Lama Godard vient nous servir à voir

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Par Jean-Michel Frodon

Pas venu, donc, Jean-Luc Godard à Cannes. Décision logique de la part d’un cinéaste qui se plaint à juste titre depuis longtemps que sa célébrité, loin de servir la rencontre des spectateurs avec ses films, est devenue un obstacle, sinon une trahison. Décision qui aura bien sûr déçu les organisateurs du Festival, pour lesquels il est important que figurent in vivo le plus possible de vedettes (et Godard en est toujours une, même à son corps défendant, il suffit de voir le nombre de couverture de magazines sur lesquelles il figure ce mois-ci), qui aura déçu producteurs et distributeurs du film, qui savent que seule la venue du réalisateur, de ce réalisateur plus encore qu’un autre, est de nature à faire de la projection de son film un événement, qui aura déçu enfin ceux parmi les festivaliers pour qui la venue de Godard reste la promesse de formules  qu’on se répètera ensuite durant des décennies, le cas échéant de vacheries mémorables.

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Pas de Godard à Cannes, donc, mais son Film socialisme. Film ? Lors de la projection, de la première vision donc, il aura plutôt paru d’abord qu’il s’agissait d’un dispositif, reprenant de manière en partie nouvelle les outils de composition élaborés depuis les années 60, mais systématisés à partir des années 90. Deux espaces de référence organisent le film. D’abord une croisière en Méditerranée sous le signe des sources historiques et philosophiques de notre civilisation et de ses tribulations, de la Grèce antique à celle de la crise de l’euro, de l’Espagne antifasciste aux escaliers d’Odessa, de la Palestine photographiée dès la naissance du daguerréotype à la Palestine anéantie d’aujourd’hui. Ensuite un garage où se jouent des saynètes sur le thème des lois qui règlent la vie politique et le rôle des représentations, désormais appropriées par la télévision – on n’a donc pas quitté le grand référent grec : que sont la démocratie et la tragédie devenues?

L’impression s’impose d’abord que Godard, qu’il reprenne des motifs déjà longuement évoqués dans ses précédents films (ainsi fonctionne toujours cet arpenteur inlassable de ses propres chemins) ou qu’il en explore de nouveaux, dispose côte à côte des cartes parfois anciennes et parfois inédites, mais selon un processus connu. Processus que ne transfigurent ni les ressorts habituels de l’art de Jean-Luc G., puissance de l’image (qui a filmé déjà la mer comme le premier plan de ce film ? personne, jamais), virtuosité bruissante de la bande son, sens du gag, instinct chromatique imparable (ah ce rouge commun des murs du garage et de la voiture de FR3 !), ni les relatives nouveautés que sont le recours aux présences animales (âne, chouette, chat, taureau, lama, poissons…), lesquelles semblent le mettre plutôt sur la défensive, ni les enfants, ni l’utilisation fauve des images numériques basses définition.

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Durant les quelque 80 premières minutes du film, chacun pourra comme il peut, à la mesure de sa disponibilité, y puiser des aphorismes, des échos à des questions d’actualités ou à des méditations éternelles. Ce n’est pourtant que durant 20 dernières minutes que cet assemblage savant soudain se met en branle, que s’élance une sorte de danse sombre et solennelle, mais où tremble une urgence, une inquiétude aux accents de grandes orgues. L’art du montage et de la citation construisait des captations successives de cette galaxie qu’on appelle l’Occident, et souvent en attestait à bon compte le manque de sens en tronquant les phrases, en brisant les mouvements. Enfin voici les étoiles qui dansent.

Leur ballet grandiose et funèbre n’est guère plus assuré d’être le témoin, la métaphore ou la réfraction d’une pensée construite, d’une idée que les instantanés qui l’ont précédé. Pourtant Jean-Luc Godard n’a jamais abdiqué l’ambition de fusionner la forme et la théorie, l’émotion et la réflexion savante. Cette ambition, qui est immense et noble, il semble qu’il s’en approche de moins en moins, laissant la mélancolie tenir lieu de principe réflexif – les ressources formelles restant, elles, toujours fécondes. Dans Film socialisme, auquel son titre rusé ne rend pas service, elles retrouvent in fine toutes leur prérogatives, même, surtout peut-être lorsque Godard insiste sur des mots « lourds de sens » (comme on ne dit que trop bien), comme « Juif » ou « Palestine ». Aucun procès à instruire ici, ou alors il faudrait faire aussi celui des notes de musique parce qu’elles servirent entre autres à composer des hymnes guerriers et des péans totalitaires.

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C’était au Festival de Cannes, lundi 17 mai 2010. Le lundi du Festival a aussi lieu, traditionnellement, un événement qui n’a en apparence aucun rapport. C’est en effet le jour institué de la présentation par le Centre National du Cinéma des chiffres du cinéma français de l’année précédente. La présidente du CNC, Véronique Cayla, a pu non sans raison se féliciter cette année de bons résultats d’ensemble, non seulement de la fréquentation des salles (plus de 200 millions d’entrées), mais avec un très haut niveau (quantitatif) de la production (230 films), d’une incontestable dynamique générale du secteur.

Quel rapport avec le film de Godard ? L’impression successive, des salons du Majestic où le CNC présentait son bilan à la salle Debussy où était projeté Film socialisme de deux discours à la fois fondés et incomplets sur le cinéma. L’optimisme de l’un et le désespoir de l’autre non seulement s’ignorent, ce qui ne serait pas grave, mais entre l’approche économico-corporative de l’un et l’utopie d’une pureté artistique de l’autre, le cinéma dans son impureté et sa richesse composite ne s’y retrouve pas. C’est d’ailleurs aussi ce qu’on ressent depuis le début de ce Festival, où une poignée de films magnifiques brillent de lumières solitaires, sinon célibataires (Oliveira, Amalric, Haroun, Jia, ou le beau Le Quattro Volte de l’Italien Michelangelo Frammartino découvert à la Quinzaine des réalisateurs), tandis que la routine des fabrications artisanales plus ou moins laborieuses, mais dépourvues de toute aventure formelle (Mike Leigh, Tavernier, Inarittu, Oliver Stone, Ridley Scott…) poursuit son cours, assuré de l’assentiment des tièdes et des comptables. On attend celui qui dépassera cette triste disjonction, dépassement qui n’est pas « le film du milieu » défini par ses critères de production (le budget moyen), mais le film de cinéma à part entière. Impossible à présent? Mais non. En très mineur, mais avec une belle énergie, Kaboom de Gregg Araki (Un certain regard) attestait du contraire: impertinent alliage de film d’ado sans niaiserie et de fantastique sans fermeture sur sur le genre, cette brève sarabande ouvrait vers d’autres horizons.

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Il faut voir les films !

Essai de décryptage du sens des polémiques qui entourent le lancement du 63e Festival de Cannes

C’est entendu, ce Festival de Cannes s’ouvre sous le signe de multiples polémiques. C’est, d’abord, une bonne nouvelle : signe que ce qui se présente au Festival, et plus généralement que le cinéma est de nature à susciter le débat, voire la controverse. Au menu de celles-ci, des questions variées, et de natures bien différentes, mais qui finalement convergent.

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Hors-la-loi de Rachid Bouchareb et le massacre de Sétif. L’affaire fabriquée de toute pièce par un député UMP chassant sur les terres de l’extrême-droite, Lionnel Luca, fait peser un véritable risque de perturbation du Festival par des manifestants nostalgiques de l’Algérie française et leurs épigones racistes, qui se trouvent en nombre dans la région. Comme toujours en pareil cas, la polémique a été lancée sans avoir vu le film. Hors les gros bras menaçants, tout ça serait ridicule et sans intérêt, à cette curiosité près : qu’il se soit trouvé un Secrétaire d’Etat, Hubert Falco, pour faire examiner un scénario (ne correspondant pas au film terminé) par un « comité d’histoire » dépendant de l’armée, et que cela donne lieu à un jugement public de condamnation. Ce procédé inquisitorial pourra au moins aider à rappeler la nature et les enjeux du travail de la fiction pour comprendre l’histoire, pour construire notre relation, nos relations au passé, au présent, aux autres.

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Draquila, l’Italie qui tremble de Sabina Guzzanti et le boycott du Festival par le ministre italien de la culture, Sandro Bondi. Alors lui, il a raison de ne pas venir ! Il a raison d’être mécontent d’un film qui met en évidence ce qu’il est, un porte-flingue du gangster qui met l’Italie en coupe réglée, avec le soutien d’une grande part de sa population (faut-il rappeler que c’est la définition même du fascisme d’être populaire ?). A partir de l’utilisation du tremblement de terre de l’Aquila, le « film », qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma et beaucoup avec un dossier d’instruction,  construit en effet un réquisitoire plus que convaincant. Mais en Italie, qui le verra là où cela devrait être vu ? C’est à dire pas dans quelques salles activistes et meetings protestataires, mais à la télévision, cette télévision entièrement sous le contrôle du gangster précité.

Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov et la pétition des plus grandes figures du cinéma russe. Mikhalkov est un proche, et un fervent soutien de Poutine, et il règne d’une poigne de fer sur le cinéma russe, s’attribuant, à lui et ses affidés, tous les subsides publics, et évinçant qui le dérange. En fait, c’est plutôt Poutine qui est anecdotique, Mikhalkov, lui, occupe fièrement la place qui fut celle de ses ancêtres, près du Tsar, près de Staline, près de Brejnev, celle d’un aristocrate toujours au plus près du pouvoir, et capable d’en tirer le maximum de profits, matériels et symboliques. La protestation de tout ce que le cinéma russe actuel compte de respectable contre le personnage est on ne peut plus légitime. Cela ne préjuge pas du film. Il faut toujours, quoiqu’il en soit, commencer par voir les films avant d’en dire quelque chose.

Carlos d’Olivier Assayas évincé de la compétition et Film Socialisme de Jean-Luc Godard attaqué pour se montrer en VOD sur le site FilmoTV deux jours avant sa sortie. Il semble qu’on ait quitté là les grands sujets de politique et d’histoire pour entrer dans la cuisine professionnelle. Pas si sûr. Derrière ces deux affaires, qui bousculent les règles établies de séparation entre le cinéma et la télévision et d’organisation de la diffusion des films sur les différents supports (salle, DVD, VOD, TV cryptée, TV en clair, etc. – ce qu’on appelé la « chronologie des médias), c’est un état de l’action publique qui est mis en lumière, et pas seulement dans le champ du cinéma, ni même de la culture.

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Ce qui fait obstacle aux initiatives à propos des films d’Assayas et de Godard sont des règles qui ont été, au moment de leur mise en place, d’utiles et efficaces composants de la construction d’un rapport plus ambitieux et moins mercantile avec le cinéma. Elles sont aujourd’hui invoquées par ce que le cinéma compte de moins ambitieux et de plus mercantile pour bloquer des œuvres singulières, des œuvres auxquelles le cinéma de la norme, le cinéma du flux ne permettrait même pas d’exister. Il y a la règle, et il y a l’esprit de la règle. Toutes les règles avec le temps se dévoient, il faut en comprendre l’esprit pour les transformer, parfois en profondeur. Pourquoi Carlos n’aurait-il pas du être interdit de compétition ? Parce que c’est un grand film de cinéma, peut-être le film français le plus ambitieux de l’année, et davantage. Ici même Olivier Assayas expliquait, en termes autrement vifs, que jamais le cinéma français d’aujourd’hui ne lui aurait permis de réaliser le grand film qu’il a pu tourner sous l’égide de Canal +. Le résultat relève du cinéma. Qui dit ça ? Moi. Parce que j’ai vu le film. Comment je peux le prouver ? Je ne peux pas. C’est là toute la question. Les lois ne peuvent pas se faire à partir de la subjectivité d’un tel ou d’un autre. Pas directement. Il a fallu toute l’intelligence de grands ouvriers de l’action publique, autour de Malraux et de Lang notamment, pour fabriquer des outils juridiques au service d’une ambition esthétique. C’est difficile ! Parce qu’il faut aller à la rencontre des œuvres ! Il faut les aimer. Il faut trouver comment transmuer cet amour en règlements, qui ont l’air d’être le contraire de l’amour. Cela s’appelle faire de la politique.

Mais si on perd l’amour des films, c’est comme si on perd le sens des humains et de la vie. Alors on fait de la gestion, du quantitatif, on se tire des balles dans le pied et finalement on donne des armes aux hommes comme Berlusconi et Mikhalkov. Godard essaie de dire ça depuis 50 ans et plus, il cherche toujours à faire bouger les cadres, à interroger les points de vue et les perspectives, aussi dans l’économie de son domaine (le cinéma), aussi dans la diffusion ou la technique, aussi dans la dénomination. C’est son travail d’artiste politique. Ça, je peux le dire avant d’avoir vu son Film Socialisme, puisque Jean-Luc Godard, quand il peut, il fait son travail de cinéaste aussi entre les films.

Jean-Michel Frodon

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