Des rats aux neurones bien branchés

Les spécialistes du cerveau n’en finissent pas de s’émerveiller devant l’incroyable souplesse de cet organe. Cette fameuse “plasticité” de nos neurones nous permettra bientôt de piloter des machines sans utiliser nos membres. Une faculté qui sera sans doute exploitée d’abord par les personnes paralysées ou amputées. La possibilité d’une interface cerveau-machine étant désormais acquise, les chercheurs se penchent sur le confort des futurs utilisateurs. Une équipe constituée de spécialistes de l’université de Californie, à Berkeley, et du Centre Champalimaud pour l’Inconnu de Lisbonne, au Portugal, ont réalisé une expérience spectaculaire dont les résultats ont été publiés sur le site de la revue Nature, le 4 mars 2012.

Des rats ont été équipés d’une interface cerveau-machine, autrement dit d’un système capable de capter des signaux émis directement par le cerveau et de les utiliser pour la commande d’une machine. Dans ce cas, le système convertit les ondes cérébrales en sons audibles. Pour obtenir une récompense sous forme de nourriture, de l’eau sucrée ou des boulettes, les rats doivent moduler le fonctionnement d’un circuit cérébral très précis. Il leur faut en effet modifier la tonalité du son émis par la machine reliée à leur cerveau. Les rats entendent le son produit par le système et ils apprennent à associer les pensées provenant de la partie de leur cerveau connectée à la machine avec l’émission de sons plus graves ou plus aigus. Il n’a pas fallu plus de deux semaines d’entrainement pour que les rats soient capables de moduler ainsi leurs pensées afin de produire le son aigu qui leur permettait d’obtenir des boulettes de nourriture et le son grave qui les gratifiait d’eau sucrée.

Fait encore plus extraordinaire, les rats ont dû, pour atteindre ce résultat, modifier le fonctionnement naturel de leur cerveau. La partie de ce dernier qui était reliée à la machine leur sert habituellement à mettre en mouvement… leur moustache, organe sensoriel précieux. Or, en continuant à exploiter cette région cérébrale de cette façon, ils ne pouvait moduler le son émis par la machine et ils n’obtenaient donc pas la moindre récompense… Et ils se sont révélés capables de modifier le fonctionnement des neurones de cette zone pour obtenir le résultat désiré !

“Cela n’est pas naturel pour les rats”, souligne Rui Costa, l’un des principaux chercheurs portugais. Leur performance “nous apprend qu’il est possible de concevoir une prothèse d’une façon qui ne reproduise pas directement l’anatomie du système moteur pour fonctionner”. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire d’utiliser le cortex moteur pour piloter un bras articulé. D’où une plus grande souplesse de programmation des prothèses robotiques commandées par la pensée. L’étude a également montré l’aptitude de la zone du cerveau connectée à passer d’un fonctionnement répétitif (l’actionnement des moustaches) à un processus intentionnel. En effet, les rats ont été capables de moduler la quantité de boulettes et d’eau sucrée qu’ils obtenaient en fonction de leur faim et de leur soif. “Ils ont ainsi contrôlé la tonalité du son émis en absence de tout mouvement physique”, note Rui Costa.

Un réseau d'électrodes fines comme des cheveux utilisé pour capter les signaux provenant du cerveau

Jose Carmena, professeur à l’université de Californie et co-auteur de l’article, tire un enseignement un peu différent, voire opposé, de cette expérience: “Nous espérons que ces nouveaux résultats sur le câblage du cerveau conduiront à la conception d’un spectre plus large de prothèses dont le fonctionnement soit le plus proche possible des fonctions cérébrales naturelles. Ils suggèrent que l’apprentissage du contrôle d’un interface cerveau-machine, qui n’est pas naturel par essence, pourrait finir par être ressenti comme totalement naturel par une personne grâce à un apprentissage utilisant des circuits cérébraux existants pour le contrôle des mouvements”.

Quoiqu’il en soit, la performance des rats ouvre considérablement le champ des possibles pour cette étrange relation qui ne pourra manquer de se nouer entre notre cerveau et les machines. Nul doute que les “interfaces” actuelles (clavier, souris, écrans tactiles, reconnaissance vocale…) paraîtront totalement archaïques d’ici quelques décennies. Au delà des personnes handicapées, ce sont bien les fonctions que nous assurons tous dans la vie quotidienne qui sont concernées. Demain, notre cerveau pilotera de nombreux objets. Si cette perspective peut effrayer, elle reste moins glaçante que son inverse…

Michel Alberganti

 

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