100 milliards de neurones. 1 milliard d’euros… L’un des deux programmes de recherche “vaisseau amiral” (flagship) de la Commission Européenne (Future Emerging Technology (FET) Flagship) est le projet Human Brain Project (HBP) avec, pour leader, l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). L’annonce a été faite le 28 janvier 2013 par Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne (CE) en charge du programme numérique, lors d’une conférence de presse organisée à Bruxelles. Le second projet vainqueur, le graphène, sera piloté par l’université de Chalmers de Göteborg, en Suède.
Ces annonces ne constituent pas vraiment des surprises car elles avaient été dévoilées par la revue Nature, pourtant très stricte sur ses propres embargos, dès le 23 janvier 2013. Néanmoins, le fait que la Suisse, pays qui ne fait pas partie de l’Union Européenne (UE) et qui, en matière de recherche, a le statut de “membre associé” comme la Turquie, la Norvège ou Israël, soit promue à la tête d’un tel projet va faire grincer pas mal de dents en Allemagne, en France ou en Angleterre. Pas de quoi contribuer, par exemple, à resserrer les liens distendus des Anglais avec l’UE.
En Suisse, en revanche, la décision de la CE est fêtée comme un triomphe de la recherche helvétique. La qualité de cette dernière n’est pas contestée grâce à des établissements réputés comme, justement, l’EPFL, mais aussi l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) et, bien entendu, le CERN de Genève. De là à lui confier le pilotage d’un tel projet, il y a un pas. Justement, lors de la conférence de presse, la première question posée par une journaliste de la télévision suisse a porté sur ce choix de la Suisse. Neelie Kroes a simplement répondu : “La Suisse est un pays européen !” Elle a ajouté que l’Europe avait besoin d’unir toutes ses forces… La vice-présidente de la CE a poursuivi les réponses aux questions posées, en particulier sur le financement, sur le même mode. C’est-à-dire en évitant soigneusement… les réponses précises.
Je reviendrai très vite sur le graphène, projet moins controversé. Le débat du jour concerne plus le Human Brain Project à la fois sur la forme et sur le fond.
Malgré l’absence de précisions données par Neelie Kroes, les raisons du choix de la Suisse sont claires. Le Human Brain Project était proposé par l’EPFL qui a recruté, en 2002, un homme, Henry Markram, qui a fait de ce programme celui de sa vie. De nationalité israélienne, il a fait ses études en Afrique du sud (université de Cape Town) et à l’Institut Weizmann, en Israël, avant de passer par les National Health Institutes (NIH) américains et le Max Planck Institute de Heidelberg en Allemagne. A l’EPFL, il a lancé en 2005 le Blue Brain Project que le HBP va prolonger. Pour cela, il a convaincu Patrick Aebischer, le neurologue qui dirige l’EPFL, d’acquérir un supercalculateur Blue Gene d’IBM. Il a ainsi construit les bases du HBP et permis à la Suisse d’être candidate dans la course aux programmes FET Flagship. C’est donc grâce à l’israélien Henry Markram qu’un pays non membre de l’UE a remporté ce concours.
“Un ordinateur qui pense comme nous”. C’est ainsi que Neelie Kroes a décrit l’objectif du HBP et justifié la victoire de ce projet. Pas sûr qu’Henry Markram se retrouve vraiment dans cette formulation, à moins qu’il en soit l’auteur… Pour convaincre les décideurs politiques, il faut savoir leur “vendre” des sujets de recherche souvent complexes. C’est bien le cas du HBP. Son réel objectif est d’intégrer l’ensemble des travaux des chercheurs du monde entier sur le fonctionnement du cerveau dans un seul supercalculateur. A terme, ce dernier pourrait simuler le fonctionnement complet du cerveau humain. Il permettrait alors de mieux comprendre les mécanismes de maladies neurodégénératives et même de tester des médicaments pour les soigner.
Cette approche suscite de nombreuses critiques et pas mal de doutes sur ses chances d’aboutir. La recherche sur le cerveau génère environ 60 000 publications scientifiques par an. La plupart portent sur des mécanismes très précis des neurones, des synapses ou des canaux ioniques. Ces recherches ne permettent pas d’aboutir à une vue d’ensemble du fonctionnement du cerveau. C’est justement l’objectif du HBP. Pour autant, rien n’assure qu’un modèle synthétique émergera de ce rassemblement de travaux épars. Certains pensent qu’une telle démarche risque d’induire une modélisation unique, conçue par… Henry Markram lui-même.
“Nous avons besoin de diversité en neuroscience”, a déclaré à Nature Rodney Douglas, co-directeur de l’Institut pour la neuroinformatique (INI) qui regroupe l’université de Zurich et l’Institut fédéral de technologie (ETH) de Zurich. Certains mauvais esprit pourrait expliquer une telle remarque par la concurrence entre Lausanne et Zurich. Gageons que l’intérêt supérieur de l’Europe permettra de surmonter pareilles réactions… Il n’en reste pas moins que les chances de succès du HBP sont très loin d’être garanties.
“Le risque fait partie de la recherche”, comme le rappelle Neelie Kroes. Dans le cas de ce projet, le risque est justifié par l’ambition du projet. Mais cela ne diminue en rien les possibilités d’échec. D’autant que le succès, lui, dépend de la qualité de la collaboration de l’ensemble des 70 institutions provenant de 22 pays européens participant au HBP. Et de la bonne volonté des chercheurs des autres pays. Seront-ils motivés par le succès de la Suisse ? Le cerveau de l’Europe pourra-t-il devenir celui du monde ?
La question a été posée plusieurs fois à Neelie Kroes: “Le financement du HBP est-il assuré?” Les journalistes présents ont fait remarquer que seuls 53 M€ étaient alloués pour l’année 2013. La vice-président s’est déclarée confiante dans la participation des Etats membres à ce financement. Pour atteindre 1 milliard d’euros sur 10 ans, il faut trouver 100 M€ par an, en moyenne. La moitié proviendra des fonds de l’UE, l’autre moitié devra être apportée par les Etats membres. Et la Suisse ? Il sera intéressant de mesurer la participation du leader qui, lui, n’est pas contraint par la mécanique économique de Bruxelles. Le choix d’un pays réputé “riche” n’est peut-être pas un hasard. La CE pourrait espérer que les Suisses, motivés par la désignation de leur projet, mettront la main à la poche pour compléter le financement de pays européens encore rongés par la crise.
Michel Alberganti
Comme je l’ai déjà écrit dans un commentaire sur les scarabées boursiers cela ne fait jamais qu’un centime par neurone….
Ce projet donne quelque part une sorte de vertige dans son objectif même.
Car si on peut imaginer des modèles locaux pour la simulation du fonctionnement de telle ou telle fonction élémentaire cérébrale, si on peut imaginer des systèmes de plus en plus sophistiqués (encore plus performant que ceux de l’IBM Watson) pour comprendre le langage humain, voir, entendre, sentir, il faudrait inventer une autre conception que celle des ordinateurs binaires pour simplement simuler les millions de milliards de connexions entre les neurones.
Cela ne résoudrait pas pour autant le problème des règles complexes de mise en relation des neurones, de l’interaction avec l’environnement, de l’acquisition des connaissances, des processus sélectifs d’oubli sans lesquels nous deviendrions totalement fous et inopérants, du mystère et des dessous du fonctionnement d’apparence bayésien du cortex.
Quand on voit les balbutiements certes impressionnants (voir la dernière série de Cours de Stanislas Dehaene au collège de France sur l’apprentissage chez les enfants) mais si partiels des neurosciences on a du mal à imaginer l’accomplissement d’un projet aussi pharaonique.
Pour un peu les ambitions d’Iter nous paraitraient abordables!
Il reste un problème d’ordre épistémologique : L’homme qui pense grace à son cerveau et à sa physicochimie encore si mystérieuse peut-il même concevoir le fonctionnement global de son propre cerveau au point d’en avoir une connaissance?
Il a des modèles qui fonctionnent plus ou moins bien pour le décrire, il aura de plus en plus de prothèses non seulement physiques mais aussi cognitives et mnésiques pour augmenter son influence sur son environnement mais même si une machine arrive sans doute dans un proche avenir à passer le test de Turing, cela n’en fera pas pour autant un cerveau humain.
Même en dépensant un milliard d’euros par neurone, je ne suis pas sûr que l’on pourra jamais prétendre construire un cerveau humain.
Je crois me souvenir que la légende veut que l’histoire de la tour de Babel se finisse mal…..
@patricedusud Ah! les scarabées boursiers ! Sans doute sont-ils suisses…
Je ne crois pas 🙂 j’avais simplement mis en relief que les performances de ces petites bestioles étaient déjà impressionnantes et qu’elles n’avaient pourtant pas 100 milliards de neurones que j’avais rapproché du milliard d’euros du projet, soit un centime par neurone. 🙂
Certes… Mais BOURSIERS, vraiment?
J’avais pas vu! 🙂
C’est bien fait pour moi avec mon habitude de relever vos coquilles.
Un remake de l’arroseur arrosé en quelque sorte.
🙂
[…] le Human Brain Project qui sera piloté par la Suisse, le projet Graphène a remporté le second Future Emerging […]
Petite question:
Pourquoi le cerveau n’est pas placée en Suisse sur l’image?
@mrnoulife – Le cerveau est placé où, à votre avis ?