MIF
Il faudrait vraiment que pour les prochaines éditions, le Marché du Film puisse connaitre un climax émotionnel comparable à la cérémonie de clôture du Festival. Trouver n’importe quoi qui puisse marquer un point final à cette dizaine de jours, afin d’éviter la lente agonie qui se manifeste chaque année dès le Vendredi : à la différence du Festival, qui s’achève brusquement mais en apothéose, le marché du film meurt lentement, tôt, et dans d’atroces souffrances. Les stands ferment un à un, après un petit apéro cacahouetes très modeste organisé selon le budget du producteur, à quatre ou cinq, dans un silence poli.
Ne restent ensuite que les box vides et des flyers épars sur les comptoirs, alors qu’en fédérant tous ces petits budgets boissons et toutes ces petites ambitions du monde entier, il pourrait s’organiser un baroud digne de ce nom. Sur le modèle du festival, des prix pourraient être attribués aux divers exposants, sur des thèmes conviviaux. Variety a d’ailleurs cette année effectué un classement des « taglines » les plus ridicules et des affiches les plus inspirées au MIF cette année. Mais l’on pourrait aussi récompenser les plus charmantes hôtesses de stand (et les plus charmants hôtes aussi), les plus beaux sacs plastiques, les pays de cinema les plus inattendus, les scénarios les plus improbables.
C’est la tristesse du Marché du Film: il passe inaperçu aux côtés de sa belle et grande cousine aux marches rouges. Et pourtant c’est dans ce bric-à-brac de riches et de pauvres, de dominants et de résistants, d’intellos et de slackers, que se nichent certaines des plus belles énergies du Festival. Le MIF gagne encore à être connu et être aimé à sa juste valeur.
De toute façon, à Cannes, on n’a jamais l’occasion de se dire au revoir correctement.
L’âme nostalgique, déjà, je parcours ce Palais qui va clôre – du stand du jury œcuménique, il ne reste plus que son palmarès affiché. Le grand prix du jury oecuménique est une évidence, sur laquelle j’avais sans mérite parié au début du Festival : « Des Hommes et des Dieux », de Xavier Beauvois. « La profonde humanité des moines, leur respect pour l’Islam et leur générosité pour leurs voisins villageois motivent notre choix » précise le communiqué. J’avais eu pourtant un doute sur l’adhesion du jury, lorsqu’un Lambert Wilson assez cabot et épuisé en conférence de presse avait déclaré détester les religions, mais profondément respecter la Foi, devant une des membres du jury œcuménique . Un doute aussi dû à la trop grande évidence, pour un jury croyant, de récompenser un film de moines – il n’aime pas les étiquettes. Mais pour paraphraser Coppé parlant de l’UMP, le jury œcuménique s’est montré ouvert, si ouvert qu’il en a même récompensé un film à l’universel œcuménisme.
L’effet Bonmee
La Palme d’Or a été une heureuse évidence également. De tous les films de la sélection que j’ai pu voir, Oncle Bonmee a été le seul film qui ait représenté, face à ma maigre culture dans ce domaine, une vraie découverte cinématographique. Des bons films, j’en avais vu dans cette sélection mais l’Oncle Bonmee, c’est un objet que je n’avais jamais appréhendé auparavant, une réelle expérience, et le mot est galvaudé – mes précédentes grandes expériences cinéphiliques étaient la plupart du temps cérébrales. Mais tout n’est que sensoriel dans ce film, et comme le dit J-M Frodon dans son article, ce n’est pas un film élitiste. C’est un film qu’un enfant pourrait appréhender avec la même intensité qu’un adulte (scène du poisson chat exclue).
Pour rester crédible, je ne devrais pas admettre la chose suivante : j’ai tout de même dormi 10 minutes pendant le film. C’était dimanche, le jour des séances de rattrapage pour les festivaliers. Je venais de subir le Kiarostami, verbeux et agaçant, et le joli Mike Leigh, mais cela faisait déjà beaucoup de cinema pour une journée. Et puis ce film, que mes collègues me pressaient d’aller voir, fascinés par sa magie. Dès son démarrage, je suis saisi par son atmosphère. Ce son. Cette jungle Thaïlandaise. Ce buffle du début, une sensation de paix stupéfiante.
Je me suis endormi une dizaine de minutes, entre une pose de drain par un fantôme et la scène du poisson chat. Mais ne vous y méprenez pas, c’était un bon sommeil, j’ai dormi parce que le film était magnifique. Et je ne pense pas qu’il soit très grave de dormir pendant ce film. Mon réveil était honteux et hallucinatoire, je ne me souvenais plus très bien de ce qui m’arrivait, ce que je regardais, si j’étais un buffle ou un festivalier. Et au regard réprobateur de mon voisin de siège, il se posait également la question à mon sujet.
Idole d’immunité
Aux alentours des 14h, groggy des visionnages de la matinée, je suis passé dire au revoir à la salle de presse, tentant mollement d’obtenir auprès de la coordinatrice du Festival une invitation pour la cérémonie de clôture, que l’on m’avait refusé chaque jour jusqu’alors. Les refus étaient devenus si répétitifs que j’y allais plus par tradition que pour espérer réellement obtenir quelque chose. Et là, magie : pour la première et dernière fois du Festival, on m’invite à autre chose qu’un aïoli – la coordinatrice me tend un pass plastifié, rouge et blanc, aux prérogatives protocolaires dignes d’un roman de Brautigan. « Vous pouvez assister juste à la cérémonie, mais pas au film. Vous resterez debout, en fond de salle, vous ne pouvez pas vous asseoir, vous baissez la tête quand on parle, mais vous pouvez vous déplacer où vous le souhaitez, et aller et venir quand vous le voulez ». J’ai accepté l’objet avec gravité et émotion, comme si une fiancée de vacances, sur le quai d’une gare, me tendait son bracelet brésilien.
Me voilà donc à 19h00, debout en fond d’orchestre, à une trentaine de mètres de la scène sur laquelle se déroule la cérémonie de clôture, communiant avec le tout-cinéma pour cette season finale. Fin de saison où à l’instar des series américaines, par un enchainement d’accidents bienheureux l’ensemble des personnages se retrouve et les intrigues se résolvent. Les stars, les gens du cinema, les journalistes, les politiques, les cannois. Michel Vauzelle, Président de la region PACA, fait asseoir à mes côtés deux jeunes filles habillées en costume provençal – ses filles ? une opération de com sur notre belle Provence ? Les deux ? Quoi qu’il en soit, elles en lavandières, et moi debout à leur côtés avec mon pass étrange, nous formons un bel angle mort pour les cameras de Canal +.
Les prix s’enchaînent. Emotions pour le Tchadien sur scène, pour l’Iranien qui n’y est pas. J’étouffe un baillement pour Binoche, et un cri pour Elio Germano, co-prix d’interprétation masculine, magnifique dans « La Nostra Vita ». A l’annonce de ce double prix, j’ai peur que Lambert Wilson nous refasse une péritonite dans la salle Lumière. La joie de Beauvois l’aura sans doute consolé. Et puis la Palme, Apichatpong, ému sans larmes, surtout heureux.
Photo des lauréats, fin de la cérémonie, la moitié de la salle sort dans le hall. Autour de moi, un brouhaha joyeux et élégant, ça sent le parfum et le tabac : je capte ces derniers instants d’un festival où je me suis si souvent senti intrus, mais je pense que c’est un sentiment général. La plupart de mes amis ont dégoté des places assises pour le film de clôture, et je réalise que je partirai sans les saluer avant leur retour vers la capitale.
De toute façon, à Cannes, on n’a jamais l’occasion de se dire au revoir correctement.
A l’extérieur du palais, la foule s’éclaircit progressivement. Demain, le Palais des Festival accueillera le Congrès des Parfumeurs.
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
Quelle joie ! Une joie, il faut bien le dire, à laquelle les palmarès cannois ne nous ont guère accoutumé, tant on y décèle souvent de calcul, ou de volonté de consacrer des valeurs déjà établies (souvent pas avec leur meilleur film). Rien de tel cette fois : un choix clair et net, en faveur d’œuvres de cinéma singulières, et ô combien différentes entre elles. Qui aura suivi les chroniques de ce blog sait combien j’avais aimé, et espéré retrouver au palmarès Tournée de Mathieu Amalric, Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Copie conforme d’Abbas Kiarostami et ce qu’y accomplit Juliette Binoche. Autant de films qui, chacun à sa façon, inventent leur propre forme, tentent des aventure du récit et de la mise en scène, pour mieux approcher du monde tel qu’il est, tel que nous le vivons et le rêvons.
Mais qui aurait pu imaginer que ce choix serait couronné par la plus radicale et la plus légitime des plames d’or, à l’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ? Tout nous réjouit dans cette récompense, donnée à un film magnifique, cinquième long métrage d’un des artistes les plus importants de ce début de siècle. Un artiste dont, sur slate.fr, on avait déjà salué l’importance lors d’une récente exposition à Paris .
Le film, Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures semble un conte fantastique, où un personnage approchant de la mort est rejoint par les fantômes du passé, sous des apparences parfois quotidiennes et parfois fantastiques. Il est cela, mais surtout la construction d’un espace-temps inconnu, où les lieux, les durées, les présences, les relations entre les actes n’obéissent pas aux lois habituelles. Un tel cinéma, qui est une expérimentation proposée à chaque spectateur, suscite des réticences chez beaucoup, peu disponibles à se laisser aller à d’autres attitudes, à d’autres modes de fonctionnement que ceux auxquels ils sont accoutumés. C’est leur droit le plus strict, bien sûr, c’est aussi la marque d’un refus de découvrir ce que le cinéma, comme tout art, recèle de plus riche : la découverte non pas d’autres mondes (il n’y en a qu’un, le nôtre), mais d’autres rapports au monde. Passe l’espoir que cela pourrait même nous aider à le changer un peu, notre vieux monde qui ne va pas si bien – en Thaïlande non plus, le pays de Weerasethakul.
Comme il m’arrive souvent, à la sortie de la projection d’Oncle Boonmee je me suis disputé avec des amis, rendus furieux par le film. C’est que le défi que posent les œuvres vraiment novatrices ne laisse pas indifférent, il peut facilement fâcher qui demeure extérieur – et souvent se moque. C’est une longue histoire, à laquelle il convient de ne répondre que par la parole qui accompagne et tente de convaincre, par l’incitation à apprivoiser ces formes inédites, à apprendre à se laisser aller à des sensations inconnues : les beautés innombrables qu’offre ce film-fleuve, ce film-univers, ce film-rêve qui est aussi volontiers rieur, parfois burlesque, sont la récompense de cet apprentissage. N’apprend-on pas à regarder de la peinture abstraire, à écouter de la musique classique, à rencontrer des formes qui d’abord nous semblaient opaques, hostiles, ou ridicules ?
Dans le débat qui m’opposait à mes contradicteurs, un mot fuse : c’est du cinéma élitiste ! Alors là, non. Tout ce que vous voudrez mais élitiste, non. Le cinéma de Weerasethakul ne réclame aucun savoir particulier, encore mois une appartenance à une catégorie sociale. Il ne parie que sur les sensations, sur ce que chacun est capable de ressentir, à partir de ses propres émotions inspirées par cet univers sensuel, mystérieux, enchanté.
Cet univers ne nait pas tout nouveau de l’imagination du cinéaste. Il est inspiré par un rapport au monde qui est celui de centaines de millions d’être humains, et qu’on désigne par le mot « animisme ». Ce rapport au monde, on le notait ici il y a quelques mois, est quasiment ignoré des arts occidentaux, cinéma compris, alors même qu’il est au principe d’une immense quantité de productions symboliques. Si, comme il se répète à l’envie, le cinéma peut aider à mieux comprendre les autres, et le cas échéant à les traiter avec plus de considération, c’est précisément en permettant de rencontrer des univers mentaux qui nous sont étrangers, et qui le restent. A les rencontrer comme étrangers.
Pour toutes ces raisons, raisons qui contiennent la beauté vertigineuse et ludique de ce film habité de grands singes velus aux yeux brillants comme des lucioles de foire et où les princesses se font lutiner par des poissons chats à l’occasion de la plus joyeuse parabole sur les puissances de l’image, l’attribution de la Palme d’or est admirablement judicieuse. Elle l’est également en récompensant cet artiste-là. Celui qui depuis 2000 (Flying Object at Noon, beau film pas assez remarqué), et surtout depuis la reconnaissance gravie degré par degré avec Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) et Syndrome and a Century (2006), s’impose peu à peu comme grand cinéaste, mais aussi par les œuvres multiples dans d’autres formats et par d’autres supports (beaucoup sont accessibles sur son site http://www.kickthemachine.com/works/index.html ), et pour l’homme engagé aux côtés des minorités de son pays, son combat contre la censure, son soutien aux nouveaux créateurs, bref pour la vie-œuvre incroyablement riche de ce jeune homme de 40 ans.
La Palme, il faut s’en féliciter encore pour ceci : le film n’avait pas de distributeur en France, elle va sans aucun doute lui en trouver un. Elle va aussi aider considérablement la suite du travail de Weerasethakul en même temps qu’elle permettra de montrer son film dans de multiples endroits où il n’aurait pas été sûr d’être accueilli. Mais la récompense, au-delà de cet artiste que les grands médias disent quasi-inconnu mais qu’une assemblée de critiques américains a désigné fin 2009 comme figure majeure de la décennie, cette récompense est un encouragement pour tous les artistes audacieux qui, jour après jour, voient se fermer devant eux des possibilités de travailler et de partager les fruits de leur travail, pour cause d’originalité et de refus des codes mercantiles.
Et encore, tiens : elle est bienvenue, cette Palme, parce que les Occidentaux ont du mal à prononcer ce nom, Apichatpong Weerasethakul. Comme disait Brassens, tout le monde peut pas s’appeler Durand, ou Smith, il y a quelque chose d’effrayant à lire (dans Le Journal du dimanche) qu’on surnommerait Apichatpong « chapi-chapo », pourquoi pas Bamboula plutôt ? Etre au monde, dans ce monde, c’est aussi apprendre le nom des autres, et s’y confronter si c’est une difficulté, avec respect et humilité si on n’en est pas bien capable plutôt qu’avec cette arrogance goguenarde de colonisateurs jamais vraiment départis du sentiment de leur supériorité.
Conclusion inespérée, donc, d’un Festival qu’on aurait de toute façon tort de ne pas saluer : outre ce palmarès de rêve, outre les si beaux films mentionnés au début, Cannes 2010 aura été le festival de l’immense événement de cinéma que constitue Carlos d’Olivier Assayas, il aura montré à Un certain regard des films mémorables, à commencer par la Angelica d’Oliveira, mais aussi Film socialisme de Godard, I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Hahaha de Hong Sang-soo, à bon droit couronné du Prix de cette sélection, sans oublier trois beaux films latino-américains et deux roumains qui attestent de la vitalité de la création dans ces contrées. Et à la Quinzaine quelques perles (Les Quatre Volte de Frammartino, Vous êtes tous capitaines d’Olivier Laxe, The Tiger Factory de Woo Ming-jin), plusieurs beaux films à l’ACID, et je ne parle que ce que j’ai vu, j’en ai manqué le double !
C’est une grande joie, donc, de voir la Palme attribuée à Apichatpong Weerasethakul, on la doit d’abord à lui et à ceux qui ‘accompagnent pour ces aventures que sont chacun de ses films, on la doit au jury que comme Weerasethakul l’a dit en recevant le prix on aimerait aller embrasser. On la doit aussi, c’est moins évident qu’il n’y paraît, à Thierry Frémaux. Parce que par les médiocres temps qui courent il n’est pas évident d’inscrire un tel film en sélection officielle. Et que surtout, à la différence des années précédentes, la sélection 2010 a évité qu’une œuvre aussi radicale soit par trop isolée dans la sélection. Qui connaît un peu le fonctionnement d’un jury sait que c’est parce qu’il y a Haroun, parce qu’il y a Beauvois et Amalric, parce qu’il y a Kiarostami réinventant avec une incroyable clairvoyance son cinéma, que Weerasethakul devient éligible à la palme. Il faudrait ajouter un autres très beau film de la compétition, My Joy de l’Ukrainien Sergei Loznitsa, poème visuel hanté par la violence du quotidien post-soviétique, premier film de fiction d’un poète du montage héritier de Tarkovski et de Pelechian.
Il y avait tout ça à Cannes cette année. Si quelqu’un vous dit que c’était une année médiocre, souriez poliment. Mais allez voir les films, s’il vous plait.
Au revoir, à bientôt j’espère.
lire le billetCe Vendredi matin, j’ai aperçu Bernard Brochant, Maire de Cannes, à deux reprises. La première, à 11h, en traversant la place de l’hôtel de ville où se déroulait une cérémonie en hommage des victimes françaises des massacres de Sétif, devant le monument aux morts. Un rassemblement destiner à « apaiser les tensions », dans une polémique qui depuis le début du Festival laissait redouter de fortes perturbations pour la projection du film de Rachid Bouchareb, « Hors la loi »
Environs 500 manifestants, pieds noirs ou anciens combattants, brandissant des banderoles, photos chocs de français ou de harkis égorgés, furieux d’un film qu’ils n’avaient pas vu « et ne souhaitaient pas voir de toute façons », et outrés que la France, donc le contribuable, donc eux, ait produit un film occultant un pan tragique de l’histoire des français d’algérie.
Difficile de leur expliquer qu’un film de cinema n’a pas vocation documentaire ni obligation d’exhaustivité, surtout sur un thème dont le point de vue algérien a été si peu traité ces trente dernières années. Tandis que la rancœur et la peine des anciens combattants, bien que disproportionnées par rapport au film, paraît sincère, la queue de défilé s’ultradroitise et devient inventive sur les répercussions que pourrait avoir le film. On y parle d’un embrasement des cités, d’une islamisation à outrance, les bras fatigués des anciens combattants laissent placent à d’autres plus musclés et plus jeunes, ne suscitant pas la compassion. Des mouvements d’extrême-droite avaient parlé d’une « croisade sur la croisette » pour cette journée de projection, ce qui avait motivé la présence en masse de camions de gendarmerie devant le palais, et triple fouille en son entrée.
Un dispositif impressionnant.
Au final, la projection se sera déroulée dans le calme, et, en lieu et place de l’instrumentalisation redoutée, tout le monde a joué sa partition. Les anciens d’Algérie ont parlé, les extrémistes ont du se taire, les gendarmes ont gendarmés, la municipalité a canalisé, et le cinema, solidaire, a pu faire valoir la liberté d’expression du réalisateur et les valeurs qui animaient le Festival. RDV à la prochaine polémique, et viva il cinema.
Ambiance toute autre, deux heures plus tard sur la place de la Castre qui, du haut du suquet, domine le port et la Croisette. On y monte à pied via des escaliers en pierre qui épousent cette ancienne colline, en crachant ses poumons, accréditation ou pas.
Comme chaque année depuis 2001, le maire y organise son déjeuner : un Aïoli géant, en présence du jury du Festival et de 500 cannois, journalistes, partenaires et personnalités conviées – « jamais aucune défection parmi les membres du jury, hormis Emmanuelle Béart en 2004. Même Sharon Stone a gouté l’aïoli». David Lisnard, adjoint au maire, Président du Palais des Festival. Bogoss quadra et hyperactif, il traverse les tables comme un jeune marié, et consulte régulièrement son portable pour s’enquérir de la situation autour du Palais. Avant l’aïolade, il a fait visiter au jury le musée de la Castre, jouxtant la placette. A l’image de nombreux musées de la région, l’endroit est mignon mais on ne pige pas ce qu’on visite : objets antiques d’Océanie, d’Amérique du Sud, instruments de musique. Alexandre Desplat s’installe à un piano et joue devant Benicio Del Toro, Lisnard twitpique la scène.
Car le député suppléant est également un twittos et un blogueur. Il voit tout passer sur twitter, et répond aux messages privés. Il connaît nos pseudos. Je me félicite in petto que Second Life ait périclité, car à ce rythme on aurait presque pu danser un slow virtuel ensemble sans faire gaffe.
Après un pastis de l’amitié, je montre patte blanche sous l’arche en pierre de la place, et on accède au banquet sous une haie fleurie de mamies en costume provençal. Des seniors jouent le fifre et le tambourin, je n’ai jamais vu autant de Provençaux à Cannes, ville dont il faut avouer qu’on ne ressent pas la provençalité à chaque coin de rue. On parle d’un accent Niçois, d’un accent Toulonnais ou Marseillais, mais rarement d’un accent Cannois. Varois de cœur, l’univers me rassure, et l’ambiance est chaleureuse. Je ne suis pas loin d’embrasser les bonnes joues d’une des mamies de l’académie provençale.
En tout cas l’assistance est ravie. De tous les évènements du Festival, c’est à n’en point douter le plus hétéroclite. A ma table, des commerçants cannois, une twitteuse, des cadreurs canadiens, et un jeune journaliste tchèque, dont l’apparence d’oiseau blessé et la solitude attirent ma sympathie aillée. Je lui explique, égayé par le rosé, les vertus de l’aïoli – il acquiesce poliement à mes blagues. Il me raconte ensuite avec beaucoup de gêne que son travail est compliqué à expliquer car il est tchèque mais travaille pour un journal web slovaque. Cela me paraît plutôt simple, mais les pincettes qu’il a pris pour m’expliquer cette situation me laissent perplexe, comme s’il redoutait que je me lève subitement pour le dénoncer en hurlant. Il partira au milieu du repas à toute vitesse, cela aura été l’enigme de cette journée.
J’aperçois le maire pour la deuxième et dernière fois. Un rapide discours destiné à ses invités, dans un anglais avé l’accent, mais plutôt fluent, à mi chemin entre De Caunes et Raffarin. Il y loue la vie à la cannoise, ou toutes les religions et tous les âges vivent ensemble en parfaite harmonie, au sein de ce petit paradis. « Et comme on dit en Provence, à l’an que ven ! »
Whatever. Les Canadiens descendent le rosé, et quand leur plat est fini, finissent l’aïoli à la tartine. Deux petites tartelettes en dessert, un café, et on sent venir la fin. Le jury est déjà reparti dans les voitures protocolaires, après 60 minutes de visite-dej-café.
Je redescends le suquet en zig-zag en compagnie d’un agent immobilier et son épouse – ou sa fille, je n’ai pas osé demander.
I’a plus rouge ni blanc, i’a plus nèrvi ni fiòli,
Quand l’aiòli parèis, car l’aiòli es l’aiòli:
Un manja prouvençau que s’arrapo i rougnoun.
(Il n’y a plus ni rouge ni blanc, ni bourgeois ni brigand
Quand apparaît l’aioli, car l’aioli c’est l’aioli
Un plat provençal dont tout le monde se régale.)
Audouard Marrel, 1882
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
Sami Bouajila dans Hors-la-loi de Rachid Bouchareb
Hors-la-loi de Rachid Bouchareb est un film de cinéma présenté en compétition à Cannes, et à ce titre il mérite d’être regardé et discuté comme une œuvre. Celle-ci se révèle plutôt décevante, tant il apparaît dès la première séquence – et rien ne viendra le démentir ensuite – que chaque scène est conçue dans le seul but de transmettre un message particulier. L’expulsion d’une famille arabe de sa terre, le massacre de Sétif, la trajectoire des trois frères, la construction de la résistance algérienne en France, le combat contre la police française, la relation avec les soutiens français au FLN, la référence à la Résistance française: chaque point est abordé comme on coche les lignes dans un dossier préformaté. Un film réalisé comme une suite de phrases d’un long télégramme, c’est l’idée la plus triste qui soit du récit cinématographique. Pas un plan qui respire, pas un instant où le cinéma ait la possibilité d’accueillir quelque chose en plus, du monde, de l’époque évoquée, ou de la présence réelle des comédiens – ces trois grands acteurs que sont Jamel Debbouze, Sami Bouajila et Roschdy Zem ici corsetés par leur fonction dramatique, comme assignés à résidence par ce que le film veut dire. Même Jamel Debbouze, acteur si libre qu’il arrivait à inventer des espaces de liberté dans des machines aussi pesantes et cadenassées qu’Amélie Poulain ou Astérix et Cléopâtre…
Depuis 25 ans, Bouchareb a réalisé sept films, dont cinq sont des œuvres plutôt modestes mais d’une grande finesse, travaillant les enjeux de l’appartenance à des territoires géographiques, culturels, ethniques et imaginaires selon bien des approches singulières : Bâton rouge, Cheb, Poussières de vie, Little Sénégal, London River. Il est étrange de n’entendre, à Cannes, personne pour les évoquer. Dans la filmographie du réalisateur Bouchareb (par ailleurs, aux côtés de Jean Bréhat, producteur de nombre de films français importants, dont toute l’œuvre de Bruno Dumont), il semble qu’on ne retienne que deux titres, pourtant les moins réussis sur le terrain du cinéma, Indigènes et Hors-la-loi. C’est que, à l’évidence, les enjeux ne sont pas d’abord de cinéma, et c’est dommage.
Jamel Debbouze dans Hors-la-loi
Indigènes et Hors-la loi se ressemblent. Sur le plan cinématographique, ce sont des productions lourdes, avec vedettes, figuration nombreuse, effets spéciaux, et qui cherchent leur énergie dans la référence à des genres, le film de guerre pour le premier, le film noir pour le deuxième. Surtout, l’un et l’autre se donnent clairement une mission qui excède la seule création : porter au grand jour des aspects occultés de l’histoire de France et de ses anciennes colonies, en particulier de l’Algérie. Cette fonction du cinéma est loin d’être mineure, et on sait combien, de fait, Indigènes a eu des effets concrets, de même qu’il est plus que probable qu’il a eu aussi de considérables effets plus abstraits, dans les mentalités. Hors-la-loi cherche à des réactions comparables, et d’une certaine manière y est parvenu : la polémique malhonnête initiée par des politiciens d’extrême droite contre le film aura autant contribué à faire sortir de l’ombre le massacre de Sétif que le film lui-même.
Il faut à cet égard, et pour les deux films, saluer aussi « l’effet Cannes ». Indigènes n’aurait sans doute pas eu le même écho, et ceux qui sont prêts à toutes les complaisances pour racoler les voix des anciens d’Algérie ne se seraient pas autant échauffés si les films n’avaient été conviés sur les marches du Palais du Festival. Tant mieux!
Roschdy Zem (au centre) dans Hors-la-loi
Or, avec toutes les réserves qu’on a dites plus haut, Hors-la-loi est, comme Indigènes, un film qui devait être fait. Un film qui participe, même avec des décennies de retard, de la construction d’un imaginaire collectif. Il est d’usage de se référer au cinéma américain, pour opposer sa réactivité aux événements historiques à la passivité ou l’aveuglement du cinéma français. C’est assez injuste : des réalisateurs français (Alain Resnais, Jean-Luc Godard et Alain Cavalier) ont réalisés des grands films de fiction consacrés à la guerre d’Algérie alors que celle-ci avait cours, à quoi il faudrait ajouter une œuvre hélas méconnue et pourtant essentielle, Les Oliviers de la justice de James Blue (1960). A l’opposé, hormis le très discutable Les Bérets verts, les Américain ont attendu plusieurs années après la guerre du Vietnam pour en faire les grandes fictions qu’on connaît. Sur le sujet colonial, le cinéma français apparaît en fait moins timoré, sinon volontairement aveugle, que la société elle-même. D’où qu’il manque moins quelques films d’Histoire que le flots d’histoires filmées, sans revendication historienne, qui est le véritable moyen de la construction d’une représentation collective. Ajoutons qu’il s’agit évidemment avec Hors-la-loi de représentation collective française, même si cela arrange beaucoup de monde que le film soit présenté comme algérien sur le programme de Cannes. Il s’agit d’un film fait par des Français, des Français arabes, ce qui sur ce sujet est entièrement légitime, et qui travaille l’imaginaire, ou l’absence d’imaginaire de cette époque telle que cela fonctionne en France. Avec comme il se doit des effets bien au-delà des frontières de ce pays : autre « effet cannois », la stupeur et la curiosité des journalistes étrangers apprenant l’existence de la boucherie de Sétif, et des massacres d’octobre 1961 à Paris.
La référence impossible des deux films de Bouchareb, ce n’est pas Le Jour le plus long ou Apocalypse Now, ce sont plutôt, et à juste titre, les films de série, ces centaines de westerns et de films de gangsters qui ont construit, pour les Américains et pour le monde, une représentation de leur histoire qui ne répond à aucun impératif scientifique, mais aux nécessités du partage de représentations qui fonde un collectivité. La difficulté à laquelle est confronté Bouchareb est donc plutôt l’isolement de son film, et le fait qu’il ait ainsi (et si tardivement) à prendre en charge seul une histoire, celle du passé colonial, qui est de toute façon présente dans la psyché nationale – c’est ce que les historiens mais aussi les sociologues ne cessent de constater, c’est ce que mettait à juste titre en évidence le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier.
D’où le caractère à la fois nécessaire et trop lourd de « film qui devait être fait ». Hors-la-loi porte un fardeau qui ne devrait être imposé à aucun film, il assume une sorte de tâche qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma, en tout cas l’art du cinéma.
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
Mark Womack (à droite) dans Route Irish de Ken Loach
C’est une affaire entendue. De 2000 à 2008, la première puissance mondiale a été entre les mains d’un ramassis d’ordures malhonnêtes. Les Etats-Unis d’Amérique ont dirigés par un gang de malfrats issus de la mafia du pétrole texan, et qui a manipulé sans vergogne toutes les informations et tous les organes publics pour s’enrichir démesurément, y compris en déclenchant deux guerres au détriment de milliers dizaines de milliers de vies humaines (dont un certain pourcentage de vies américaines) et de toute idée du bien, de la vérité, de la justice. Bush, Cheney, Rumsfeld, Condolizza Rice, Karl Rove, leurs associés et leurs commanditaires ont été la pire bande de crapules, en tout cas la plus puissante et la plus malfaisante de toute l’histoire. Leurs innombrables malversations sont d’ailleurs un condensé de la logique même du capitalisme, dont la seule vérité est qu’il est toujours légitime d’assassiner, de torturer, de trahir et d’exploiter les individus et les collectivités si ça rapporte de l’argent.
OK. Sous bénéfice de quelques nuances et variations (et du rappel d’un certain nombres d’abominations commises par d’autres durant la même période), comme citoyen je partage globalement ce point de vue. Comme spectateur de cinéma, c’est un peu différent.
Parce qu’une telle base de départ définit si précisément et si puissamment l’enchainement de ses présupposés et de ses conclusions qu’il ne reste plus aucune place pour que l’accomplissement d’un film de cinéma ait la moindre chance de construire quoique ce soit. C’est le problème de la plupart des films consacrés à la guerre en Irak : ils sont réalisés par des gens si profondément convaincus de l’abomination qu’a été la politique américaine, si intimement pénétrés de la masse de saloperies accomplies au nom du peuple américain par le gouvernement Bush, qu’ils contiennent d’emblée l’aboutissement de leur construction dramatique. Soit quelque chose qui n’apprendra rien à ceux qui partagent ce point de vue (et qui donc s’abstiennent de dépenser leur argent pour se voir apprendre ce qu’ils savent déjà), et ne permet en aucune manière à ceux qui pensent différemment de remettre en question leur perception des événements (et qui donc n’y vont pas non plus). D’où que les nombreux films produits par la gauche hollywoodienne à propos de la guerre en Irak sont autant de flops commerciaux.
Cette écrasement des moyens par les fins, cette mise à plat idéologique de tout espace dramatique, émotionnel, intellectuel, est à nouveau l’écueil auquel sont confrontés les deux films sur le même thème présentés quasi d’affilée par le Festival, Fair Game de Doug Liman et Route Irish de Ken Loach.
Sean Penn et Naomi Watts dans Fair Game de Doug Liman
Le premier reconstitue l’histoire du couple composée de Joe Wilson, ancien ambassadeur américain en Afrique qui dénonça le mensonge de la Maison blanche à propos des armes de destructions massives de Saddam Hussein, et son épouse Valerie Plame, agent de la CIA, volontairement « grillée » par l’administration Bush en représailles. Le second conte la mise à jour des agissements des sociétés privées de mercenaires utilisées par les pouvoirs et les grandes compagnies en Irak pour protéger leurs intérêts. Du couple vedette (Sean Penn et Naomi Watts) de l’un à l’activisme d’inconnus dans le second, les différences entre les deux réalisations ne manquent pas. Ils souffrent pourtant du même problème de construction. Soit on considère comme établi le statut des méchants (par exemple quand des SS apparaissent dans un film situé durant la 2e guerre mondiale) et la fiction se construit à partir de cet accord commun de tous les spectateurs d’aujourd’hui, soit il faut construire ce statut et le démontrer. Mais ces deux films présupposent la vilénie des méchants, tout en faisant semblant de vouloir la découvrir. Le résultat dramatique aussi bien qu’idéologique et moral est donc entièrement dépourvu d’intérêt, ce qui est dommage, et le chemin parcouru pour l’atteindre (le déroulement du film) aussi vain que finalement malhonnête, ce qui est pire.
Paradoxalement (mais le paradoxe est ici bien insuffisant pour redonner vie à ces petites mécaniques convenues), ce sont dès lors les mauvais côtés des personnages positifs qui sont seuls susceptibles de redonner un peu de vie à ces programmes trop prévisibles. Cela fonctionne un tout petit peu dans Fair Game, autour de l’arrogance du personnage joué par Sean Penn. Et un peu mieux dans Route Irish, avec l’ancien mercenaire cherchant la vérité sur la mort de son copain à Bagdad, lorsqu’il recourt à son tour aux méthodes en principe dénoncées par le film, torturant un ancien compagnon de combat et recourant au meurtre à la voiture piégée pour rétablir la justice. Ce qui, nonobstant le soulagement un peu lâche que produit ce dénouement chez le spectateur, n’aide guère à faire comprendre quoique ce soit de ce qui s’est passé, de ce qui se passe toujours en Irak et ailleurs. Et n’aide pas davantage à trouver dans l’évocation de ces événements tragiques quelque bonheur de cinéma que ce soit.
lire le billetPAR HENRY MICHEL, A CANNES
– Et Sandra ?
– Sandra, je ne sais pas ce qu’elle a fait. En tout cas elle n’est pas rentrée à l’hôtel cette nuit.
– Problème de type grec, sans doute.
Les deux journalistes s’esclaffent.
Logée à quelques pas de la salle des conférences, c’est la salle de presse lounge du palais. Elle est sponsorisée par deux partenaires spécialisés dans les deux ressources indispensables au journaliste: du wifi gratuit, et du café en cartouches, servi par des hôtesses cannoises un peu désoeuvrées, qui se font draguer mollement à chaque gobelet servi, et composent des SMS quand la clientèle se fait rare.
C’est la plus grande rédaction du monde, en open space. Je m’y sens un peu intrus à chaque fois, et je dois être le seul blogueur qui s’y rend quotidiennement. La plupart de mes congénères de la wordpress family couvrant le festival dorment le jour suspendus par les pieds dans des grottes, des bateaux et des chambres d’hôtels que les femmes de ménage ont renoncé à nettoyer. La nuit tombée, ils écument les soirées du festival, testent les drinks, parlent à des célébrités, et finissent au Baron. Avant que le jour ne se lève, ils écrivent sur les drinks testés, les célébrités rencontrées, et leur soirée au Baron, puis retournent à leur sommeil. Et le pire, c’est que ce qu’ils écrivent est bon. Mais quand j’entame ma journée alors que le soleil se lève, point de blogueurs.
A 11heures du matin, quand la projection presse de 8h30 est habituellement achevée et que les journalistes se calent dans le lounge de presse wifi pour écrire leurs papiers, de durs souvenirs de mes D.S.T de lycée me reviennent en mémoire. Les badges bleu presse s’installent, ouvrent leur ordis, l’allument, sortent un carnet, et tapent immédiatement. Ma voisine d’à côté, journalite islandaise, a retiré ses tongs pour sentir la moquette du lounge sous ses pieds nus. Cet acte de sensualité insolent ne choque que moi, et tandis qu’elle pianote sur son clavier à la vitesse du Dieu eyjafjoll, je tente de lorgner son écran pour vérifier qu’elle ne fait pas tout simplement semblant de taper – cette éventualité m’aurait grandement rassuré.
Autre distraction, la clameur des photo-calls, à quelques mètres de nos fenêtres, qui déversent ensuite dans la salle les barbares de la salle de presse : les photographes. Une grande majorité de Français, qui à la manière des familles gitanes des collines de Grasse (les Lafleur et les Dubois), n’ont que deux noms: kiki ou fifi. Le lounge de presse devient alors le bar des amis, et sous leur gouaille potache et rigolarde, on s’énerve d’abord, on se marre ensuite. «C’est quoi son nom à la nénette à coté du réalisateur?» «J’en sais rien kiki» «Bon ben elle sera pas sur le site, j’ai pas le temps. J’ai autre chose à foutre.». Ils s’attellent ensuite avec une rapidité et une certaine aisance technique qui détone avec leur allure de camionneur, à uploader 1Go de photos par tête et accaparer tout le wifi de la salle. On se croirait dans «Manon des Sources», quand la fontaine cesse de couler. Le village panique, une journaliste chinoise est à deux doigts de pleurer.
J’avais une vision plus romantique de cet endroit. De débats passionnés autour de l’hôtesse à café sur le film Ukrainien de la veille, d’échanges d’infos clandestines et honteuses sur le jury, de pronostics enflammés sur la Palme. Mais au-delà de ma naïveté d’apprenti, c’est également du à un consensus plutôt général sur le manque d’intérêt de cette 63e édition que les feedbacks se font rares.
Pas d’énormes coups de cœur, pas de navets notables. Peu de soufre, et peu de rock’n roll. Par un savant travail statistique que j’ai réalisé sur les retours en sortie de projection et les twits émis pendant le festival, que je vous épargnerai cette fois-ci, le Mike Leigh semble avoir recueilli le plus de suffrages de la presse. Il est talonné par «Des hommes et des dieux» de Xavier Beauvois. Pour l’interprétation, Binoche pour le Kiarostami, et Lambert Wilson pour le Beauvois (et par la même occasion le film de Tavernier). Javier Bardem a, quant à lui, attiré des positions plus contrastées et moins unanimes pour son rôle dans «Biutiful» de Alejandro Inarritu.
Le seul microdébat en salle de presse auquel j’ai assisté a été au sujet de l’énigmatique «problème de type grec» évoqué par Jean-Luc Godard dans son communiqué envoyé à Thierry Frémaux pour justifier son absence du festival. Ça ressemble quand même davantage aux «Grosses Têtes» qu’au «Masque et la Plume». Tout y passe dans les conjectures et dans les blagues. Version populaire: on évoque les sandwichs grecs pas frais servis dans les baraques de la croisette. Version people : une vague querelle entre Jean-Luc et Nikos Aliagas. Version éco: un choix politique pour Godard, refusant de boire des coupettes en pleine crise de l’Euro.
Alors que j’attendais que mon hôtesse me serve un café allongé, j’ai osé exposer ma version sombre de la phrase de Godard. Le mythe grec de Prométhée, au foie dévoré par les aigles. Guy Montagné himself n’aurait pu rattraper l’ambiance.
H.M.
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
La “fiche” de Carlos sur le remarquable site dédié au film par Canal +
« Vous, les Français, vous êtes incroyables ! Pour une fois que vous aviez une palme d’or évidente, vous avez mis le film hors compétition ! » me lance un ami journaliste américain. A la sortie de l’unique projection cannoise du Carlos d’Olivier Assayas, projection suivie avec ferveur malgré la difficulté d’inscrire sa durée dans le programme surchargé de tout festivalier, et saluée d’une ovation, pour beaucoup l’affaire est entendue, il s’agit sans discussion possible du plus grand film du Festival – j’en entends qui parlent du plus grand film français depuis très longtemps, et de la consécration absolue d’un des plus importants cinéastes d’aujourd’hui. Un grnd film d’action, un grand film politique, une fresque qui aide à mieux voir le monde contemporain, avec un point de vue lui aussi singulier : il est très remarquable que cette immense histoire qui court sur près de 20 ans (les années 70 et 80) puisse être à bon droit être racontée sans que les Etats-Unis y occupent, dans la dramaturgie des faits comme dans celle de la réalisation, une place centrale.
Ce même mercredi 19 mai, jour de la projection cannoise, il était assez incroyable de découvrir la place occupée dans les médias nationaux par le débat sur la qualification juridique de l’œuvre d’Assayas, et la complaisance avec laquelle était relayée l’idée qu’il s’agirait d’un produit de télévision. Une série télé, Carlos ? N’importe quoi ! Entièrement produit par Canal +, et diffusé en trois parties par cette chaine, Carlos ne ressemble pas plus aux Sopranos, pour prendre une série qui fait l’unanimité des défenseurs de ce format, qu’Autant en emporte le vent ne ressemble à Plus belle la vie. Conçue et réalisée, comme Olivier Assayas l’a explicité ici même, pour le grand écran – avec le plein accord du responsable du département fiction de la chaine cryptée, le très cinéphile Fabrice de la Patellière – cette fresque n’a de sens que dans sa continuité, et trouve les origines de sa puissance dans une mise en scène qui doit tout au cinéma. Mise en scène qui, comme on le sait depuis un bon demi-siècle, est susceptible d’offrir de considérables plaisirs aussi à des téléspectateurs – mais pas les mêmes que ceux des séries TV, dont les principes particuliers de mise en scène sont entièrement différents, c’est même ce qui fait leur intérêt.
Alors qu’on a l’occasion de découvrir une œuvre sans équivalent dans le cinéma français, exceptionnelle par son format, son souffle, son ambition esthétique et politique, œuvre que le Festival s’est bêtement privé de pouvoir récompenser et ainsi être synchrone d’un mouvement décisif de la création du 7e art contemporain, cette dispute byzantine où se dissimulent de multiples intérêts ne devrait pas tenir la route une minute, au moins de la part de qui a assisté à la projection. Ce serait compter sans la paresse (c’est tellement plus simple de tout mélanger, de ne pas chercher à comprendre ce qui distingue et organise) et la complaisance (la grande puissance Canal dit « série télé », répétons comme elle). Ce serait aussi compter sans les mécaniques corporatistes, qui ont la vie dure. Il est particulièrement regrettable de les entendre se draper dans la défense du cinéma pour protéger des intérêts qui lui sont devenus étrangers sinon hostiles. Ce n’est pas la première fois.
Il y a 16 ans, on a connu en France une première polémique de ce type, lorsqu’un autre grand cinéphile devenu responsable d’une unité fiction pour chaine, Pierre Chevalier sur Arte, commandait à des cinéastes ce qui relevait juridiquement de la catégorie « téléfilm » (comme Carlos), mais esthétiquement et à l’évidence de l’art du cinéma. Déjà les corps constitués du « cinémafrançais » s’étaient dressés contre cette irruption où on trouvait, aux côtés d’André Téchiné (Les Roseaux sauvages) ou de Robert Guédiguian (Marius et Jeannette)… Olivier Assayas avec L’Eau froide. Soit, déjà aussi, un tournant majeur dans l’œuvre et dans la carrière de chacun de ces trois réalisateurs.
Sur le tournage, Carlos (Edgar Ramirez) et Olivier Assayas
Ce qui s’est passé est absurde et injuste… pour le Festival de Cannes. Celui-ci aura en effet malgré tout joué en grande partie son rôle aux côtés d’une grande œuvre de cinéma : la projection dans la grande salle du Palais est à la fois une consécration symbolique et une expérience concrète pour ses centaines de spectateurs, qui valide sans retour le statut de grande œuvre de cinéma du film. Au soir de la projection, il était devenu évident que le film, y compris dans sa « version longue », serait vu dans des salles de cinéma, en France et dans le monde. Dans le « Patio », la base installée chaque année par Canal + sur le port de Cannes, la ferveur des acheteurs, distributeurs et critiques étrangers ne trompait pas.
Le Festival aurait dû en tirer le bénéfice d’afficher sa capacité à organiser une telle reconnaissance, il ne le pouvait qu’en inscrivant le film dans sa compétition, et très probablement à son palmarès. Exemplairement, faire pour Carlos et Assayas ce qu’il a fait, depuis des décennies, pour Coppola avec Apocalypse Now, ou, tiens !, pour des téléfilms comme Padre Padrone des Taviani ou Elephant de Gus Van Sant. C’était le meilleur service qu’il pouvait se rendre à lui-même.
lire le billetPar Jean-Michel Frodon
Belle journée que ce mardi cannois. En compétition, deux films d’une grande force, aussi passionnants que différents. Avec Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois raconte en poète plutôt qu’en historien les dernières semaines des moines de Tibhirine, jusqu’à leur assassinat en 1993. Mais que raconte-t-il au juste, en peignant le quotidien de ces huit religieux français installés dans un monastère de l’Atlas algérien, à proximité d’un village victime comme toute la région du terrorisme islamique et de la répression brutale de l’armée ? Avec une intensité d’autant plus exceptionnelle qu’elle ne s’autorise aucune coquetterie, aucune concession au romanesque ou au spectaculaire, elle raconte ce que cela signifie d’être au monde. Et c’est une aventure magnifique, une épopée lyrique de chaque plan, avec les plus sobres moyens de réalisation.
Des hommes, la communauté et le monde
Etre au monde, c’est à dire s’inscrire dans un paysage, dans un lieu (le couvent, le village), dans une communauté (celle des moines), dans un tissu de relations avec d’autres (les voisins, les responsables politiques et religieux de la région, et même ces terroristes islamistes qui rôdent dans la montagne). Etre au monde, c’est à dire travailler, soigner, discuter, apprendre, avoir peur, mais aussi se construire dans un rapport mystérieux à l’invisible, à quelque chose de plus grand, qui est pour les moines évidemment le dieu des chrétiens et la liturgie, mais où le film ne fait pas mystère que le dieu des musulmans, et bien d’autres rapports à l’esprit encore y peuvent avoir part.
Xavier Beauvois, renouvelant tout à fait la manière de filmer nerveuse, plutôt « à l’estomac » de Nord, de N’oublie pas que tu vas mourir, de Selon Mathieu et du Petit Lieutenant, trouve ici une puissance minérale, donnant à un film qui est comme un cristal de roche, une pierre claire et dure qui vibre de la fragilité et de l’engagement de ces hommes si singuliers, et qu’il parvient à rendre si proches.
Il faudra revenir sur ce film lors de sa sortie, film auquel on aimerait que le jury du Festival réserve une belle place, mais tout en sachant qu’il a de toute façon gravé son originalité et son importance dans les mémoires de ceux qui l’ont vu.
Juliette Binoche dans Copie conforme d’Abbas Kiarostami
Un festival fait du montage, la coupe est d’autant plus franche ici d’un film à l’autre qu’elle ne se situe pas sur le terrain du « mieux » ou du « moins bien ». Simplement, Copie conforme d’Abbas Kiarostami, c’est tout autre chose. Une autre idée du cinéma, idée portée à un niveau exceptionnel. Le nouveau film du réalisateur iranien prend de face plusieurs changements radicaux vis à vis de ce qui définissait l’œuvre d’un des grands cinéastes contemporains. S’il avait déjà tourné hors de son pays (A propos de Nice, la suite, ABC Africa, Tickets), c’est bien son premier long métrage de fiction qui s’inscrive dans un autre univers géographique et culturel, et en fait un des enjeux de l’œuvre. De même que Kiarostami affronte un double défi lié à la présence de Juliette Binoche : travailler avec une vedette, lui qui n’a jamais filmé que des amateurs, et installer une femme au centre de son attention. Cette situation naît d’un éloignement des bases de son cinéma, éloignement lié à la difficulté toujours aggravée de travailler en Iran, en même temps que choix d’un retour en force sur le terrain du cinéma classique, du moins quant à ses méthodes de production, après les échappées vers les marges de la vidéo légère depuis Le vent nous emportera, il y a plus de 10 ans.
De cet assemblage de contraintes et de choix, voire de désir (celui de travailler avec Juliette Binoche), Kiarostami fait l’enjeu, le matériau, le ressort dramatique et l’horizon poétique du film lui-même. Machine infernale placée sous le signe du double et de la copie, crânement inaugurée par un petit sketch sur l’absence suivi d’un discours théorique sur l’art, Copie conforme invoque les mânes de Rossellini (Voyage en Italie) et d’Antonioni (L’Avventura) pour mieux inventer un rapport à la réalité et la fiction inédit, d’une incroyable puissance suggestive.
Le scénario met au prise un couple qui semble d’abord de rencontre (l’écrivain anglais et la galeriste française dans les rues d’un village toscan) avant que ne se creuse comme un gouffre l’hypothèse qu’ils soient en fait mariés depuis 15 ans, ce scénario fou d’abstraction trouve son exacte contrepartie cinématographique dans le pari sans retenue sur le présence des objets et des corps. Cette présence à son tour est comme fendue jusqu’à l’âme par le dédoublement entre leur matérialité et leur facticité. Dans ce village italien entièrement refait « à l’ancienne », la sensualité multiple, démultipliée ,du visage de Juliette Binoche, de sa silhouette, de ses gestes, de sa chair comme de sa voix ou de son regard ne cesse d’installer et de déjouer un miroitement d’être-là et d’évanescence. Sans effet dramatique spectaculaire, presque toujours sotto voce, ce que fait l’actrice est extraordinaire, peut-être la plus grande interprétation de sa carrière.
Face à elle, bien peu d’acteurs masculins auraient tenu la distance, un grand monstre mâle (De Niro avait été envisagé) aurait transformé ce jeu sans fin de miroirs en combat de grands fauves, parfaitement stérile et hors sujet. Avec cette sûreté de jugement qui le caractérise, Kiarostami a trouvé la solution en élisant ce formidable non-acteur qu’est le chanteur d’opéra William Shimell, d’une nonchalance capable d’effrayants raidissements, où rôde une indécidable ironie. C’est l’une seulement de ces réponses fulgurantes aux conditions impossibles de ce film, les plus importantes étant, dans ce contexte, d’avoir du faux lui-même le carburant de sa création, en contrepoint absolu de la totalité de son œuvre iranienne, où le vrai reste l’horizon de toute mise en scène. A cet égard, on pourrait soutenir que Copie conforme est le symétrique de Close-up, ce film repère de la modernité du cinéma, essentiel dans la construction des conditions de la vérité par celui-ci dans le jeu infini des illusions et des manipulations qui constituent le monde. Théorique et sensuel, déroutant, émouvant et traversé de burlesque, le nouveau film d’Abbas Kiarostami qui sort en salles ce mercredi 19 est sans doute LE grand film actuel sur les puissances de la fiction.
Coda. On l’a dit, hormis le calendrier du Festival il n’y aurait pas de raison de rapprocher le film de Xavier Beauvois de celui d’Abbas Kiarostami. Mais les effets de montage sont implacables, on le sait bien depuis le camarade Koulechov. Du voisinage fortuit des deux titres nait ainsi au moins une proximité, et qui n’est pas mince. Beauvoix et Kiarostami filment l’un et l’autre les visages comme des paysages. Le premier observe tout ce qui vibre dans le regard ou sur la face de ces hommes habités de passions contradictoires, comme on filmerait le vent à travers la forêt, une tempête sur la mer. Le second filme le visage, les épaules, la gorge, le regard et la bouche de Juliette Binoche comme il a passionnément filmé et photographié des montagnes enneigées, des chemins de crête, des envols de corbeaux dans des vallées encaissées. C’est difficile à expliquer, mais par des voies différentes et avec des visées elles aussi différentes, deux cinéastes trouvent cette unité du monde, nature immense, présence humaine, souffle invisible, dans la construction d’images qui savent que seule la matière, seule la surface, seule la peau sont les points de contact avec l’esprit.
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Par Jean-Michel Frodon
Pas venu, donc, Jean-Luc Godard à Cannes. Décision logique de la part d’un cinéaste qui se plaint à juste titre depuis longtemps que sa célébrité, loin de servir la rencontre des spectateurs avec ses films, est devenue un obstacle, sinon une trahison. Décision qui aura bien sûr déçu les organisateurs du Festival, pour lesquels il est important que figurent in vivo le plus possible de vedettes (et Godard en est toujours une, même à son corps défendant, il suffit de voir le nombre de couverture de magazines sur lesquelles il figure ce mois-ci), qui aura déçu producteurs et distributeurs du film, qui savent que seule la venue du réalisateur, de ce réalisateur plus encore qu’un autre, est de nature à faire de la projection de son film un événement, qui aura déçu enfin ceux parmi les festivaliers pour qui la venue de Godard reste la promesse de formules qu’on se répètera ensuite durant des décennies, le cas échéant de vacheries mémorables.
Pas de Godard à Cannes, donc, mais son Film socialisme. Film ? Lors de la projection, de la première vision donc, il aura plutôt paru d’abord qu’il s’agissait d’un dispositif, reprenant de manière en partie nouvelle les outils de composition élaborés depuis les années 60, mais systématisés à partir des années 90. Deux espaces de référence organisent le film. D’abord une croisière en Méditerranée sous le signe des sources historiques et philosophiques de notre civilisation et de ses tribulations, de la Grèce antique à celle de la crise de l’euro, de l’Espagne antifasciste aux escaliers d’Odessa, de la Palestine photographiée dès la naissance du daguerréotype à la Palestine anéantie d’aujourd’hui. Ensuite un garage où se jouent des saynètes sur le thème des lois qui règlent la vie politique et le rôle des représentations, désormais appropriées par la télévision – on n’a donc pas quitté le grand référent grec : que sont la démocratie et la tragédie devenues?
L’impression s’impose d’abord que Godard, qu’il reprenne des motifs déjà longuement évoqués dans ses précédents films (ainsi fonctionne toujours cet arpenteur inlassable de ses propres chemins) ou qu’il en explore de nouveaux, dispose côte à côte des cartes parfois anciennes et parfois inédites, mais selon un processus connu. Processus que ne transfigurent ni les ressorts habituels de l’art de Jean-Luc G., puissance de l’image (qui a filmé déjà la mer comme le premier plan de ce film ? personne, jamais), virtuosité bruissante de la bande son, sens du gag, instinct chromatique imparable (ah ce rouge commun des murs du garage et de la voiture de FR3 !), ni les relatives nouveautés que sont le recours aux présences animales (âne, chouette, chat, taureau, lama, poissons…), lesquelles semblent le mettre plutôt sur la défensive, ni les enfants, ni l’utilisation fauve des images numériques basses définition.
Durant les quelque 80 premières minutes du film, chacun pourra comme il peut, à la mesure de sa disponibilité, y puiser des aphorismes, des échos à des questions d’actualités ou à des méditations éternelles. Ce n’est pourtant que durant 20 dernières minutes que cet assemblage savant soudain se met en branle, que s’élance une sorte de danse sombre et solennelle, mais où tremble une urgence, une inquiétude aux accents de grandes orgues. L’art du montage et de la citation construisait des captations successives de cette galaxie qu’on appelle l’Occident, et souvent en attestait à bon compte le manque de sens en tronquant les phrases, en brisant les mouvements. Enfin voici les étoiles qui dansent.
Leur ballet grandiose et funèbre n’est guère plus assuré d’être le témoin, la métaphore ou la réfraction d’une pensée construite, d’une idée que les instantanés qui l’ont précédé. Pourtant Jean-Luc Godard n’a jamais abdiqué l’ambition de fusionner la forme et la théorie, l’émotion et la réflexion savante. Cette ambition, qui est immense et noble, il semble qu’il s’en approche de moins en moins, laissant la mélancolie tenir lieu de principe réflexif – les ressources formelles restant, elles, toujours fécondes. Dans Film socialisme, auquel son titre rusé ne rend pas service, elles retrouvent in fine toutes leur prérogatives, même, surtout peut-être lorsque Godard insiste sur des mots « lourds de sens » (comme on ne dit que trop bien), comme « Juif » ou « Palestine ». Aucun procès à instruire ici, ou alors il faudrait faire aussi celui des notes de musique parce qu’elles servirent entre autres à composer des hymnes guerriers et des péans totalitaires.
C’était au Festival de Cannes, lundi 17 mai 2010. Le lundi du Festival a aussi lieu, traditionnellement, un événement qui n’a en apparence aucun rapport. C’est en effet le jour institué de la présentation par le Centre National du Cinéma des chiffres du cinéma français de l’année précédente. La présidente du CNC, Véronique Cayla, a pu non sans raison se féliciter cette année de bons résultats d’ensemble, non seulement de la fréquentation des salles (plus de 200 millions d’entrées), mais avec un très haut niveau (quantitatif) de la production (230 films), d’une incontestable dynamique générale du secteur.
Quel rapport avec le film de Godard ? L’impression successive, des salons du Majestic où le CNC présentait son bilan à la salle Debussy où était projeté Film socialisme de deux discours à la fois fondés et incomplets sur le cinéma. L’optimisme de l’un et le désespoir de l’autre non seulement s’ignorent, ce qui ne serait pas grave, mais entre l’approche économico-corporative de l’un et l’utopie d’une pureté artistique de l’autre, le cinéma dans son impureté et sa richesse composite ne s’y retrouve pas. C’est d’ailleurs aussi ce qu’on ressent depuis le début de ce Festival, où une poignée de films magnifiques brillent de lumières solitaires, sinon célibataires (Oliveira, Amalric, Haroun, Jia, ou le beau Le Quattro Volte de l’Italien Michelangelo Frammartino découvert à la Quinzaine des réalisateurs), tandis que la routine des fabrications artisanales plus ou moins laborieuses, mais dépourvues de toute aventure formelle (Mike Leigh, Tavernier, Inarittu, Oliver Stone, Ridley Scott…) poursuit son cours, assuré de l’assentiment des tièdes et des comptables. On attend celui qui dépassera cette triste disjonction, dépassement qui n’est pas « le film du milieu » défini par ses critères de production (le budget moyen), mais le film de cinéma à part entière. Impossible à présent? Mais non. En très mineur, mais avec une belle énergie, Kaboom de Gregg Araki (Un certain regard) attestait du contraire: impertinent alliage de film d’ado sans niaiserie et de fantastique sans fermeture sur sur le genre, cette brève sarabande ouvrait vers d’autres horizons.
PAR HENRY MICHEL, A CANNES
Prélude
Je vais vous faire un aveu: j’aurais rêvé pendant ce festival écrire un The Wire de Cannes. Dans cette série américaine, on y traitait de la ville de Baltimore sous différents angles: les cités, les docks, la mairie, un commissariat de police, une rédaction de grand journal, avec un point de vue par saison. Et si l’on y retrouvait la même cinquantaine de personnages, cette entreprise monumentale avait permis, une fois le dernier épisode diffusé, de saisir toute la complexité des jeux de pouvoirs, des ambitions personnelles et des mécanismes de la ville.
Mais à Cannes, le rapport au temps est difficile, les politiciens sont trop occupés par la montée des marches, les policiers n’ont pas le droit de me parler (les syndiqués préparaient une manifestation dans Cannes, aujourd’hui lundi même), les journalistes travaillent, les cités cannoises sont trop distantes de la Croisette et les responsables du port de plaisance ne peuvent communiquer avec la presse sans l’aval de la Chambre de commerce. J’ai donc abandonné mon projet initial.
Cannes, pourtant, ce Cannes du Festival, est bel et bien un enchevêtrement fascinant de castes. Comme Baltimore. Avec l’agencement même du palais, la complexe grammaire chromatique des billets et des accréditations, les files d’entrées à cinq voies, les différents types de nationalités et d’accents, de supports, de checkpoints, de carrés VIP, de tickets boissons, la principale problématique du festivalier est de savoir à quelle sphère il appartient, et de redoubler d’efforts pour passer à la sphère supérieure.
Bieber et Cannes sont dans un fleuve
Les deux endroits de Cannes qui témoignent le mieux de cette multitude sont la salle de presse du palais et la timeline de Twitter. La salle de presse du palais, dont je me délecte au quotidien, je vous en parlerai plus tard. Quand ces visages concentrés me deviendront plus familiers, quand les probabilités de Palme augmenteront et ajouteront un peu plus d’électricité à la rédaction du plus grand journal du monde.
La timeline de Twitter, elle, n’attend pas. A l’instant même où je tape ces mots, assis entre une journaliste russe et un photographe italien, elle vient encore de changer – «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», disait Héraclite, penseur précurseur du tweet.
Samedi, un frémissement a agité la communauté des twitteurs du monde entier: le mot-clé Cannes aurait battu, l’espace de quelques heures, la jeune star Justin Bieber dans le hit-parade des trending topics, le classement des mots les plus mentionnés sur le site de microblogging.
Si je n’ai jamais pu vérifier cette nouvelle (les sites de statistiques la démentent en tout cas), une chose est certaine: Cannes a fait partie du top 10 mondial des mots-clés cette journée-là, et en fait toujours partie.
Qu’a-t-il pu se dire de Cannes, ce samedi 15 mai, pour que la ville se hisse en tête des trending topics? Et plus globalement, que twitte-t-on de Cannes?
Quelques limites techniques et humaines rendent l’analyse qualitative d’un «trending topic» quasiment impossible, même sur un échantillon restreint: l’outil de recherche de Twitter est fastidieux pour un recueil historique sur une longue durée; il nécessite ensuite une analyse humaine du contenu afin de le segmenter. Mais comme je vous l’ai dit, la salle de presse du Palais est un endroit que j’affectionne. Il y a du café de Colombie, du wifi méridional, et l’ambiance y est studieuse. Pas d’invitations pour le soir, pas de barrières à franchir: j’avais du temps devant moi.
J’ai donc capturé minutieusement une heure de tweets contenant le mot Cannes*, retweets inclus, sur la journée du 15 mai, entre 19h30 et 20h30. Nous sommes en début de soirée à Cannes, début d’après-midi à New York, début de matinée à L.A, et les Chinois dorment. L’ensemble représente 843 twits. Que j’ai ensuite lus un par un, puis catégorisés en sous-ensembles: thème, sous-thème, présence de lien ou non, langue du tweet, logiciel de postage. Chaque tweet étranger a été traduit et lu, de l’indonésien au suédois.
Ontologie du tweet cannois
843 tweets identifiés en une heure, soit un tweet portant le mot cannes, toutes les 4,23 secondes.
Pour donner du sens à ces données, j’ai procédé à une catégorisation permettant de regrouper en thèmes et en sous-thèmes les différents tweets.
A un premier niveau, on peut distinguer 6 grands ensembles:
– Les renvois vers contenu – qui comme leur nom l’indique sont uniquement destinés à afficher un lien pointant vers un article, une ressource iconographique ou vidéo. Les twitpics de festivaliers, photos émises depuis un appareil mobile, n’ont pas été incluses dans cette catégorie.
– Les «moi je» – tweets auto-référentiels émis par les festivaliers, mentionnant leur position dans Cannes, les soirées auxquelles ils se rendent, leur état d’épuisement, ou l’ambiance de Cannes.
– Les opinions – tweets émis au sujet de Cannes, du festival, de ses films, sans que l’émetteur ne soit forcément sur place.
– Les tweets privés – catégorisables mais peu exploitables, de type «Gégé n’oublie pas de ramener les clé », ou incompréhensibles.
– Les questions de fans, catégorie non classable ailleurs, représentant les tweets en direction des célébrités présents sur Twitter et concernant Cannes.
– Les tweets métatwittique, parlant, comme je le fais dans cet article, de Twitter à Cannes (principalement des commentaires sur l’arrivée du tag dans les trending topics).
Les résultats sont là:
On le voit, il est inutile de s’enthousiasmer sur la prolixité des twitteurs festivaliers qui émettraient un avis toutes les 4 secondes. Au regard des chiffres, on va minorer Twitter, site de microblogging au profit d’un Twitter, outil de promotion de contenu. Quasiment deux tiers des tweets émis y sont consacrés. Creusons un peu les contenus mis en avant par ces tweets.
Les renvois vers contenu
J’ai distingué dans les résultats les articles signés, émis par des journalistes envoyés sur place pour un média distinct, et les reprises de dépêches reprises par une multitude de sites de news et de blogs.
Au final, le cinéma (critiques de films, conférences de presse, interviews) garde encore sa place d’honneur à Cannes, signe assez rassurant, représentant 51% des liens émis contre 26% pour les articles purement people (ambiances du festival, montée des marches, starlettes, starspotting, etc). La proportion de contenu est sensiblement la même pour les dépêches, et ne varie pas tellement en fonction de la langue du média.
Mais de combien d’articles parle-t-on? Les 271 liens d’articles cinéma portent en réalité sur 171 articles distincts (soit 1,6 tweet par article). Une production assez riche, que l’on ne retrouve pas sur les dépêches, puisque les 108 liens proposés ne portent que sur les contenu de 19 dépêches – (5,7 tweets par article), recopiées mot à mot.
Dans les sources des dépêches, l’AFP se détache du lot, bénéficiant de traductions espagnoles et anglaises tandis qu’AP et Reuters sont principalement, dans cet échantillon, diffusées en anglais.
Les « opinions »
On y retrouve un condensé de ce qui fait le charme de Twitter, et du festival quand on prête l’oreille aux réflexions des badauds. Des réflexions sur les people (31% des opinions – de type «Je n’arrive pas à prononcer Shia Labeouf» ou «Elle est belle Sophie Marceau»), des gens qui détestent (13% – de type «Toute cette bourgeoisie qui se couvre de champagne ça me donne envie d’écouter Cali»), du LOL (12%), et seulement 14% de critiques sur les films vus par les festivaliers ou d’informations concrètes, sans lien externe, sur le festival.
Catégorie assez inattendue: les gens twittant pour exprimer leur regret de ne pas y être, les «wish i was here». Ils ne sont que 20 sur 840 twetts, mais cela représente un soupir toutes les 3 minutes.
Sur la distinction de langue, les aberrations du roaming mobile faussent la donne sur le faible nombre de tweets étrangers «spontanés» et ne permettent pas de tirer de conclusions intéressantes.
A noter tout de même, dans la catégorie des infos people francophones: la quasi-totalité était inspirée par le visionnage du Grand Journal, retransmettant la montée des marches (et un concert de Diam’s visiblement peu apprécié par les twittos).
Les «Moi Je»
Au final, ils sont 15%, ces twitteurs festivaliers (80/488), n’émettant pas de liens vers articles, parlant d’eux-mêmes.
Sur ces 15% de chanceux, 35% d’entre eux vont en soirée, cherchent des tickets de soirée, s’apprêtent à aller en soirée, et vous le communiquent humblement. A noter que si l’échantillon avait été saisi aux alentours de midi, la catégorie pourrait s’appeler « exhausted » – c’est effectivement l’heure à laquelle beaucoup de festivaliers prennent soin de communiquer à quel point ils sont fatigués de leur soirée si réussie.
La même proportion signale simplement où elle se trouve, pour le simple plaisir de faire baver les 46 personnes regrettant de ne pas y être, et attiser la rage des 20 «haters».
La journaliste russe et le photographe italien ont quitté la salle de presse. Peut-être ensemble, vers une soirée.
Pour ma part, je ne sortirai pas ce soir, je ne taperai pas dans le dos de Pharell, mais une chose est sûre: après la lecture de ces 843 tweets, j’ai l’impression d’avoir regardé le Festival dans les yeux l’espace de quelques secondes. D’où peut-être cette intense migraine.
HM
Photo: REUTERS/Yves Herman
*L’étude s’est concentrée sur le topic «cannes», et par conséquent, n’est pas un champ d’analyse exhaustif couvrant tous les tweets qui traitent du festival: il exclut tous les messages ne contenant pas le mot Cannes, qui ne sont pas intervenus dans le succès du mot-clé. De plus, pour la communauté française, l’apparition cette année d’aggrégateurs thématiques et gérés par groupes d’utilisateurs, comme «Cannes Inside», a enlevé ce réflexe d’identification pour beaucoup de ces twitteurs.
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