’ont les étudiants de formuler en termes intelligibles leur idée de start-up.
Jeff Jarvis le sait bien. Pour le faire comprendre aux étudiants, il laisse place, pendant la séance, à une succession d’invités, dont Rafat Ali, le fondateur de Paidcontent, lui-même journaliste et entrepreneur, et Lilia Ziamou, professeur associée en marketing. Et l’un et l’autre ont demandé aux étudiants de présenter, chacun à leur tour, leur idée. Objectif: convaincre. Résumé des premiers conseils reçus.
Pas la peine de refaire ce qui existe déjà. C’est une évidence, mais encore faut-il avoir passer du temps à observer le marché. Et savoir, même si certaines sociétés n’ont pas pignon sur rue, qu’elles ont peut-être déjà exploité ce que l’on croit être un «filon». «Lorsque vous expliquez votre idée de business à quelqu’un faisant partie de la cible potentielle de ce business, il faut que les yeux de celui-ci se mettent à clignoter», insiste Lilia Ziamou. Bref, qu’il comprenne qu’il a intérêt à voir cette idée se développer. Et qu’il ne l’a pas vue naître ailleurs.
Une phrase qui ressemblerait à un slogan. «Il s’agit de montrer à vos futurs clients la valeur de votre produit en moins d’une minute. Avant de trouver la meilleure phrase pour exprimer votre idée, vous allez faire des centaines de tentatives», prévient Lilia Ziamou. Lorsque l’un des étudiants commence son argumentaire par «je veux créer une plate-forme de…», elle le stoppe aussitôt: «quel utilisateur sait ce qu’est une plate-forme? Vous ne pouvez pas utiliser ce mot». Et les étudiants de s’évertuer à trouver des termes aussi précis qu’accrocheurs. Tant et si bien qu’ils finissent par formuler le slogan idéal («un moteur de recherche en ligne pour trouver ce que l’on vous cache»), mais sans l’idée derrière.
La fonctionnalité = pourquoi l’utilisateur utilise le produit. L’interface = ce qui permet à l’utilisateur de se servir du produit. Lilia Ziamou prend l’exemple d’un ordinateur connecté au réseau. Sa fonctionnalité? Surfer sur le Web. Son interface? La souris, l’écran, le clavier, etc. «Votre idée doit être pensée et exprimée pour l’utilisateur. Lequel n’a aucune envie de savoir quelle technologie vous allez utiliser, ni comment est fabriquée le packaging d’une bouteille d’eau. Il veut juste savoir pourquoi le produit va le rendre heureux», reprend Lilia Ziamou.
Rafat Ali met en garde les étudiants: «Il ne sert à rien d’avoir un site sur lequel on ne se rendra qu’une fois par an. Et qui ne pourra donc pas avoir d’audience ni vendre de publicités.» Or trouver un moyen de faire revenir l’audience de façon régulière, chaque jour voire plusieurs fois par jour, alors que cela ne répond pas à un besoin vital, c’est un… défi.
«Il faut que vous sachiez pourquoi votre produit est en ligne. Ou pas. Qu’apporte le support à votre idée?», demande Lilia Ziamou. Dans la salle, la plupart des étudiants ont déjà pensé à plusieurs déclinaisons possibles de leur concept (application mobile, comptes sur les réseaux sociaux, site Web, etc.). Mais pour leurs conseillers, c’est aller trop vite en besogne. Il faut déjà avoir imaginer un concept signifiant sur un support. Lequel, reprend Lilia Ziamou? Silence dans les rangs.
«Je n’ai jamais trop cru aux business plans», soupire Rafat Ali, alors que Jeff Jarvis fronce les sourcils, lui qui vient de passer les premières séances à scander auprès de ses étudiants l’importance d’une structure financière solide. «Certes, cela confère une valeur à l’entreprise, tempère Rafat Ali. Mais une valeur qui va évoluer très vite puisque les outils du Web changent à la vitesse de la lumière. Ne l’oubliez pas. Sachez vous adapter.»
«L’enseignement que nous donnons à nos étudiants n’est qu’un début, explique le directeur de la CUNY, Stephen B. Shepard. Nous avons besoin de chercher des modèles économiques capables de remplacer ceux qui ne fonctionnent plus, et d’inventer des nouveaux services/produits qui s’adresseront autrement à de nouvelles audiences.»
Trop souvent selon Jeff Jarvis, les étudiants en journalisme entrepreneur se risquent à avancer, sans y avoir songé plus avant, «je pense que j’aurais besoin de, hum, six personnes». Jarvis est implacable: «Vous n’avez qu’un dollar, où le mettez-vous?». Et Rafat Ali d’aller dans son sens, en évoquant son aventure à Paidcontent.org: «Chaque dollar était exploité. A chaque fois que nous gagnions un peu d’argent, nous savions si nous embaucherions quelqu’un. Ou bien si nous organiserions un événement.»
«Certains puristes considèrent qu’il ne faut pas mélanger les genres entre l’Eglise (le journalisme) et l’Etat (la partie business), analyse Dorian Benkoil, sur le site Mediashift. Il est plutôt sain que les reporters et les éditeurs soient maintenant convaincus de l’intérêt de savoir qu’est ce qui met de l’argent sur les feuilles de paie»
C’est le problème des journalistes. Ils savent poser des questions, mais pour demander de l’argent, il n’y a plus personne, déplore Rafat Ali. Lui-même journaliste, diplômé de l’Ecole de journalisme de l’Université d’Indiana, il confie qu’il a parfois eu du mal à se défaire de sa vision de fabricant d’infos, au détriment d’une vision plus «business». Notamment quand le Guardian a offert de racheter Paidcontent. «Journalistiquement, c’était tellement un rêve, le Guardian, cela me fascinait. Résultat, je n’ai pas cherché ailleurs d’autres acquéreurs.»
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«Embaucher son premier salarié, c’est peut-être cela le plus stressant, relève Rafat Ali. Car c’est une responsabilité énorme que d’avoir quelqu’un qui dépend de vous et de la qualité de votre business.» Pire: déterminer si l’on embauche un journaliste ou un commercial, reprend Rafat Ali. L’un produit du contenu, l’autre le vend. Les deux sont nécessaires. «C’est un dilemme insoluble», dit-il.
C’est du pur bon sens, mais cela va mieux en le disant, concluent les invités. Mieux vaut présenter à des investisseurs potentiels un projet qui a une apparence visible, une maquette, un graphisme, même si ceux-ci ne sont pas définitifs. Aucune excuse à ne pas le faire, conclut Jeff Jarvis, reprenant l’une de ses constats fétiches: «produire, c’est gratuit.»
(1) L’Ecole de journalisme de Sciences Po a conçu, pour les deuxième année de master, un nouveau cours, animé par Eric Scherer, pour préparer les futurs journalistes au nouvel environnement économique et technologique de la presse. Objectifs: analyser les dynamiques en vigueur dans les médias et découvrir les méthodes et outils utiles dans la création d’un nouveau média. Une série de six séances, communes à tous les élèves de la promotion, traite du nouvel écosystème des médias et des mutations dans l’environnement technologique des médias en réseaux. Puis le cours se prolonge, pour les étudiants qui le souhaitent, via un travail pratique d’approfondissement. Ceux qui ont fait le choix de suivre cette seconde étape pourront bâtir un projet de création d’entreprise de presse. La meilleure idée, choisie par un jury, fera l’objet d’une aide financière à la création et d’un accompagnement par des tuteurs.
Journalistes, avez-vous envie de devenir entrepreneurs? Pour quoi faire? Dites-le dans les commentaires ci-dessous…
Alice Antheaume
Bonjour
Une remarque majeure. Journalisme et eutreprenariat vont tellement de soi en France que la perte de la carte de presse est absolument automatique dans ce cas. Car à partir du moment où un journaliste assure la direction d’une entreprise qu’il possède, il ne peut plus en être salarié, donc ne peut plus prétendre à la carte. Sauf à accepter d’être actionnaire minoritaire, ce qui n’est plus du tout la même chose en terme de poids sur la vie de l’entreprise, le journaliste est donc condamné à choisir son camp.
[…] initiatives telles que cette formation à l’entrepreneuriat journalistique dont rend compte Alice Antheaume dans son blog. Bien entendu, tous les journalistes ne sont pas enclins, loin de là, à créer […]
[…] vous ment, annonce à ses étudiants Sandeep Junnarkar, professeur de journalisme interactif à l’Ecole de journalisme de CUNY, à New York. D’autant que ceux-ci changent sans […]