Aaron Swartz: l’appel à la guérilla

Le web bruisse d’une longue plainte, d’une profonde douleur. Le suicide d’Aaron Swartz, à 26 ans par pendaison, le 11 janvier 2013, n’en finit pas provoquer des réactions dans le monde entier. L’émotion est à la mesure du drame. Internet vient de perdre l’une de ses icônes. La plus jeune victime d’un combat mené par des milliers de militants pour l’accès libre à l’information sur toute la planète. Aaron Swartz était né avec Internet. Au lieu d’y faire fortune comme ces jeunes qui vendent leur société à 20 ans et n’ont plus qu’à attendre la retraite, il avait utilisé cet argent pour se lancer dans ce combat. Tous les projets auxquels il a participé (RSS, Creative Commons, Reddit, Demand Progress…) tournaient autour de cet objectif.

Libérer l’information

Libérer l’information. Surtout celle qui a déjà été payée par le contribuable. L’information scientifique diffusée par des chercheurs financés sur fonds publics. Réserver, par le biais des abonnements, cette culture aux plus riches lui était insupportable. Pour mettre fin à cette situation héritée de l’ère pré-Internet, Aaron Swartz appelait à la révolte, à la résistance. L’impatience de ses 20 ans ne lui a pas permis d’attendre. Bien sûr, tous ceux qui le connaissaient savent bien que son suicide n’est pas uniquement lié à l’action judiciaire absurde et perverse que lui a intenté la justice américaine. Aaron Swartz était fragile, tourmenté et dépressif.

La menace judiciaire

La compagne qu’il avait quittée, Quinn Norton, l’exprime d’une façon bouleversante sur son blog. Mais la menace d’une peine de 35 ans de prison et d’une amende d’un million de dollars lors de son procès prévu pour le mois d’avril n’a certainement pas joué un rôle positif. Son suicide provoque une flambée de messages sur Tweeter (hashtag #pdftribute). Des centaines de chercheurs y annoncent avoir mis leurs publications en libre accès en violant délibérément les droits des éditeurs de revues scientifiques. Cet hommage posthume dépasse la simple déclaration. Il engendre la révolte à laquelle Aaron Swartz appelait dès 2008.

Michel Alberganti

«Manifeste de la guérilla pour le libre accès»

Il avait alors 22 ans. C’était deux ans après la fusion entre la société qu’il avait créée, Infogami, avec Reddit. Il aurait pu alors simplement profiter de sa fortune et de sa renommée. Mais il appelait déjà à la guérilla dans un manifeste écrit en juillet 2008 à Eremon, en Italie. Alexis Kauffmann en a publié une traduction en français sur Framablog. La voici :

L’information, c’est le pouvoir. Mais comme pour tout pouvoir, il y a ceux qui veulent le garder pour eux. Le patrimoine culturel et scientifique mondial, publié depuis plusieurs siècles dans les livres et les revues, est de plus en plus souvent numérisé puis verrouillé par une poignée d’entreprises privées. Vous voulez lire les articles présentant les plus célèbres résultats scientifiques ? Il vous faudra payer de grosses sommes à des éditeurs comme Reed Elsevier.

Et il y a ceux qui luttent pour que cela change. Le mouvement pour le libre accès s’est vaillamment battu pour s’assurer que les scientifiques ne mettent pas toutes leurs publications sous copyright et s’assurer plutôt que leurs travaux seront publiés sur Internet sous des conditions qui en permettent l’accès à tous. Mais, même dans le scénario le plus optimiste, la politique de libre accès ne concerne que les publications futures. Tout ce qui a été fait jusqu’à présent est perdu.

C’est trop cher payé. Contraindre les universitaires à débourser de l’argent pour lire le travail de leurs collègues ? Numériser des bibliothèques entières mais ne permettre qu’aux gens de chez Google de les lire ? Fournir des articles scientifiques aux chercheurs des plus grandes universités des pays riches, mais pas aux enfants des pays du Sud ? C’est scandaleux et inacceptable.

Nombreux sont ceux qui disent : « Je suis d’accord mais que peut-on y faire ? Les entreprises possèdent les droits de reproduction de ces documents, elles gagnent énormément d’argent en faisant payer l’accès, et c’est parfaitement légal, il n’y a rien que l’on puisse faire pour les en empêcher. » Mais si, on peut faire quelque chose, ce qu’on est déjà en train de faire : riposter.

Vous qui avez accès à ces ressources, étudiants, bibliothécaires, scientifiques, on vous a donné un privilège. Vous pouvez vous nourrir au banquet de la connaissance pendant que le reste du monde en est exclu. Mais vous n’êtes pas obligés — moralement, vous n’en avez même pas le droit — de conserver ce privilège pour vous seuls. Il est de votre devoir de le partager avec le monde. Et c’est ce que vous avez fait : en échangeant vos mots de passe avec vos collègues, en remplissant des formulaires de téléchargement pour vos amis.

Pendant ce temps, ceux qui ont été écartés de ce festin n’attendent pas sans rien faire. Vous vous êtes faufilés dans les brèches et avez escaladé les barrières, libérant l’information verrouillée par les éditeurs pour la partager avec vos amis.

Mais toutes ces actions se déroulent dans l’ombre, de façon souterraine. On les qualifie de « vol » ou bien de « piratage », comme si partager une abondance de connaissances était moralement équivalent à l’abordage d’un vaisseau et au meurtre de son équipage. Mais le partage n’est pas immoral, c’est un impératif moral. Seuls ceux qu’aveugle la cupidité refusent une copie à leurs amis.

Les grandes multinationales, bien sûr, sont aveuglées par la cupidité. Les lois qui les gouvernent l’exigent, leurs actionnaires se révolteraient à la moindre occasion. Et les politiciens qu’elles ont achetés les soutiennent en votant des lois qui leur donnent le pouvoir exclusif de décider qui est en droit de faire des copies.

La justice ne consiste pas à se soumettre à des lois injustes. Il est temps de sortir de l’ombre et, dans la grande tradition de la désobéissance civile, d’affirmer notre opposition à la confiscation criminelle de la culture publique.

Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès.

Lorsque nous serons assez nombreux de par le monde, nous n’enverrons pas seulement un puissant message d’opposition à la privatisation de la connaissance : nous ferons en sorte que cette privatisation appartienne au passé. Serez-vous des nôtres ?

Aaron Swartz

Traduction : Gatitac, albahtaar, Wikinade, M0tty, aKa, Jean-Fred, Goofy, Léna, greygjhart + anonymous)

7 commentaires pour “Aaron Swartz: l’appel à la guérilla”

  1. Il serait assez indécent de prendre le corps d’Aaron Swartz en otage même de la cause qu’il défendait par la révolte, mais vous ne le faites pas.
    Les pétitions des chercheurs contre les pratiques commerciales du groupe Elsevier et d’autres mouvements d’universitaires montrent que son combat n’a pas été vain même si le chemin à parcourir sera long et semer d’embuches.
    L’équilibre entre la protection de la propriété intellectuelle et le libre accès à la connaissance passe peut-être par une sort de charte qui s’imposerait à tous les pays comme, pourquoi pas?, une annexe de la déclaration universelle des droits de l’homme, comme celle que réclame Tim Berners Lee pour le droit à l’accès à internet.
    Dans son manifeste, Aaron Swartz écrit La justice ne consiste pas à se soumettre à des lois injustes.
    C’est clairement un appel à la désobéissance civique qui montre la limite entre la revendication et la position de hors la loi qui ne peut que tomber sous le coup de la loi dans un état de droit même quand on prend la posture de Robin des bois comme le regretté Aaron Swartz.
    Son suicide est une affaire personnelle qui ne peut être revendiqué par personne même si son combat doit continuer pour permettre un plus libre accès aux publications scientifiques.
    Le combat sera long et rude tant les intérêts sont complexes à démêler.
    Les investissements en recherche des entreprises constituent de plus en plus un actif stratégique dont dépend souvent leur survie et qu’elles protègent légitimement.
    Les citoyens financent les recherches publiques, celles faites par les universitaires, qui contribuent aussi à la compétitivité d’un état, qui conditionne indirectement les conditions de vie des compatriotes. Leurs résultats doivent-ils être rendus en libre accès, sans contrepartie ?
    Peut-on extraire la science des conditions économiques dans lesquelles elle se développe ?
    Personne de sérieux ne voudrait voir disparaître la notion de propriété intellectuelle, de la protection des innovations par les brevets même si certains pays les pillent régulièrement et sans complexe.
    Pourquoi certaines publications qui débouchent sur des avancées technologiques majeures devraient-elles être en libre accès alors qu’elles peuvent conditionner la création d’emploi dans les pays industrialisés qui consacrent des sommes respectables à la recherche et qui ne peuvent concurrencer des pays où les droits des travailleurs et des enfants ne sont pas et de loin au même niveau ?
    Il y a probablement une différence importante entre ce qui relève du domaine public, qui devrait être accessible par tout le monde et partout et ce qui relève de propriété intellectuelle d’une organisation (état, université, entreprise) et qui mérite d’être protégée d’un pillage qui, s’il n’est pas moralement équivalent à l’abordage d’un vaisseau et au meurtre de son équipage, n’en reste pas moins un acte délictueux.
    wiki.partipirate.org cite le Dalaï-lama en hommage à Aaron Swartz :
    “Share your knowledge, that is the only way to achieve immortality”
    Belle vision humaniste qui se heurte tout de même au mur de la réalité de la compétition qui fait de plus en plus de la connaissance et du savoir-faire le principal pilier de la survie des entreprises et des états dits développés.

  2. Coïncidence, une semaine avant le suicide d’Aaron Swartz et l’exposition de son combat au monde entier, un article éloquent éclairait la situation ubuesque de la publication scientifique:
    http://www.rue89.com/2013/01/02/publications-academiques-le-regne-de-labsurde-238234

  3. […] Aaron Swartz: l’appel à la guérilla Manif contre le mariage pour tous, le dimanche 13 janvier. On peut avoir manifesté à Paris, ce 13 janvier dernier, pour différentes raisons valables : défense de l’institution du mariage, attachement au Code civil, contestation de la nécessité d’une telle réforme en période de crise, l’ennui du dimanche après-midi ou encore plus simplement, l’envie de croiser quelques Femen (qui n’eurent, semble-t-il, pas le courage de braver le froid). En ce qui me concerne, j’ai manifesté pour quatre motifs différents. […]

  4. Une faute d’orthographe dans le paragraphe “libérer l’information” sous la première photo : permis ne prend pas de T…

  5. Merci bien 🙂

  6. Pas mal la vidéo, une vision trés juste des enjeux du P2P et de la propriété sur internet. RIP

  7. Ce système est une plaie, il réduit le travail des scientifiques à la production de papier acceptable pour les éditeurs, il restreins la diffusion des connaissances à ceux qui ont accès aux couteux catalogues et ne garantie en rien la qualité de travaux (Séralini pour l’ensemble de son oeuvre, mémoire de l’eau, bactérie métabolisant l’arsenic).

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