ONA 2013: Terminus, on descend…

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Le format article serait sur le point de devenir obsolète. Les vidéos, idem. Les commentaires n’apportent ni valeur ajoutée ni trafic aux sites d’informations. Les modèles économiques actuels ne fonctionnent pas. Les journalistes sont sous surveillance. Et les rédactions numériques peinent à trouver des chefs compétents. Telles sont les (sombres) leçons tirées du grand raout organisé par l’ONA (Online News Association) à Atlanta, les 17, 18 et 19 octobre 2013. La fin d’un cycle?

La fin de l’article

«Oups, on a cassé la machine à articles». L’intitulé de l’un des ateliers de l’ONA, considérant l’article comme un «vestige de la presse du 19ème siècle», est éloquent. N’exagérons pas, l’article n’est pas tout à fait mort aujourd’hui, mais l’idée de l’abandonner au profit d’autres formats va avec une autre tendance: la disparition des écrans, déjà évoquée lors du festival South by South West à Austin. La preuve, montres, lunettes (les Google Glass ou les lunettes DoCoMo qui traduisent en instantané les panneaux écrits en japonais) voire mains (LeapMotion) servent déjà d’interfaces entre machines et utilisateurs.

Conséquence pour les journalistes: il faut sortir des schémas de publications traditionnels et, notamment, de l’article, suranné sans écran pour le lire.

Stop aux vidéos sans personnalisation!

«En 2014, tout le monde va se rendre compte qu’il y a trop de vidéos dans tous les sens», a prévenu Amy Webb, la rock star des journalistes geeks, une entrepreneuse qui fait partie des «femmes qui changent le monde» selon Forbes et qui a exposé les dix technologies qui vont révolutionner le journalisme en 2014.

NB: Amy Webb interviendra le 3 décembre lors de la conférence annuelle sur les nouvelles pratiques de l’Ecole de journalisme de Sciences Po.

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De fait, rien que sur YouTube, 100 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute. Inutile pour les rédactions d’alimenter ce déluge. La solution pour se distinguer? Personnaliser l’expérience du spectateur.

Twitter et Comcast – qui détient la chaîne NBC, sur laquelle est diffusée le programme «The Voice» – viennent de signer un accord en ce sens: lorsque la chaîne évoque ses programmes sur Twitter, un bouton «see it» est automatiquement intégré aux tweets pour que l’internaute puisse les voir. «Twitter devient la télécommande», a repris Amy Webb. Dans un autre genre, le site gui.de transforme le texte en vidéo. Un post de blog, un article partagé sur Facebook, sont alors lus par un avatar face caméra. Et ce, en temps réel. Un format pensé pour ceux qui font autre chose en même temps qu’ils s’informent. Enfin, Treehouse Interlude chapitre des vidéos pour permettre aux internautes de choisir la partie qui les intéresse et leur permet même de décider du dénouement d’un film. Des exemples qui témoignent des différentes expérimentations mises en place pour accompagner le visionnage de vidéos.

Plaidoyer pour des commentaires, autrement

Parler des commentaires et des trolls est un sujet inépuisable – et les lecteurs de WIP le savent bien, voir ici, ici et . «Modérer les conversations coûte des tonnes d’argent aux rédactions, et pour quel bénéfice? Zéro information et des insultes», a soupiré un éditeur américain à l’ONA. Le penser est une chose, mais le clamer en public est une autre paire de manches. Que dirait-on d’un média qui ne veut plus accueillir les réactions de ses lecteurs? Qu’il refuse les interactions avec son audience et se drape dans son magistère. C’est ce qu’il s’est passé lorsque le site Popular Science a annoncé fin septembre qu’il n’accueillerait plus de commentaires sur son site, arguant que les messages déplacés «polarisent les opinions des lecteurs et vont jusqu’à changer la compréhension de l’information elle-même».

Sur ce thème, Amy Webb a mis les deux pieds dans le plat: «il est temps de réinventer le système! Ces commentaires stupides n’apportent pas de trafic supplémentaire sur votre site, ils font fuir tout le monde». Après qu’elle a écrit sur Slate.com un papier pour expliquer pourquoi elle se refuse à publier quoique ce soit sur sa fille en ligne, elle a reçu des messages comme celui-ci: «votre fille va se tuer un jour et ce sera à cause de vous». «Comment voulez-vous répondre à cela?», a-t-elle grogné. «En ligne, c’est comme dans une soirée, je veux parler à ceux que je connais déjà ou bien à des gens dont les idées peuvent m’intéresser, mais certainement pas passer ma soirée à serrer des mains pendant deux secondes avec des personnes que je ne reverrai jamais».

Un constat partagé. Ainsi, Quartz.com n’offre pas la possibilité de commenter sous ses articles mais propose à ses lecteurs de glisser des remarques sur un extrait préalablement sélectionné, comme on le ferait sur un Google doc. De même, Gawker, dont le combat contre les trolls est une croisade, s’est doté de la technologie de Kinja pour améliorer la tenue des conversations.

Tous surveillés?

Ecouter Janine Gibson, la rédactrice en chef du Guardian US, raconter par le menu comment Glenn Greenwald – qui vient d’annoncer son départ pour un pure player d’investigation – et d’autres journalistes de sa rédaction ont découvert et couvert le programme de surveillance de la NSA, l’Agence nationale de sécurité américaine, a été l’un des moments les plus captivants de la conférence ONA. «Rien ne pouvait s’échanger par téléphone ni par email, il fallait prendre l’avion pour aller voir Edward Snowden», a-t-elle détaillé, précisant que l’équipe avait travaillé dans deux pièces distinctes, l’une remplie d’ordinateurs et de téléphones, et la seconde vide – pour éviter les fuites.

Ce scoop, sur lequel le Guardian a travaillé pendant des mois, a été le prélude d’une prise de conscience des médias anglo-saxons. Non seulement les citoyens sont surveillés, mais les journalistes aussi.

Pour les affaires sensibles, ceux-ci vont devoir apprendre à déjouer la surveillance. Et donc à sécuriser leurs conversations, leurs documents et leurs informations. «Sans cela on lit en vous comme dans un livre ouvert», insiste Micah Lee, de l’Electronic Frontier Foundation, qui recommande de passer par le projet Thor, dont il assure que la NSA ne sait pas comment l’épier, et par la messagerie Off The Record – il y a aussi Crypto.cat.

Adieu vieux modèles

Paywalls, revenus publicitaires, applications payantes, «non profit»… «Le point commun de ces modèles, c’est qu’aucun ne fonctionne vraiment», a asséné Justin Ellis, du Nieman Lab. Pour David Spiegel, de Buzzfeed, «le modèle par abonnement n’est pas le meilleur moyen d’attirer les internautes sur des contenus». «Nous sommes dans une compétition globale en ligne, et pas qu’entre éditeurs, avec tout le monde, car les contenus sont partout», reprend-t-il. «Or il faut que les gens voient vos contenus et les partagent».

Si, pour David Spiegel, le salut figure dans le «native adversiting» – 40% des 10 milliards de dollars investis dans des publicités sur les réseaux sociaux d’ici 2017 -, pour Justin Ellis, la clé pour fonder un modèle viable, c’est de récupérer toutes les données possibles sur son audience. «Qui sont vos lecteurs? Combien de temps passent-ils avec vous? Combien dépensent-ils pour vous? Où habitent-ils? Combien gagnent-ils?» Cela signifie avoir un système d’analyse des statistiques ultra performant. «Regardez Netflix», continue Justin Ellis. «Ils savent quelle série va plaire à leur audience, car ils vous connaissent très bien. Des centaines d’ingénieurs travaillent sur l’algorithme de Netflix pour encore mieux vous cerner et savoir quel programme ils vont vous proposer – parce qu’ils sont sûrs que vous allez le regarder».

A la recherche de chefs

Comment diriger une rédaction numérique en 2013? L’enjeu a beau être de taille, la réponse à cette question est floue. Jim Brady, le rédacteur en chef de Digital Media First, et Callie Schweitzer, directrice de l’innovation à Time Magazine depuis septembre, ont débattu des compétences requises pour savoir «manager» des médias en ligne.

Le premier a commencé à travailler en 1990 comme journaliste sportif, la seconde a terminé ses études en 2011. Les deux ont une approche des ressources humaines adaptée à la culture américaine, mais certaines de leurs recommandations peuvent aussi intéresser le marché français. >> A lire sur WIP, “cherche chefs de rédaction numérique” >>

Le prochain WIP sera, promis, plus positif.

Alice Antheaume

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Les commentaires dans l’impasse?

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Si les articles des journalistes se sont ouverts aux commentaires, il y a des années, c’était pour que des réactions pertinentes de l’audience nourrissent la matière journalistique. Pure rhétorique, dénonce Nick Denton, le directeur de publication de Gawker, invité à tenir à tenir une conférence, «l’échec des commentaires», au festival South by South West (SXSW), à Austin.

«Les trolls et les spammeurs ne sont pas le problème, on peut les gérer avec force brutalité», annonce l’introduction. «La vraie tragédie, c’est le triomphe de la médiocrité».

Capter l’intelligence des foules? Raté!

«A la fin des années 90, on pensait que l’on pourrait capturer l’intelligence de l’audience. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé», commence Nick Denton. Quant au ratio commentaires utile/inutile, il s’avère désolant. «Si deux commentaires pertinents émergent, c’est qu’il y en a huit hors sujets ou toxiques», comptabilise le patron de Gawker.

Mary O’Hara, journaliste au Guardian, se dit elle aussi déçue par le niveau des commentaires. Lors d’une autre conférence de South by South West, elle a fustigé les préjugés qu’ont ceux qui commentent ses articles. «Mon nom de famille rappelle celui de vieilles familles catholiques irlandaises. Sans même avoir lu mes papiers, des lecteurs prétendent que mon travail est biaisé, juste parce qu’ils ont des croyances sur mon patronyme.»

Et cela n’arrive pas que dans la partie dédiée aux commentaires des sites de contenus. Sur Facebook aussi, et Twitter également.

>> Lire aussi ce WIP, écrit en 2010, sur les communautés des sites d’infos qui ont migré sur les réseaux sociaux >>

Inhibition face à l’innovation

L’heure serait donc grave. Pour Nick Denton, les journalistes, anticipant les railleries qu’ils pourraient provoquer, en viendraient à «avoir peur d’écrire certains articles». Bref, la crainte de recueillir des commentaires négatifs provoquerait même, dans les rédactions, de «l’inhibition», les journalistes se censurant pour éviter les tacles. Telle serait la véritable tragédie des commentaires.

Impossible, pour autant, de laisser en rade ceux qui ont pris l’habitude de commenter, souvent plus dans l’optique de passer le temps que pour vraiment débattre.

Surtout qu’ils sont nombreux. Entre 1.100 et 1.300 commentaires quotidiens sont écrits en moyenne sur lemonde.fr; 15.000 pour Le Figaro, sans compter les réactions sur les réseaux sociaux. 250 millions de messages sont désormais postés chaque jour sur Twitter.

Parmi ces millions de messages, une partie (non quantifiée) réagit à des contenus produits par des journalistes, et une partie (plus rare) peut même servir d’alerte sur l’actualité, comme l’a prouvé Sohaib Atha, également présent à South by South West, ce Pakistanais qui a, le premier, entendu un hélicoptère tourner, lors du raid ayant provoqué la mort de Ben Laden, il y a un an, et l’a tweeté.

Explosion de commentaires

«Un commentaire est posté toutes les 6 secondes sur notre site», m’explique Thomas Doduik, directeur des opérations au Figaro. «Bien entendu avec de tels volumes, tout n’est pas du même niveau. Mais je n’imagine pas un site d’infos qui ne donnerait pas la parole à son audience. Cela fait partie intégrante de l’expérience de consommation de l’information, qui depuis plusieurs années, n’est plus du haut vers le bas mais se construit avec cette audience».

Le problème, c’est que, plus l’audience des sites augmente, plus il devient difficile d’organiser les discussions autour des contenus, de façon à ce que le «meilleur» arrive en haut du panier, sans que cela ne prenne un temps démesuré.

Le nouveau système de Gawker

Gawker, après avoir tenté de taguer ses commentaires (cf ce précédent WIP), va donc lancer un nouveau système de gestion de commentaires dans six semaines.

Comment cela va-t-il fonctionner? Le premier lecteur qui commente un contenu détiendra la responsabilité du fil de discussion qui s’en suivra. Et aura le droit de modérer les autres, d’inviter des experts à participer, et de maintenir la discussion autour d’une seule idée – ce que Denton appelle le «commentaire fractionné». De quoi augmenter le nombre de pages vues. Car cela veut dire plusieurs fils de discussions sous un même article, donc plusieurs modérateurs, et des URL dédiées.

«L’idée principale de ce nouveau système, c’est de sentir propriétaire de la discussion», car, résume Denton, «sans la contrainte de la responsabilité», cela part dans tous les sens.

Le rêve de Denton derrière cette refonte? Que des personnalités citées dans les articles de Gawker, comme Dov Charney, le fondateur d’American Apparel, viennent eux-mêmes se défendre dans les commentaires. Il réfléchirait également à la possibilité d’avoir des «commentateurs invités», comme il y a des blogueurs invités ailleurs.

Leçons du passé

Au final, Nick Denton semble tirer deux leçons des systèmes de commentaires existants:

  1. La «gamification» des systèmes de modération – le fait de donner des points aux commentateurs qui gravissent des échelons et obtiennent ainsi de plus en plus de pouvoirs – ne donne par les résultats escomptés. «Les meilleurs commentateurs se contrefichent d’avoir des badges (comme sur Foursquare, ndlr) et de passer des niveaux», estime Nick Denton.
  2. Les bons commentateurs ne sont pas des habitués de cet exercice. La plupart du temps, les meilleures contributions sont signées par des lecteurs qui viennent commenter pour la première fois et le font de façon anonyme, note encore Denton.

La médiocrité des commentaires, juste retour de bâton?

Et si la médiocrité des commentaires était le fruit du ton quelque peu cavalier employé par Gawker?, demande l’un des participants. Réponse de l’intéressé: «C’est vrai que de gentils sites tenus par de gentilles personnes encouragent un bon comportement. Mais ce n’est pas comme si l’auteur d’un article donnait le ton à tous les commentaires. Parfois, ce sont les commentaires qui donnent le ton à l’auteur.»

Trop facile? Evidemment que «les lecteurs ne rédigent pas de dissertations bien argumentées dans la section commentaires», écrit Dave Thier, qui collabore à Forbes. Pour ce dernier, gérer les commentaires sur des sites populaires est une tâche «difficile, mais pas impossible».

Vous avez aimé cet article? Merci de le partager sur Twitter et sur Facebook. Et de le commenter bien sûr…

Alice Antheaume

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La chasse aux trolls s’organise

Les commentaires les plus fréquents, sur un site d’informations généraliste à fort trafic? «Adieu l’artiste» (si une personnalité vient de mourir), «pauvre France» (pour les sujets de la rubrique société, également en politique), «OSEF», l’acronyme de «On S’En Fout» (pour tout type d’article). Sans compter les multiples «les journalistes devraient un peu plus chercher la petite bête avant de véhiculer au mieux des informations imprécises, au pire des manipulations….» et autres «pourquoi traiter de ce sujet stupide alors que des gens meurent en Indonésie/Somalie/Chine».

Ceux-ci côtoient, heureusement, d’excellentes réactions qui apportent un supplément d’information, voire pointent ce que le journaliste aurait pu rater.

A les lire, et, pire, à les modérer, je me demande, au fond, à quoi servent ces commentaires (1.300 sont soumis chaque jour sur lemonde.fr; plus de 2.000 commentaires sur Rue89; et près de 4.000 sur 20minutes.fr). D’où le dilemme: faut-il privilégier le volume, et laisser en ligne les commentaires cités ci-dessus, suivant l’idée que ces commentaires sont le reflet de ce que pensent les lecteurs, idiots ou pas? Ou faut-il supprimer les commentaires dont la rédaction juge qu’ils n’apportent ni fond, ni débat au sujet, voire qu’ils n’ont rien à voir avec le sujet du tout?

Crédit: Flickr/CC/zzathras777

Crédit: Flickr/CC/zzathras777

>> MISE EN GARDE Attention, loin de moi l’idée de retirer toute possibilité de commenter les productions journalistiques. Du journalisme sur le Web sans interaction avec l’audience, ce serait comme une profiterole sans chocolat fondu. Cela n’aurait aucun intérêt. La question, c’est comment organiser l’interaction entre journalistes et internautes pour que l’échange ne soit pas «plombé» par des commentaires incongrus, sur les réseaux sociaux comme sur les fils de commentaires internes des sites d’infos? >>

Cohabitation entre rédactions et trolls

Selon Antonio A. Casilli, auteur de Les Liaisons numériques (éd. du Seuil), les commentaires parasites ne sont pas l’exception, ils sont la règle. «Nous vivons avec les trolls», lâche-t-il, en plein milieu d’un débat organisé par le Spiil, le syndicat de la presse professionnelle en ligne. Un troll, c’est quelqu’un qui va poster des commentaires sans intérêt, sinon celui de casser la discussion de l’audience et de tuer le débat. Il le fait souvent exprès. Et c’est très irritant.

Yann Guégan, community manager de Rue89, veut être positif: «l’intérêt de cohabiter avec les trolls, c’est qu’il y a un côté difficulté intellectuelle, façon “L’Art de la guerre”, pour trouver comment les contrer.» «Les trolls font partie du jeu, confirme Michel Lévy-Provencal, ex-directeur du studio multimédia de France 24, et organisateur des conférences TEDx à Paris. Quand les journalistes s’exposent sur le Net, les “trolleurs” les prennent comme objets de discussion. C’est un grand classique.»

En effet, ajoute Thibaud Vuitton, journaliste au Monde.fr: «On connaît les papiers qui vont susciter des réactions: généralement il suffit qu’il y ait “Sarkozy” dans le titre pour que ça se déchaîne. On remarque aussi que les critiques sur les papiers sont plus acerbes à partir du moment où un article est signé par un journaliste. Les commentaires sont plus neutres quand c’est signé “lemonde.fr”.»

Thermomètre

Le phénomène est tel que les trolls servent au fond de baromètre de visibilité. Car au fond, il serait inquiétant qu’un site d’infos d’envergure ne soit pas «trollé». Cela signifierait que ses contenus ne suscitent pas – assez – de réactions et qu’ils ne sont pas assez populaires. Lemonde.fr est, à ce titre, un cas à part car seuls les abonnés peuvent commenter. «Du coup, ça limite – un peu – les trolls, juge Thibaud Vuitton. Mais ça favorise un autre type de réactions de lecteurs qui, parce qu’ils sont abonnés, parce qu’ils payent pour pouvoir commenter, sont en droit d’exiger quelque chose. Les commentaires du type “Le Monde n’est plus ce qu’il était” ou “Beuve-Mery se retourne dans sa tombe” sont les plus énervants. On peut parler de trolls car ils n’apportent pas grand chose au sujet traité.»

Exportation des trolls sur les réseaux sociaux

Or il n’y a pas que sur les sites Web d’infos que cela se passe. «Sur les réseaux sociaux aussi, il y a des trolls», reprend Michel Lévy-Provencal. Sur la page Facebook d’un site d’infos, et aussi sur Twitter, en réaction à un tweet par exemple. C’est d’autant plus compliqué à vivre, pour les rédactions, que cela signifie que l’interaction et «la modération doivent aussi s’effectuer en dehors du site d’origine.» C”est-à-dire sur tous les espaces où les communautés des sites d’infos s’exportent.

A dire vrai, les rédactions en ont assez des trolls. Surtout les trolls d’extrême droite, plus offensifs sur les sites d’infos, notent les journalistes en ligne, que ceux de l’extrême gauche. Ils ont été à la fête cet été lors des polémiques sur la sécurité, la déchéance de la nationalité et les Roms. Sur les sites d’infos, nombreux sont les articles qui ont été fermés aux commentaires «quelques minutes après qu’ils ont été mis en ligne, voire avant la mise en ligne», me raconte Mélissa Bounoua, l’une des community managers de 20minutes.fr. «Nous avons même pensé faire une journée sans commentaire (sur aucun article).»

«Comme partout, il y a des millions d’abrutis qui polluent les fils de discussion, reconnaît Duy Linh Tu, professeur de journalisme à l’école de la Columbia, à New York (1). Mais si vous prenez le temps de mettre en valeur les commentaires pertinents de ceux qui réfléchissent, vous connaîtrez mieux vos lecteurs, mieux aussi les sujets sur lesquels vous travaillez, et au final, vous améliorerez la valeur de la marque de votre site d’infos aux yeux de votre audience».

Explications: à chaque fois que quelqu’un commente, lit un commentaire ou réagit à un commentaire, l’article et la page de cet article fait un clic de plus. Si les commentaires sont bien modérés et que la rédaction répond elle-même, dans les commentaires, dans le fil Facebook, aux remarques des internautes, l’audience va développer un attachement plus grand pour le site en général. Si tout va pour le mieux, le public va alors davantage s’inscrire aux newsletters, s’abonner aux flux RSS, et se sentir partie prenante de l’information, estime Duy Linh Tu. Bonus non négligeables: les clics sur les commentaires font de la page vue, et aident au référencement du site dans les moteurs de recherche.

Des éloges? Rarement. Des colères? Tout le temps

Sauf que ce serait trop simple. «Les internautes ne commentent pas pour dire que telle ou telle info est chouette. S’ils trouvent l’article bien, soit ils se taisent, soit ils cliquent sur le bouton «I like», rappelle Charles Dufresne, community manager sur les sites d’infos depuis… 2005. Les seules fois où l’on note de l’empathie de la part de l’internaute dans les commentaires, c’est lorsqu’une personnalité meurt, et/ou lors d’un exploit sportif.»

Dans le même temps, les rédactions et les internautes ont commencé à distribuer des mauvais points aux trolls. L’un s’appelle le point Godwin, c’est le pire des mauvais points. Il repose sur le principe que «plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler» devient forte. En France, un autre mauvais point est apparu, et ce, dès le 14 janvier 2007, au congrès de l’UMP porte de Versailles, lorsque Nicolas Sarkozy annonce qu’il sera candidat à la présidence de la République.

«C’est à partir de cette date que l’on note l’apparition du point Sarkozy reprenant le principe du point Godwin», se souvient Charles Dufresne. Cette fois, «plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant Sarkozy et L’UMP» devient forte. Illustration par l’exemple via ce commentaire sous un article sur la menace terroriste de Ben Laden: «Ben Laden/Sarko, même combat». Heureusement, cela reste un phénomène «infinitésimal, reprend Yann Guégan, même si «l’on a de vrais cas psychiatriques, des trolls acharnés qui nous traitent de “bande de BIP de gauchistes” et font du harcèlement numérique. Ils changent de comptes, t’embrouillent la tête et montent les internautes les uns contre les autres. Jusqu’à ce que tu comprennes que c’est la même personne qui fait les questions et les réponses sous différentes identités.»

L’insulte par mimétisme

Autre phénomène récent: le mimétisme entre le ton relevé dans les propos de personnalités publiques et celui des commentaires des internautes. Avec les dérapages langagiers de Brice Hortefeux, de Jean-Paul Guerlain au JT, «l’internaute se dit qu’il peut faire pareil, et se met à paraphraser l’insulte, dans les commentaires», sur le site d’infos comme sur les réseaux sociaux.

L’insulte, la diffamation, le racisme, la xénophobie, l’homophobie, etc… tout cela doit être supprimé sans délai sur les sites d’info, qui sont, en tant qu’éditeurs, responsables devant la loi de la bonne tenue des débats.

Les trolls le savent bien, et, même s’ils accusent les modérateurs d’être des «censeurs», ils s’adaptent à la marge. Ainsi, ils se sont mis à faire du LOL, qui n’est pas modérable, note Charles Dufresne. Lors du chat avec Benjamin Lancar, porte-parole des jeunes populaires, l’un des 10 articles les plus commentés de toute l’histoire de 20minutes.fr, ont ainsi surgi des commentaires qui passent par l’humour plutôt que par l’insulte: «Hey Benji! Petite question indiscrète… Es-tu inscrit sur DroiteRencontre?»; «Benji, étais-tu celui qui, dans la classe, recevait les boulettes de papier dans la tête?»; «Pensez-vous adopter un lolcat pour améliorer votre popularité sur la toile du web 2.0?».

Pour Yann Guégan, il n’y a pas que les trolls qui ont mûri, les rédactions aussi. «Au fil de l’eau, on a appris une chose: ceux qui commentent le plus souvent ne sont pas les plus pertinents. Alors que quelqu’un qui n’aura rédigé qu’un seul commentaire peut s’avérer très brillant.»

Quatre organisations à la loupe

Face aux trolls et autres commentaires désarmants, voici quatre tentatives d’organisation des réactions de l’audience qui valent le coup d’oeil:

1.     Le tagage des commentaires, façon Gawker

Gawker, qui voit son flux de commentaires augmenter et cherche à ce que ceux-ci soient de qualité, a institué un nouveau système. Selon les explications données le 14 septembre dernier, les commentaires ineptes peuvent désormais être tagués individuellement, par les modérateurs, de mots-clés pas très charitables, tels que #horssujet ou #bancal. Ils sont alors sortis de l’article où ils ont été postés à l’origine, et deviennent visibles dans des pages taguées selon les catégories suivantes: «patrouille de trolls» (#trollpatroll); «fans de» (#fanboys) pour les «gens qui ont perdu tout sens critique au profit d’une marque ou d’une idée, et qui sont fermés à toute discussion»; «suspension de séance» (#timeout) pour ceux qui méritent d’être bannis; «zone fantôme» (#phantomzone) pour ceux qui ne savent pas écrire correctement deux phrases et font des remarques stupides; et «bruit» (#whitenoise) pour «ceux qui parlent de rideaux alors que l’article porte sur tout autre chose». En clair, cela revient à envoyer le troll au piquet, visible de tous, sur une page dédiée à sa bêtise. La correction par l’exposition publique au ridicule, donc, plutôt que par l’éviction.

2.     Le statut de commentateur VIP, façon Huffington Post et Reuters

Comme sur le Huffington Post, Reuters a institué un système selon lequel les commentateurs passent des niveaux, et obtiennent des «pouvoirs» au fur et à mesure de leur progression, comme dans un jeu vidéo. Au début, ils sont simples «nouveaux utilisateurs», leurs commentaires sont modérés a priori par la rédaction de Reuters. A chaque fois que l’un de leurs commentaires est validé, ils gagnent des points. Au bout d’un certain nombre de points, ils deviennent «utilisateurs reconnus», et là, leurs commentaires sont validés a priori – c’est-à-dire qu’ils sont publiés aussitôt qu’ils sont écrits, sans devoir attendre la validation du modérateur.

Cependant, met en garde Dean Wright, de Reuters, la rédaction regarde a posteriori les commentaires ainsi publiés. Si le commentaire est pertinent, l’utilisateur gagne d’autres points. En revanche, si le commentaire est malvenu, que la rédaction doit le supprimer après publication, l’utilisateur reperd des points. A l’issue de ce comptage, l’utilisateur reconnu peut accéder, au bout d’un certain nombre de points, au statut d’utilisateur VIP, expert, etc. «Ce système n’est pas parfait, glisse Dean Wright, mais nous pensons que c’est un début qui facilitera les échanges civiques et récompensera une discussion ouverte à toutes les franges de la société.» «La notion de badge, de réputation, fonctionne très bien, analyse Michel Lévy-Provencal. Car cela fait émerger des personnages clés issus du public, qui vont permettre l’auto-régulation des débats».

3.     Le classement des commentaires, façon The Daily Mail et Rue89

Le Daily Mail a organisé son flux de commentaires en quatre catégories: les plus récents, les plus vieux, les mieux notés, et les moins bien notés. Façon de gérer le flux et laisser les autres utilisateurs décider, en votant, de  la qualité des réactions. Rue89 le fait aussi, dans une moindre mesure: la rédaction sélectionne les commentaires les plus enrichissants sur un article, lesquels s’affichent par défaut sous le contenu, alors que les autres sont moins visibles, et les internautes peuvent voter pour un commentaire – mais une bonne évaluation ne provoque pas la remontée en tête du fil du dit commentaire, précise Yann Guégan.

4.     L’identification des commentateurs, façon Slate.com

A ceux qui s’arrachent les cheveux devant les commentaires anonymes de «lombric118», qui peut être banni puis revenir en s’inscrivant sous le pseudo «lombric128», Slate.com a choisi de ne pas publier de commentaires non identifiés. Or pour y parvenir en un clic, Slate.com demande à ses internautes de s’identifier via leur compte de leur choix (compte Facebook, Twitter, Google, Yahoo!, Friend Feed, etc.). Les identifiants et mots de passe sont donc ceux que l’internaute utilise déjà sur l’un de ces comptes. En outre, cela permet au débat de se faire avec des commentateurs plus engagés dans la mesure où ils sont définis par la page profil de leur réseau social. Avec leur photo, leur métier parfois, et leur vrai nom le plus souvent.

«Le jeu en vaut la chandelle, conclut Thibaud Vuitton. C’est quand même une des plus belles choses que le Web a apporté au journalisme: nous sommes en prise directe avec notre audience.»

(1) propos recueillis par chat

Et vous, comment faites-vous pour lutter contre les trolls et gérer le flux de commentaires?

Alice Antheaume

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Dans les veines de Gawker coulent le Web et les ragots…

Gawker, c’est le petit site Web d’infos qui fait peur aux grands. Lancé en 2003, il s’est fait connaître en publiant des articles sur les coulisses des médias new-yorkais et des potins sur les stars de Manhattan. «A chaque fois que le New York Times produit un document usage interne, celui-si se retrouve une heure plus tard en ligne sur Gawker», soupirent les journalistes du quotidien américain. Réponse de Gawker: «Les salariés qui en ont marre de leur boîte nous envoient les notes faites sur et par leur société. Chaque jour, on en reçoit des centaines, on trie puis on publie celles qui nous intéressent.»

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Gawker.com n’a rien d’un site d’infos généralistes. On y trouve de «l’infotainment», avec des sujets peopolitique, people tout court, des sujets culturels, tournés vers les usages des Web et/ou les jeux vidéos, et des sujets sur les médias. En particulier la télé, «l’occupation préférée de 90% d’Américains», sourit l’équipe. Bref, des sujets très populaires voire potaches, dont le ton détonne. Chaque jour, une soixantaine d’articles sont publiés sur Gawker, sans compter les billets des blogs que le site agrège, comme Valleywag, spécialisé dans les nouvelles technologies, Citylife, qui zoome sur le quotidien des New-Yorkais. Le tout, financé par la pub, est gratuit et compte le rester.

Rotation permanente

Moyenne d’âge des journalistes de Gawker: 30 ans. A la rédaction, qui compte une cinquantaine de personnes — la «moitié sont des contributeurs extérieurs», l’emplacement des bureaux change tout le temps, et les chefs tournent tout autant. «On n’a pas encore trouvé la meilleure configuration possible», me confie Remy Stern, le nouveau rédacteur en chef.

Chaque rédacteur peut voir, sur un outil interne, le nombre de clics que ses articles génèrent. Et ce, en temps réel. Avec ses 4, 2 millions de visiteurs uniques par mois (chiffres Quantcast), Gawker reste petit — People.com fait, lui, 15,7  millions de visiteurs uniques par mois, et Slate.com 8,1. Le trafic, Gawker regarde ça de près, et publie même des articles sur son cas.

Pourtant, question notoriété, Gawker s’est fait sa place au soleil. Et pas qu’au figuré. Le rédacteur en chef m’emmène visiter la partie, dit-il, «la plus importante du site»: une terrasse sur le toit de plusieurs centaines de mètres carrés avec vue sur l’un des quartiers les plus branchés de New York. «On y organise des soirées une fois par semaine. Le service marketing invite ses clients à venir siroter des bières. Une fois qu’ils ont bu quelques verres, ils achètent des publicités.» La bonne vieille technique.

Pas de conférence de rédaction

A Gawker, malgré l’apparente ambiance décontractée, le superflu n’existe pas. Aucun chargé d’édition ni secrétaire de rédaction pour relire les articles — «il y a très peu de différences entre la version écrite par le rédacteur et celle que l’internaute lit en ligne». Pas non plus de «front page editor» devant alimenter et animer la page d’accueil — «tout ce qui est mis en ligne est automatiquement sur la “une”». Et les titres? Et les photos? Et le circuit de la copie? «La journée, je passe derrière les rédacteurs pour changer ici un titre, pour mettre l’accent là sur un sujet, mais la nuit, ce sont eux qui s’en chargent.»

Pas non plus de conférence de rédaction tous les matins. «Toute la rédaction est connectée via Campfire (un outil qui permet de chatter à plusieurs, et échanger des fichiers de façon instantanée, ndlr), m’explique Remy Stern. C’est ici que l’on se demande “est-ce qu’on fait ce sujet?”, “qui le fait?”, “tu as vu cette vidéo? est-ce qu’on la publie?”, etc. Au lieu de prendre des décisions une fois par jour en conférence de rédaction, on en prend toutes les deux minutes par ce biais. De toute façon, on n’a pas mille ans pour décider.»

Surtout ne pas ressembler aux rédactions traditionnelles

La seule peur de Gawker, c’est de faire les mêmes choses – c’est-à-dire, pour eux, les mêmes erreurs – que les rédactions traditionnelles. «Les vieux journaux ont installé des circuits de la copie très établis, des processus de production sophistiqués, or on voit bien que ces mécanismes ne fonctionnent pas, tranche le rédacteur en chef. Si on met des avocats/relecteurs partout, on n’avance pas.» La théorie a du bon. Mais en pratique, cela met une sacrée pression sur les rédacteurs, qui n’ont pas de filet de sécurité. Et à qui il arrive de se tromper. «Notre communauté nous force à être vigilants. Les internautes nous signalent les fautes dès qu’ils en voient une, que les rédacteurs corrigent alors en indiquant qu’ils se sont trompés.» Un mode de production «work in progress» allègrement pratiqué ailleurs…

Crédit: AA

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Des sujets sur la télé vitesse grand V

Autre point commun avec les jeunes rédactions en ligne françaises: la pratique du «breaking news» permanent et du «live». «C’est très important, souligne le rédacteur en chef. On est dans une monde ultra compétitif. Cela ne sert à rien d’être le troisième site à publier l’info, il faut être le premier.» Car c’est rentable, en terme de trafic. Quand Gawker a fait des «lives» en janvier pour raconter, à la minute près, les piques que s’envoyaient les animateurs de show télévisuels américains comme Jay Leno, Connan O’ Brien ou David Letterman, par émissions interposées, cela lui a rapporté des millions d’internautes, assure-t-il. «Tous les Américains parlaient de ce scandale, qui a même fini par faire trois fois la “home” du nytimes.com». Gawker a alors sorti l’artillerie lourde. Une vingtaine de boîtiers pour enregistrer tous les shows du soir, y compris quand ils se tenaient au même moment mais sur des chaînes différentes, et pas moins de 10 personnes pour veiller au grain. «Si un animateur en insultait un autre, on était ainsi sûr d’avoir le passage en stock. On pouvait le numériser et le mettre en ligne en quelques minutes».

La main à la pâte

De règles, Gawker n’en a guère. Y compris sur l’usage des réseaux sociaux. «Les rédacteurs savent ce qu’il est pertinent d’y publier ou pas», reprend Remy Stern. Même si Gawker ne règlemente pas l’utilisation de Twitter ou Facebook par ses journalistes — contrairement au New York Times et à Reuters, qui ont édicté des chartes, Christoper Marscari, le responsable du marketing, fait une différence entre les contenus mis sur l’un ou l’autre réseau. «Sur Facebook, on publie les articles qui vont susciter le plus d’interaction entre la rédaction et les lecteurs. Sur Twitter, on met avant tout les contenus les plus informatifs». Là non plus, pas de superflu.

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Alice Antheaume

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