Baisers volés

Palmarès (triste) et retour (joyeux) sur le 64e Festival

Convenu et décevant, ce palmarès qui clôture un Festival qui aura été tout le contraire. Au douzième jour d’un assemblage surprenant de diversité, le jury semble s’être rabattu sur des plus petits dénominateurs communs qui, à l’exact opposé de ce qui s’était produit l’an dernier, n’affirment aucune idée ni aucune vision du cinéma. La seule dimension un peu notable de cette liste de récompenses est de corroborer un des choix significatifs de la compétition, la présence de films de genre, en primant une comédie (The Artist, prix d’interprétation à Jean Dujardin, qui le mérite mais où le véritable intérêt du film est noyé) et à un film d’action (Drive, du Danois Nicolas Winding Refn, exercice de style sans grand intérêt, contrairement aux apparences sans doute un des titres les plus formalistes de la sélection).

Le prix du scenario prime le film le plus étouffé par la supériorité de son scenario sur sa réalisation, tandis que le partage ex aequo du Grand Prix du Jury, récompense souvent consacrée aux œuvres les plus novatrices, accuse l’indécision des choix. Palme annoncée avant l’ouverture du Festival, solution consensuelle qui prime un film dont même de nombreux inconditionnels de l’auteur des Moissons du ciel conviennent qu’il comporte bien des aspects faibles et contestables, la récompense suprême à The Tree of Life de Terrence Malick témoigne surtout de l’incapacité de ce jury de construire une proposition cohérente.

On gardera le regret que ne figurent au palmarès ni le plus étonnant et réjouissant (Pater d’Alain Cavalier), ni le plus accompli et rigoureux (Le Havre d’Aki Kaurismaki), ni le plus inventif formellement (L’Apollonide de Bertrand Bonello), ni le plus fin (Habemus papam de Nanni Moretti). Et il est à prévoir que les beaux films des Dardenne (un demi-prix pour deux frères ça ne fait pas lourd pour chacun) et de Nuri Blige Ceylan ne gagnent pas grand chose à être ainsi rassemblés. Pourquoi être allé chercher l’assemblage télévisuel de saynètes accrocheuses concocté par Maiwenn pour lui donner le prix du jury ? Mystère. Tout juste concèdera-t-on que, sans trop prendre de risques, le jury a trouvé moyen de saluer l’exceptionnelle puissance de Melancholia de Lars Von Trier sans récompenser le réalisateur lui-même, après les déclarations débiles auxquelles il s’est livré. Gageons que le cinéaste n’est d’ailleurs pas mécontent d’avoir en deux films offert deux prix d’interprétation à ses actrices (Kirsten Dunst après Charlotte Gainsbourg dans Antechrist il y a deux ans).

Mais l’essentiel n’est évidemment pas là. Il est dans l’extraordinaire fécondité du cinéma qui s’est manifestée tout au long de ce Festival, en compétition officielle et bien au-delà. Il est dans l’heureux déplacement des repères, et d’abord des repères nationaux. On a ainsi vu un film italien entièrement tourné aux Etats-Unis et en Irlande (This Must Be the Place), un film finlandais entièrement tourné en France (Le Havre), un film britannique 100% fabriqué aux Etats-Unis (We Need to Talk About Kevin), un film français qui se passe entièrement en Amérique (The Artist) et un autre entièrement tourné au Maroc (La Source des femmes). On a vu aussi se multiplier les signes de dynamisme économique, avec un marché du film en hausse conséquente, et des ventes importantes dans de nombreuses parties du monde jusqu’à présent frileuses, comme la Russie ou l’Amérique latine.

Mieux que d’habitude, le 64e Festival a aussi su faire place aux réalités du monde contemporain, avec en particulier la présentation du film collectif égyptien 18 jours et du film tunisien Plus jamais peur de Mourad Ben Cheikh, les films des cinéastes iraniens persécutés par le régime islamique Jafar Panahi et Mohammad Rassoulof, la table ronde organisée par la Quinzaine et associant cinéastes d’Iran réprimés et cinéastes syriens menacés de mort. Dans un autre registre, l’intelligence du Pater de Cavalier trouvait moyen de faire écho aux tribulations de l’actualité la plus récente, faisant vieillir avant l’âge la lourde Conquête tant médiatisée.

Si cette année aura sans conteste été celle où la Semaine de la critique, qui fêtait ses 50 ans, aura été la plus remarquée des sections parallèles – phénomène confirmé par la Caméra d’or à Las Acacias de l’Argentin Pablo Giorgelli, Un certain regard, la Quinzaine des réalisateurs et l’ACID auront également réservé à des salles combles bon nombre d’heureuses surprises. A côtés de quelques grands noms attendus, et qui ont répondu à cette attente (Gus Van Sant, André Téchiné, Bruno Dumont, Jafar Panahi – sans oublier Woody Allen et Christophe Honoré hors compétition), il faut noter l’entrée dans la lumière de jeunes cinéastes, et particulièrement de jeunes cinéastes françaises. Aucune n’en aura mieux profité que Valérie Donzelli, justement acclamée comme réalisatrice et actrice de La guerre est déclarée, mais Valérie Mrejen (En ville, coréalisé par Bertrand Scheffer), Eva Ionesco (Little Princess),  Katia Lewkowitz (Pourquoi tu pleures ?) participent elles aussi de cette revigorante diversité de propositions. Au sortir de ces douze jours de véritable fête du cinéma, on se souvient avec plus d’amusement que d’affliction d’articles qui, au moment de l’ouverture, annonçaient l’obsolescence du cinéma en salles et du principe même des festivals. Du 11 au 22 mai sur la Croisette, pas un jour, pas une heure qui n’ait apporté un démenti direct à ces fausses prophéties.

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Femmes de Cannes

Jour 11# “La Source des femmes” de Radu Mihaileanu (Compétition), “Les Bien-aimés” de Christophe Honoré (Hors compétition, clôture)

Le Festival s’est ouvert avec des enfants, il se termine avec des femmes. Outre Elena, du russe Zviagintsev, en clôture de Un certain regard, construit autour d’un personnage féminin dont la placide opacité mènera au crime selon un schéma dostoïevskien terriblement dépourvu de souffle, le dernier titre en compétition, La Source des femmes, et le film de clôture, Les Bien-aimés, sont tous deux centrés sur des personnages féminins. Là s’arrête le rapprochement.

Réclamant le statut de conte dans un carton en ouverture d’une incroyable désinvolture (« il était une fois dans un pays du Maghreb ou de la péninsule arabique », autant écrire « quelque part chez les arabes, ce grand tas indifférencié de sous-développés »), La Source des femmes de Radu Mihaileanu réussit à accumuler tous les poncifs du politiquement correct et tous les clichés touristico-paternalistes dans une atterrante succession de plans plus académiques les uns que les autres. Véritable triangle des Bermudes où le cinéma disparaît sans retour, cette combinaison de la médiocrité de réalisation, de la bien-pensance sans risque et des visions folkloriques de « populations musulmanes » bariolées et arriérées malgré quelques traces de la 3e République par lesquelles viendra le salut civilisateur aura fourni le seul titre indigne d’une compétition par ailleurs très relevée même si, comme il est souhaitable, nul ne saurait aimer tous les films qui y figurent. Quand aux femmes du titre, elles n’existent pas, pas plus que n’existent les actrices supposées leur donner une présence : pseudo-pamphlet féministe dont le seul effet est de nier les femmes réelles (les comédiennes aussi bien que les hypothétique paysannes arabes), La Source des femmes est de fait aussi une réalisation involontairement mais terriblement misogyne.

On se serait même épargné de mentionner le film, s’il n’offrait un intéressant contrepoint aux Bien-aimés de Christophe Honoré. Car ce sont bien ici deux régimes du faux qui s’opposent. La fausseté de Mihaileanu est ignorance et complaisance. Celle de Honoré est stylisation, recherche d’une vérité d’une autre nature à travers des codes revendiqués et assumés, mis en œuvre ici avec une rare élégance.

Le film n’emporte pas d’emblée l’adhésion, malgré son début enjoué aux côtés d’une vendeuse voleuse de chaussures de luxe, pute réaliste amoureuse d’un toubib tchèque de passage au rythme des twists du milieu des années 60. La géométrie sentimentale des cette histoire d’amour sans scrupule déstabilise d’abord. De l’invasion de Prague par les chars russes à un coup de foudre londonien pour un batteur vétérinaire américain et homo, il faudra du temps et un sacré tonneau de rebondissements pour entrer dans l’univers construit par Christophe Honoré. Deux personnages féminins mais trois actrices sont au cœur de cette tortueuse, rieuse et finalement bouleversante affaire. Madeleine, jeune femme jouée par Ludivine Sagnier puis par Catherine Deneuve, est la mère de Véra, jouée comme de juste par sa fille, Chiara Mastroianni.

Il faudra du temps, jusqu’au 11 septembre et au-delà,  pour que de chansons en trahisons amoureuses, de moments de tendresse à haute intensité en joyeux chassés-croisés entre Paris, Prague, Londres, Reims et Montréal, s’établissent contre conventions ou simplement habitudes la liberté des sentiments, l’affirmation vive qu’il est possible de vivre autrement les relations de désir, d’affection, de connivence et qu’il est possible de les raconter autrement. Puisque le film d’Honoré, qui est peut-être l’accomplissement de ce à quoi il vise depuis son premier film (17 fois Cécile Cassard, à redécouvrir), est déclaration d’indépendance de sa mise en scène tout autant que de la vie sentimentale de ses protagonistes. Et qu’il serait d’ailleurs possible de pousser le parallèle entre la liberté conquise du filmage à l’intérieur des codes d’une tragicomédie musicale, et la liberté conquise de Madeleine à l’intérieur des rituels antinomiques associés à ses deux maris (Michel Delpech et Milos Forman, aussi épatants l’un que l’autre), et celle de Véra au nom d’un choix que rien ni personne n’arrêtera. Ni celui qui l’aime (Louis Garrel, au mieux de lui-même), ni celui qu’elle aime (Paul Schneider).

Les – excellentes – chansons d’Alex Beaupain, la circulation très inspirée entre les époques et les âges des personnages, les assemblages renouvelés de décors très fabriqués et d’inscription dans des lieux réels participent de cette construction vivante. Ils témoignent combien l’artifice peut être une puissance du vrai, lorsque c’est un artiste que le met en œuvre. Et combien ces pures figures de fiction que sont Madeleine et Véra donnent de présence, de richesse, de séduction à trois femmes on ne peut plus réelles, mesdames Sagnier, Deneuve et Mastroianni, qui en retour font rayonner d’une si complexe et émouvante justesse leurs personnages. Heureux mystère de l’incarnation cinématographique.   

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Festival expérience

C’est une expérience que vous ne ferez jamais – sauf peut-être, vous aussi, dans un festival. C’est à certains égards une expérience absurde, mais qui dit aussi une certaine vérité. Une vérité des films, et de ce que c’est que de voir des films. Le hasard (mais qui a des vertus d’exemplarité) m’a fait assister cet après-midi de vendredi à deux films à la suite, deux films aussi différents que possible. Deux films que j’aime bien, mais qui paraissent solliciter une relation complètement différente avec leur spectateur. Soit Le jour où il vient de Hong Sang-soo, à Un certain regard, et Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, en compétition officielle.

Le premier, qui semble un nouveau chapitre d’un film sans fin tourné par le réalisateur coréen depuis ses débuts (Le jour où le cochon est tombé dans le puits, 1996) est une de ses plus belles variations sur un motif omniprésent dans la majorité de ses films (La Vierge mise à nue par ses prétendants, Turning Gate, La femme est l’avenir de l’homme, Conte de cinéma, Like You Know It All, Les Femmes de mes amis, Ha ha ha). Cette fois dans les rues de Séoul, et comme toujours dans un grand nombre de bars, on y suit la dérive d’un cinéaste incapable de continuer à filmer, qui croise de multiples personnages. Ce sont des figures d’amis de jeunesse devenus un peu des rivaux, un peu des doubles embarrassants, mais surtout d’innombrables et toujours très séduisants personnages féminins, variations infinies d’une utopie amoureuse et incarnations difficiles à affronter de réalités humaines.

Dérive sensuelle des sentiments, du désir et de la solitude, Le jour où il vient trouve dans le noir et blanc à la fois émouvant et ironique des images les multiples vibrations d’une errance intérieure plus encore que le long de trottoirs de la capitale. Autodérision inquiète saturée dune douceur scandée de réactions violentes, comédie de l’absurde ouvert sur le désespoir, le film suscite une empathie flottante, réclame et obtient de ses spectateurs une disponibilité qui crée un état proche de l’ivresse perpétuelle de son anti-héro, et où s’épanouissent les troublantes beautés de cette œuvre d’une sincérité d’écorché capable de garder le sourire dans la souffrance et de marcher droit au bout de la nuit.

Exactement à l’opposé se trouve ce qu’inspire le nouveau film de Bilge Ceylan. Chez l’auteur d’Uzak et des Climats, il s’agit pourtant là aussi d’une quête, qui semble d’abord une enquête, enquête policière à travers la campagne anatolienne, à la recherche d’un cadavre. A bord de trois véhicules, flics, meurtriers, procureur, médecin et chauffeurs accomplissent un périple qui semble devoir être sans fin, en tentant d’identifier le lieu où se trouve la victime. Autre film-trajectoire scandé de multiples épisodes donc, mais où cette fois chaque élément est posé à sa juste place, avec un sens du cadre et de l’organisation du récit qui est l’antithèse du lâcher prise de Hong Sang-soo.

Dans les deux cas, les récits ne sont qu’en apparences linéaires. Mais si le déroulement du premier se révélait un écheveau où il n’y avait pas plus de sens, ou d’absurdité, à repasser par les mêmes points, la successions des haltes et péripéties du second, selon une toute autre économie narrative, sert à s’enfoncer dans une accumulation qui transforme la recherche d’un fait en méditation ouverte, et invocation d’une profondeur quand tout semblait se jouer en surface. Plongée dans la nuit durant toute  la première heure, dessinée par les lumières des phares et recadrée par l’habitacle des voitures, redéfini par les enjeux et angoisses de chaque personnage, la succession des événements décolle peu à peu de son sens littéral, d’autres histoires « secondaires » se faufilent, de nouvelles questions sont posées, de nouveaux éléments d’explication, qui compliquent les chosent plutôt que de les résoudre, sont proposés.

Autant le spectateur du film coréen était amené à adopter un attitude flottante, autant celui du film turc est incité à une attention précise, à une pratique d’archiviste de ce qui se passe sur l’écran, et qui comporte d’ailleurs moult scènes d’états des lieux et de procès verbaux au fil d’une projection délibérément et nécessairement longue (2h37). Passer de l’un à l’autre de ces films sans guère de transition est une étrange gymnastique, pas évidente surtout en fin de festival si bien rempli – on pourrait décrire de même la « posture mentale » qu’appellent beaucoup d’autres films, étant entendu que toutes ces postures ne se valent pas. Mais là n’est pas l’important. L’important est, finalement, la manière dont, dans le cas des films HSS et de NBC, ces expériences convergent et se font écho. Non parce qu’elles se mettraient à se ressembler, mais parce qu’elles sont deux modalités de ce qui peut advenir de troublant, et de très heureux dans la rencontre avec un film qui déjoue la relation attendue avec la fiction, avec les personnages, avec un lieu, une durée ou un genre.

Ce ne sont que deux exemples, tirés du ressenti d’un après-midi, les avoir vécu presqu’à la suite l’un de l’autre ne fait que mieux souligner la multiplicité des moyens dont un film dispose, dès lors qu’il ne cherche pas à reproduire les poncifs de la relation produit/consommateur. L’ébriété désirante du premier, la méticulosité obsessionnelle du second sont des passages vers ce sur quoi le cinéma peut ouvrir, et ainsi rencontrer chez chacun ce qui lui importe, pour le pire de ses angoisses et le meilleur de ses joies. Un film ne « dit » rien, n’a rien à dire contrairement à ce qu’on ne cesse de nous harceler. Un film, comme toute œuvre d’art, mais avec des moyens particuliers au cinéma, suscite des émotions qui offrent (ou pas) à chacun un accès à quelque chose de lui-même où il ne savait pas aller, et qui peut le concerner de la manière la plus intime et personnelle comme dans les innombrables formes de rapport au monde, à la nature, à la société, etc. Radicales et radicalement différentes, les approches du cinéaste coréen et du cinéaste turc aidaient à mieux s’en rendre compte, ou du moins à le formuler.

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Une caméra libre à Téhéran

Cannes jour 9# “Ceci n’est pas un film” de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmabs (Hors compétition)

 

Est-elle réellement en demi-teinte, cette journée ? Ou est-ce d’avoir déjà absorbé trop de films, de bons films très divers, en et hors compétition, depuis plus d’une semaine, qui engendre cette impression de flotter dans un environnement agréable, mais sans grand chose à quoi s’accrocher. Ainsi, par exemple, des deux films en compétition présentés ce jeudi. La piel que habito de Pedro Almodovar est à n’en pas douter un bon film de Pedro Almodovar. Mais pas davantage. Questionnement de l’identité, surtout sexuelle, jeu virtuose sur les images et les dispositifs de représentation, enfermements en tous genres, références cinéphiles (avec cette fois une heureuse dominante Hitchcocko-languienne). Et au final l’impression d’un bel objet bien solide, où manque le supplément de trouble, de mystère, d’excès qui fait les grands films – ceux d’Almodovar notamment. Quand au remake en 3D du Harakiri  de Kobayashi par le trublion en chef du cinéma japonais Takeshi Miike, il est apparu bien sage, pour ne pas dire laborieux, dans la longue traversée du récit qui justifie l’affrontement final, quant à lui plutôt réussi.

A contrario, on avouera être allé assister à Ceci n’est pas un film cosigné par Jafar Panahi surtout par solidarité, par acquis de conscience, par conviction que l’existence d’un tel film et le fait qu’il soit montré à Cannes étaient en soi une victoire. Mais sans grande attente à l’égard d’une réalisation tournée sinon clandestinement (que le régime iranine ait pu ignorer sa fabrication n’est pas crédible) du moins dans des conditions de contrainte extrême, et essentiellement avec une visée de manifeste. D’où la très heureuse surprise de découvrir un des meilleurs films auxquels est associé le nom de l’auteur du Ballon blanc et du Cercle et de Sang et or, cette fois en compagnie de son acolyte Mojtaba Mirtahmabs.

Réalisé dans l’appartement du réalisateur sous le coup d’une double condamnation (6 ans de prison, 20 d’interdiction de tourner et de sortir du pays) dont il a fait appel, attendant un verdict qui ne vient pas, Ceci n’est pas un film se révèle une œuvre passionnante, inventive, critique des dispositifs du cinéma lui-même autant que de l’inadmissible situation imposée au cinéaste.

Le film se passe de l’aube au milieu de la nuit d’un jour pas comme les autres, le 15 mars qui fut cette année  jour (et surtout nuit) de la Fête du feu, réjouissance populaire traditionnelle inspirée du soubassement zoroastrien de la culture iranienne, donc mal vue du pouvoir puisque non-musulmane, et de surcroit cette année mise à profit par les opposants, et violemment réprimée. A la télévision, rien de ce qui se passe dans les rues de la ville, mais les images d’une autre et monstrueuse catastrophe, le tsunami qui frappe le Japon. Isolé du monde mais relié par le téléphone, la télé, ce qu’on voit et entend par les fenêtres, Panahi met en scène avec malice et exigence sa propre situation, ses impasses et les espaces qu’il peut encore occuper, y copris en relation avec ces multiples profondeurs de champ. Flanqué d’un sympathique mais impressionnant iguane domestique qui apporte une touche d’étrangeté tour à tour comique et un peu inquiétante, il explique sa situation de condamné dont la sentence n’est pas encore exécutoire, et utilise des extraits de certains de ses précédents films (Le Miroir, Sang et or) pour mieux interroger sa place actuelle, politiquement et artistiquement.

De l’évocation de ses projets de film systématiquement interdits à la reconstitution in abstracto, sur le tapis de son salon, du décor d’un film qu’il aurait tant voulu tourner, des échanges politiques avec ses amis et soutiens (dont la grande cinéaste Rakhshan Bani-Etemad) au dispositif intrigant qui nait quand Panahi utilise son téléphone portable pour filmer, et notamment filmer Mirtahmabs en train de le filmer.

A l’évidence Panahi trace ici de nouvelles voies en partie inspirées des explorations de son mentor Abbas Kiarostami, notamment avec Close-up, Ten et Shirin. Mais à Cannes une autre référence, moins prévisible, s’imposait : de la manière la plus improbable, Jafar Panahi recroise la procédure mise en place par Alain Cavalier dans Pater, lorsqu’il échangeait les rôles avec Vincent Lindon, avant, là aussi, de se filmer l’un l’autre, dans un champ contrechamp rieur et intempestif.

Pas question, évidemment, de comparer la situation à Paris et à Téhéran. Mais malgré ces contextes différents, finalement des gestes similaires, gestes de liberté, de rupture avec l’emprise des places instituées (dirigeant/citoyen, réalisateur/acteur, etc.) qui attestent de la capacité d’authentiques cinéastes à mettre en jeu de manière créative leur place et leur rôle social, d’une manière qui (là aussi si différemment) est un défi manifeste à l’ordre du récit, de la fiction, de la définition des positions assignées à chacun – comme Panahi est assigné à résidence. Et Alain Cavalier est par excellente le réalisateur qui aurait su filmer aussi bien (quoique différemment) l’étonnant voyage en ascenseur avec lequel se termine Ceci n’est pas un film. Ce titre est à la fois affirmation de sa forme singulière (ce n’est en effet pas un film comme les autres) et pied de nez en forme d’apparente soumission aux juges qui ont condamné Panahi à ne pas faire de films. Puisque Ceci n’est pas un film est bien du cinéma, et du meilleur.

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Biais d’actualité

Jour 8# La Conquête de X. Durringer (Hors compétition), 18 jours, film collectif (Hors compétition)

Au huitième jour du Festival nait l’envie d’en parler aussi un peu autrement que sous l’angle critique. Non pas que ce mercredi ait été pauvre en propositions, avec deux beaux films en compétition. Ainsi le très impressionnant Melancholia de Lars Von Trier, remake wagnérien du Sacrifice de Tarkovski, fin du monde à l’échelle du cosmos, et d’une très intime dépression. Splendeur troublante du film, que ne devrait pas ternir une polémique vaine qui n’a à voir avec lui que comme confirmation des penchants suicidaires de son auteur. Puis, dans une tonalité très différente, le très beau Hanezu de Noami Kawase, composition élégiaque et tourmenté en l’honneur des forces de vie qui hantent un paysage habité depuis des millénaires. Tourné avant le tremblent de terre de mars dernier, le film semble pourtant lui faire écho, à la fois deuil et espoir chanté sous une forme poétique très émouvante.

Mais il s’est aussi produit sur les écrans cannois des événements d’une autre nature. L’un d’eux était supposé être la projection de La Conquête. Si, sans surprise, le travail d’acteur de Denis Podalydès est remarquable (quand la plupart des autres, à la notable exception d’Hyppolite Girardot en Guéant, fonctionnent dans le registre de l’imitation), le film est d’un intérêt tout relatif. Contrairement à ce qu’attendait à l’évidence la majorité des spectateurs, il n’est en tout cas pas une caricature de Nicolas Sarkozy, qui sort plutôt à son avantage de l’affaire (contrairement à Chirac et Villepin). Que Xavier Durringer et son producteur scénariste Patrick Rotman aient évité la veine chansonnière est un soulagement, le problème étant qu’ils ne savent pas précisément quoi faire d’autre, au-delà du « geste » de consacrer un film de fiction au président en exercice. Beaucoup de bruit médiatique pour bien peu de choses à l’arrivée.

Nettement plus intéressante aura été l’initiative du festival d’inaugurer cette année le principe de rendre chaque année hommage à un pays, et de consacrer ce premier coup de chapeau à l’Egypte. Il reste à véritablement en trouver la forme (il est clair que tout ça été improvisé à la dernière minute), mais l’hypothèse que le Festival serve aussi à l’avenir à faire dialoguer l’histoire significative d’une cinématographie nationale avec un état du cinéma contemporain est prometteuse. Révérence gardée à la riche histoire du cinéma égyptien et aux mânes de Youssef Chahine, c’est bien à la Révolution de Février qu’est dû le choix de ce pays pour cette année. Et sa traduction la plus significative est donc 18 Jours, assemblage de dix courts métrages réalisés à chaud, juste après les manifestations de la Place Tahrir et la chute de Moubarak. Né de l’impérieux désir d’un groupe de réalisateurs égyptiens de prolonger en cinéastes l’expérience vécue en citoyens au cours des événements de janvier et de février, ce projet était d’abord destiné à une mise en ligne sur Internet, avant de se transformer en idée de long métrage collectif. 

Disons bien clairement que tout ça ne fait pas un très bon film (comme c’est d’ailleurs presque toujours le cas avec les assemblages de courts métrages). Mais quand même « quelque chose » de bien intéressant, à plusieurs titres. D’abord le choix, commun au dix réalisateurs, de la fiction, quand le matériau documentaire était si riche – certains incorporent d’ailleurs des images tournées sur place pendant les événements, les plus belles étant celles reprises d’enregistrements avec téléphones portables, dont la matière vidéo prend sur grand écran une qualité graphique en même temps qu’un caractère fantomatique qui les sert. Que nous ayons été saturés d’images tournées sur place en direct, par des milliers d’amateurs et les chaines de télévision, explique sans doute que les réalisateurs aient cru devoir chercher à faire de la fiction, plus lourde et propice à davantage de maladresses dans un tel contexte de production (précipitation et manque de moyens). Il y avait pourtant matière à une recherche cinématographique documentaire qui montrerait autre chose que YouTube et Al Jazeera, cette recherche reste à faire. D’autres plans documentaires, tournés avec un matériel et un regard plus sophistiqués, offrent quelques belles échapées, qu’on aimerait voir reprises et développées.

Le deuxième intérêt de 18 jours tient à la grande diversité des approches, et à l’absence de triomphalisme des 10 films. Directement ou indirectement, beaucoup des aspects de ce qui s’est joué entre le 25 janvier et le 11 février au Caire est capté par l’un ou l’autre des récits, qu’il s’agisse du rôle des télévisions, d’Internet et du désir de faire image, de la relation complexe et excessive de nombreux Egyptiens vis-à-vis de la personne de Moubarak, de l’organisation des milices d’autodéfense dans les quartiers et de leurs aspects à la fois ambivalents et folkloriques, ou des relations hommes-femmes, enjeu du court métrage du plus connu des cosignataires, Yousri Nasrallah, auteur notamment du très beau A propos des garçons, des filles et du voile. En outre, nombreux sont les films qui mettent en scène ceux qui n’ont pas suivi le mouvement, ou l’ont fait à contrecœur, ou pour de mauvaises raisons. L’esprit de ces films est plus proche de celui de nouvelles de Naguib Mahfouz que de fresques eisensteiniennes exaltant le triomphe du peuple, et, à un moment où la situation est loin d’être stabilisée en Egypte, c’est plutôt bon signe.

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Jour de grâce

 CANNES, jour 7#: Le Havre de Aki Kaurismaki (Compétition), Pater de Alain Cavalier (Compétition),

André Wilms, cireur et seigneur, Valjean d’aujourd’hui, et Darroussin, Javert au grand coeur

A mi-parcours, on peut sans hésiter déclarer que l’année 2011 est un bon cru cannois. Qu’est-ce qu’un bon cru cannois ? Essentiellement le fait que c’est ainsi que le Festival est ressenti. Formidablement riche et extrêmement inégale, telle est l’offre de cette cession, que l’on prenne en compte la compétition ou l’ensemble des sélections. Le lundi avait été surchargé, avec le pachyderme mystique Tree of Life et une incroyable flottille de films français, Bonello, Téchiné, Dumont dont on a parlé, auxquels on aurait pu ajouter le très beau En ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer à la Quinzaine, l’épatant Little Princess d’Eva Ionesco à la Semaine de la critique. A ces risques de trop plein aura succédé ce mardi le bienheureux équilibre offert par deux films en compétition, deux moments de pure joie, aussi différents qu’également capable de satisfaire quiconque aime le cinéma.

Soit, par ordre de découverte, d’abord Le Havre, le nouveau film d’Aki Kaurismaki. Vous connaissez ses films ? Disons alors seulement que celui-ci est une sorte d’épure parfaite de ce qu’il travaille depuis exactement 30 ans. Vous ne les connaissez pas ? Le Havre est une comédie méticuleuse portée par l’amour des humains et l’exigence du respect des principes élémentaires du vivre ensemble, exaltée par un art de la mise en scène dont l’apparente simplicité vibre immensément des puissances de l’art du cinéma. Vous pouvez relire la phrase depuis le début, je persiste et signe.

Histoire ô combien, hélas, européenne – celle de la traque des plus pauvres, noirs et basanés de surcroît, dans une ville plutôt pauvre d’un pays riche. Histoire de solidarité, de connivence humaine, brossée grâces aux miraculeuses vertus d’un brechtisme sec, pour la plus grande joie d’un public qui rit de bon cœur à cette pantomime politique, comédie musicale parlée à la gloire de ceux qui ont décidé de ne pas accepter l’indignité. On en parle pas trop, de ces dizaines de milliers de gens qui, notamment dans les réseaux RESF, prennent de véritables risques pour soustraire à la police française des gens à qui on inflige le déni des principes sur lesquels est fondée la République française. Aucun film ne l’avait encore raconté, c’est fait et bien fait. A la fin, le cerisier était en fleur. Oui, celui-là, celui du Temps des cerises, dont la plus belle interprétation connue est aussi dan un film d’Aki K. (Juha).

Ce fut notre bonheur du matin. Notre bonheur de l’après-midi s’appelle Pater, film d’Alain Cavalier (et aussi de Vincent Lindon). Voilà 15 ans au moins qu’Alain Cavalier, résolument hors des sentiers battus du cinéma, pose toutes les bonnes questions du cinéma. Cette fois-ci, il fait encore un pas, que dis-je ?, un bond, un saut périlleux, un saut de l’ange vers un vertige de fiction. C’était le cirque, au Palais, pour la projection unique accordée à ce film en compétition, quand tous les autres ont droit à trois séances. Mais après, quelle joie ! Quel azymutage dézingué des repères du vrai et du faux, dans un film tourné il y a plusieurs mois qui sait parler en direct de ce qui arrive à DSK, dans un film où le réalisateur accomplit ce geste inouï de tendre la caméra à son acteur pour poursuivre le plan – juste et bouleversante continuation de ce que Cavalier interroge, par sa pratique, depuis Le Répondeur et La Rencontre.

Le Président Cavalier et son premier ministre Lindon

Monsieur le Président de la République française Alain C nomme premier ministre monsieur Vincent L. Un seul projet, un seul programme : l‘égalité. Egalité sociale, égalité des rapports entre filmeur et filmé. Enfin n’exagérons pas : une réduction de l’inégalité structurelle qui fait notre société de merde. Oui : de merde.  Nous voici bien près de l’ami Aki de ce matin, bien que par des voies toutes différentes. La générosité, l‘intelligence, le refus d’accepter la diktat politicien comme celui du spectacle – et l’intime certitude que c’est le même, cet ordre du monde qui fonde la terreur, la misère et l’oppression.

Larrons en foire, Cavalier, Lindon et une poignée d’acolytes jouent à saute-mouton sur les codes du système de la Ve République et du cinéma, traversent et retraversent en tous sens les apparences avec une sincérité et une vigueur ludique qui semblent aller en augmentant, tandis qu’un chat tigré franchit portes et fenêtres, s’étire et s’indiffère. A la fin de la séance, il a fallu flanquer finir par dehors un public qui n’en finissait plus d’applaudir sans fin, dans un état de gratitude heureuse et troublée, riant beaucoup pleurant un peu – sauf Lindon, qui lui pleurait beaucoup, d’une liesse émue qu’il fut un privilège de partager.

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La secte Malick et le monde cinéma

CANNES, jour 6#: Tree of Life de T. Malick (Compétition), Hors Satan de B. Dumont (Certain Regard), L’Apollonide (B.Bonello), Impardonnables (A. Téchiné)

La grosse affaire du jour était donc la projection de The Tree of Life de Terrence Malik, film culte avant d’avoir été vu, arlésienne de plusieurs sélections festivalières depuis un an. Bagarres pour entrer, tension des grands jours adroitement orchestrée par les promoteurs du film et les organisateurs du festival, pourquoi pas ? Créer du désir fait partie de leur travail. Puis le film vint. Le film ? Après une citation du Livre de Job, d’abord une bonne demi-heure d’imagerie new age, accompagnée d’une voix off psalmodiant invocation à l’être suprême et allusions pieuses un tantinet confuses, salmigondis de références bibliques, d’images de matière stellaire, d’éruption volcaniques, de référence à la naissance de l’univers, montage des anneaux de Saturne avec des spermatozoïdes et des cascades, c’est le flux de la vie dans le cosmos, quoi, tu vois ?  Tiens, des dinosaures en plastoc digital, et le fleuve du film d’avant pour évoquer le grand cours de la Vie, de l’Histoire, et de l’Etre.

La bienveillance, pour ne pas dire la complaisance avec lesquelles ce risible pensum a été accueilli soulignait une étrange symétrie : il y a aujourd’hui une coterie Malick aux comportements de secte, très active notamment sur Internet, qui fait écho au discours dudit Malick, qui est lui-même un discours de secte, mêlant avec une grande habileté (ce type-là sait faire des plans de cinéma, on est au courant) intimidation pompeuse et persuasion sentimentale.

Tiens, voilà Sean Penn, qu’est-ce qu’il fait là ? On ne le saura pas, lui non plus n’a pas l’air de le savoir. Il erre dans des architectures modernes, on devine qu’il est la version adulte d’un des enfants dont la plus grande part du film (qui n’a toujours pas vraiment commencé) contera l’histoire. Histoire d’une famille américaine à la fin des années 50, dans une bourgade petite petite bourgeoise. Papa Brad Pitt, maman et trois garçons, (mais le troisième compte pour du beurre). Le prologue a fait savoir qu’un des deux autres fils va mourir, on ne sait pas pourquoi, un prête viendra expliquer que le malheur ne frappe pas que les méchants, qu’il y a de la souffrance partout en ce bas monde. On croit comprendre que Sean Penn, qui traine dans des ascenseurs ultramodernes d’un air déprimé, est l’autre, le survivant. Donc en fait la famille n’était pas heureuse, papa Brad Pitt est un aigri qui maltraite ses gamins sous prétexte d’en faire des hommes, mes fils. Et ? Et rien. 

En fait si. Pendant une seconde, on entrevoit un camion municipal qui arbore le nom de la bourgade où se déroule l’histoire : Waco, Texas. Là même où eut lieu une bataille rangée aboutissant au massacre des membres d’une secte en 1993. Aux généralités pas vraiment passionnantes sur la présence du Mal là où le Bien aurait dû seul régner, cette fugace allusion suggère d’ajouter une dénonciation en sourdine des excès du puritanisme, du machisme et de l’autoritarisme tels qu’ils peuvent se manifester dans une famille américaine moyenne. Jusqu’au bain de sang sectaire façon Davidiens ? Ah d’accord ! Du coup, c’est reparti pour un quart d’heure de fonds d’écran new age, avec orages de feu, aube cosmique, et ce pauvre Sean Penn pataugeant à mi-mollet dans une lagune qui doit être le séjour des morts, ou les limbes, ou je ne sais pas trop en fait. Malgré la quasi unanimité en faveur du film avant de l’avoir vu, disons que la réaction de la salle lorsqu’est enfin apparu le générique de fin a été plutôt fraiche. Reniant un siècle entier de réponses de cinéma à la possibilité d’évoquer l’invisible par les moyens du visible, tels que des cinéastes (croyants ou pas) les ont déployés, de Dreyer à Bresson, de Rossellini à Pasolini, de Tarkovski à Pialat, cette interminable illustration sulpicienne frappait surtout par sa naïveté, et son absence de croyance dans les véritables puissances du cinéma.

Phénomène d’autant plus intéressant qu’il se trouve que cette journée dominée « sur le papier » par le film de Malick était riche en propositions autrement passionnantes, y compris sur les mêmes terrains. C’est de toute évidence le cas de Hors Satan de Bruno Dumont, présenté à Un certain regard : exactement le contraire de Tree of Life, un film qui ne croit qu’à la matière, et aux puissances du regard porté sur elle, un film où le miracle n’est pas un dogme ecclésiastique mais la manifestation déployée en émotion profonde de conséquences concrètes d’actes concrets. L’amour qui lie la jeune fille gothique et l’ermite SDF est comme une force météorologique au cœur de ce paysage étonnant du Nord de la France, territoire hanté par la légende grâce à l’esprit qui le regarde, et pas sous l’effet d’un discours plaqué.

Le même jour, en compétition officielle, figurait L’Apollonide de Bertrand Bonello. Sa manière à lui de s’opposer au film de Malick ne concerne pas la manière de filmer la transcendance mais la mise en scène elle-même : au cinéma qui ne cesse d’énoncer du réalisateur américain s’oppose un cinéma des instants, des lieux, des affects, des différentiels de beauté, de douceur, de cruauté, de soumission et de révolte, une géographie en volume qui peut à peu littéralement construit le bordel dont il raconte l’histoire. L’Apollonide est un véritable film en relief, sauf que le relief n’est pas dans les lunettes ni même dans les yeux, il est dans la tête de chaque sectateur. La maison close se compose peu à peu, en une vive relation avec le temps présent, grâce à l’organisation mentale qui fait apparaître ces multiples figures, ces multiples ambiances, ces multiples tonalités.

On pourrait encore opposer, à nouveau selon un tout autre axe, le film d’André Téchiné présenté à la Quinzaine des réalisateurs, Impardonnables, à celui de Malick. Une phrase inspirée de Schopenhauer ouvre et clos le film, une phrase qui dit que le créateur (sans majuscule) ne sait pas mieux comment il fait ce qu’il crée que la mère ne sait comment elle fabrique le bébé qu’elle va mettre au monde. Exacte antithèse des énoncés dogmatiques de Malick. De ce principe d’incernabilité de la création, Téchiné fait un film extraordinairement ouvert, divers, saturé de romanesque sans se plier à aucune loi du roman classique, autour des amours lacunaires et lagunaires d’un écrivain vieillissant (André Dussolier) et d’une séduisante marchande de biens (Carole Bouquet), dans une Venise fantomatique et ludique, parfaitement non-touristique, dont même les canaux et les ruelles paraissent voués à décourager quoique ce soit qui ressemblerait à la grosse autoroute dramatique et visuelle façon Tree of Life. Ramifications, mouvements multiples suscités par vents et sèves, miroitements : s’il y a un arbre de vie (cinématographique), il pousse bien plutôt dans cette traversée des apparences vénitiennes.  

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Salut The Artist

CANNES, JOUR #5 – «The Artist», de Michel Hazanavicius, compétition officielle

© Warner Bros / Wild Bunch

© Warner Bros / Wild Bunch

Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du  cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.

La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.

On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.

Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.

© Warner Bros / Wild Bunch

© Warner Bros / Wild Bunch

On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.

Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).

Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.

Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.

Jean-Michel Frodon

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J’ai failli faire ‘j’ai testé Cannes’ part 2

La première journée de cette folle aventure par ici

Jour 2

3h (du matin) Je me réveille en sueur. Je viens de réaliser que si je n’écris aucun papier, la comptable de Slate va sans doute refuser de me rembourser mes 300 euros de billets de train. Je me rendors en me promettant de m’y mettre le lendemain.

12h30 Alors que je me lève fraîche comme la rosée – tu m’étonnes, je viens de dormir 12h – mes colocs me font un remake de Very Bad Trip. Au fur et à mesure que les minutes passent, les souvenirs de la veille leurs reviennent. Attends, les accréds sont dans ma poche. Attends, les accréds sont dans la poche de ma veste. Attends, ma veste est chez Maud. Attends, Maud n’est pas chez elle. Attends, tu te souviens de qui est Maud ?

Moi, je m’en fiche, j’ai dormi, je sautille de bien-être. Je prends mon téléphone et là, je découvre 3 textos de Henry Michel. Je n’ai pas le temps de les lire, il est déjà en train de me téléphoner. Il m’annonce : « Je vais appeler Johan Hufnagel et lui dire que j’arrête le blog Cannes.

–  T’arrêtes quoi ? T’as pas commencé à écrire.

– Ah oui… Bon. Je vais écrire un billet pour expliquer que je ne peux pas écrire. » Je me mords les lèvres de dépit. Je viens de lui donner une idée de sujet alors que je suis toujours en pleine galère. En même temps, pour l’instant, il n’a rien écrit non plus. A cette idée de ne pas être la seule nulle mais que nous soyons deux cancres angoissés, je me sens suffisamment rassérénée pour envisager d’aller voir un film.

14h Je croise Ioudgine, qui tient le blog Cannes d’Arte.

Ioudgine, blogueuse-mystère

Je compte sur elle pour médire sur Pierre Siankowski qui tient le blog Cannes des Inrocks et nous pond du 75 000 signes toutes les deux heures, tu-vois-easy-tranquille-la-vie, accompagnés de photos des stars avec qui il passe ses soirées. (Je suis pétrie de jalousie.) Mais je n’ai pas le temps d’en placer une qu’elle m’annonce que c’est vraiment super dommage que je sois partie me coucher la veille vu qu’elle a été à une soirée à l’hôtel Marriot avec Owen Wilson. Ok. Je vais donc aller me pendre. Je me sens désespérément seule. En même temps, j’ai bien conscience que si je ne sors pas (parce que je dors à minuit) et que je ne vais pas non plus voir de films (parce que je dors encore au moment des projections presse du matin) faut pas que je m’étonne d’avoir rien à écrire.

15h Je vais enfin voir un film. Oui, un film. Je sais, c’est fou. Je peux encore sauver ce festival. (Surtout que Henry Michel, lui, n’a vu aucun film pour le moment. C’est quasiment comme si je prenais une longueur d’avance.) Cependant, mon coloc exprime un léger doute sur le choix de film que j’ai fait. Le dossier de presse disait « MICHAEL décrit les cinq derniers mois de la vie commune forcée entre Wolfgang, 10 ans et Michael, 35 ans ». Mon coloc me fait remarquer qu’on s’apprête donc à voir un film autrichien sur la pédophilie. Je réponds que non, vie commune forcée, ça peut aussi vouloir dire qu’ils sont coïncés ensemble suite à une attaque de zombies. Il se trouve qu’il avait raison (en même temps, dans le dossier de presse, ils mentionnaient aussi Natascha Kampusch, ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille). Ceci étant, je ne vois pas comment on peut faire plus cannois que ça comme genre de film chiant. Je vous fais le pitch pour être certaine que vous n’irez pas le voir (c’est une daube). Donc Michael est un pédophile qui tient enfermé dans sa cave un petit garçon qu’il viole tous les soirs après s’être lavé les dents. Le film, quasi muet, décrit la vie quotidienne de ce couple ‘peu ordinaire’. Michael coupe les cheveux de sa victime. Ils fêtent Noël. Ils dînent ensemble. Ils vont se promener.

Pour déterminer si c’est un bon film ou pas (en l’occurrence la réponse est : ou pas), un critère simple : le rire. Le fait que mon coloc et moi ayons été pris d’un fou rire pendant la scène la plus glauque du film me semble être le signe d’un échec pour le réalisateur (qui était, malheureusement pour lui, présent à cette projection et a donc pu profiter des ricanements des deux crétins derrière lui). Pourquoi a-t-on ri ? Un soir, Michael est seul affalé sur son canapé devant la télé. (Le gamin étant enfermé à la cave.) Il regarde ce qu’on suppose être une parodie de film d’horreur en version porno. On entend en off le dialogue, la caméra est sur Michael. Voix d’homme : « Tu vois, ça, c’est ma bite. Ca, c’est mon couteau. Tu préfères que je t’enfonce quoi ? » Et là, Michael est mort de rire. (Ce qui ne va pas arriver très souvent pendant le film.) On comprend que vraiment, il trouve que c’est une super blague. Le lendemain soir, Michael dîne en face-à-face avec le gamin, comme tous les soirs. Ils ne parlent pas, comme d’hab. Et puis, Michael baisse la tête et commence à rire. (Là, j’ai pris ma tête entre mes mains de gêne, je me suis tassée dans mon fauteuil et mon coloc a murmuré « non… il va pas oser… ») Michael, hilare, a vraiment trop envie de partager la bonne blague de la veille. Il se lève. Il ouvre sa braguette. On voit son petit sexe tout rose pendouiller au-dessus de son assiette de purée et il dit au môme « Tu vois, ça, c’est ma bite » Il prend son couteau « ça, c’est mon couteau. Tu préfères que je t’enfonces quoi ? » Michael hoquette de rire, il regarde le môme en attendant vraiment qu’il partage son hilarité. Le gamin ne lève même pas la tête et continue de manger en répondant « Ton couteau ».

Très intense moment de malaise dans la salle, tellement la scène qui se veut sobre est clichée et maladroite.

19h30 Réunion de crise autour d’un verre avec Henry Michel. L’équipe de Slate à Cannes (plus connue sous le noms d’équipe des gros losers) a besoin de faire le point. Désormais, une seule chose nous préoccupe. A ce stade, on a clairement abandonné la recherche d’idées de sujet. On cherche un échappatoire. Henry sirote sa coupe de champagne avant de me poser enfin la question qui lui brûle les lèvres : « Johan Hufnagel, il est plutôt genre mec cool ou nerveux ? »

20h On décide qu’il est plutôt cool et on part à la soirée Inrocks.

22h On se dit qu’il est vraiment très cool et que ça va le faire bien rigoler si on lui envoie une photo de ses pigistes branleurs en train de picoler.

22h01 Henry Michel se dégonfle. Non on ne peut pas envoyer cette photo au chef alors qu’on devrait être en train de bosser. Je réponds que je m’en fous, je la mettrai dans mon billet. Henry Michel se fige. « Quel billet ? T’as un billet de prévu ? Tu l’as déjà écrit, c’est ça ? T’as fait combien de signes ?? »

22h03 Henry Michel quitte la soirée en courant. Je comprends tout de suite qu’il rentre chez lui travailler. Je fais un sprint dans la rue pour le rattraper, je bouscule un mime (“con de mime”), je crie « Henry, reviens, je te jure que j’ai pas écrit une ligne ». J’arrive à sa voiture. Trop tard. Il a claqué la portière et s’est enfermé à l’intérieur. Je tambourine à la vitre. De l’autre côté, je le vois, le visage baigné de larmes : « Comment t’as pu me faire ça ?? T’as écrit un papier sans me le dire. En douce. Il est déjà en ligne sur le blog, c’est ça hein ?! » Je lui jure que non et je fais crisser mes ongles contre le plastique de la vitre. Mais c’est inutile, j’ai perdu sa confiance. Il me dit « Je m’en fous, je rentre, je vais poster cette nuit », il démarre et disparait dans la nuit cannoise. (Je n’ai, à ce jour, plus eu de signe de vie.)

4h (du matin) Je dors à poing fermé. Je n’ai pas rédigé une ligne d’article, mon collègue de lose a disparu, mon coloc est ivre mort et m’envoie des photos de lui aux chiottes mais rien, absolument rien ne m’ôtera le sommeil. Je suis malgré tout réveillée par un texto. C’est le chef. « Il faut que tu fasses un papier. » J’ai la tête embrumée, mais je me dis que ça va, je vais lui pondre son papier Cannes, ça sert à rien de me harceler en pleine nuit. Je lis la suite du message « un papier sur DSK. » Epic fail. Epic Cannes.

Titiou Lecoq

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J’ai failli faire ‘j’ai testé Cannes’ part 1

Cette année, pas moins de 3 envoyés spéciaux de Slate à Cannes pour animer le blog. Sur le papier, c’était parfait. Jean-Michel Frodon se chargerait des critiques de films, Henry Michel ferait les à-côtés du festival sur un ton humoristique et Titiou, elle, bah… elle se démerderait pour trouver des sujets que les deux autres n’avaient pas encore faits. Je partais avec un léger désavantage à savoir que je faisais juste un passage éclair au festival. Mais pour contre-balancer, je comptais sur un atout non négligeable. Je n’étais jamais allée à Cannes. D’emblée, ça me donnait l’assurance de porter sur l’événement un regard qui mêlerait savamment fraîcheur, innocence et recul distancié.

Sauf que très vite, ma fraîcheur s’est transformée en une sensation nettement moins agréable et propice à pondre un papier : la panique.

Jour 1

15h Je viens d’arriver. J’erre sur la croisette. Je suis perdue. Mais alors complètement. Pas très loin d’un remake de Lost in translation où les Japonais auraient été remplacés par de vieilles blondes peroxydées. (Note pour la chirurgie des seins que j’ai prévu de me payer pour fêter ma ménopause : ne pas faire des implants trop gros, après on se retrouve très vite avec le grand canyon entre les nichons.)  Je me sens en plein décalage. Toutes sortes de gens déambulent, ils rient, ils mangent des glaces, ils se prennent en photo, j’ai l’impression d’être à Mimizan Plage.

Ou à Lourdes.

16h Il faut que je trouve un sujet que ni Frodon ni Henry Michel ne vont traiter et qui soit validé par le chef Johan Hufnagel (ce qui exclue d’emblée de faire un comparatif des toilettes des divers établissements bordant la côte). Je regarde autour de moi et je suis tellement désespérée que j’envisage de faire un premier billet mode. Mais même ça, c’est hors de ma portée. Mon sens de la mode avoisine les chances de survie d’un hamster aveugle et tétraplégique perdu au milieu du noyau de la centrale de Fukushima. La preuve : je vois passer une vieille blonde peroxydée et renichonnée et je me dis « ok, moi aussi je peux coller des perles sur ma robe H&M » sauf qu’après elle monte dans sa Lamborghini et je comprends que son sac à patates de perles a dû coûter légèrement plus cher que le cumul de mes revenus pour l’année 2010. J’abandonne l’idée du post mode. Je laisse un message à Henry Michel (dont je sais de source sûre que c’est un anxieux maladif apte à me comprendre) « ça va pas du tout. Je suis en panique, j’angoisse, j’ai pas d’idée de sujet ».

18h J’essaie de me ressaisir et de comprendre ce qui se passe autour du Palais. A Cannes, on ne voit pas de stars (enfin, en tout cas, pas moi), on voit essentiellement des badauds équipés d’appareils photos qui cherchent des stars. Je vais tenter de vous résumer le grand jeu de la photo.

Le Gens normal est un Gens A qui prend en photo un Gens B simplement parce que ce dernier monte un escalier. (Je précise que ce soir-là, il n’y avait aucune star identifiable pour n’importe quel quidam qui ne serait pas abonné aux Cahiers du cinéma.) Le Gens B est donc vraiment un gens comme les autres nonobstant le fait qu’il monte des marches.

Quand le Gens A se retrouve lui-même filmé sur écran géant il est content :

Mais barrières de sécurité + flics + espace réduit => il y a aussi le Gens A moins bien loti – que nous nommerons A’ – celui qui n’a pas eu de place devant et se rabat vers l’écran géant qui retransmet la montée des marches.

Ce qu’on voit derrière la dame, ce à quoi elle tourne donc le dos, ce sont les fameuses marches.

Et ce Gens A’  se retrouve ainsi à photographier l’image du Gens B qui monte un escalier. (A ce prix, on se dit qu’on pourrait aussi bien rester dans son salon et prendre en photo la télé.)

De son côté, le Gens B est aussi très content de monter l’escalier. Alors il se prend en photo, il prend en photo l’escalier, il prend en photo la caméra qui le filme. Par ce geste de photographier, le Gens B ressemble finalement beaucoup au Gens A’. Mais il est sur le tapis rouge, de l’autre côté de la barrière ce qui suffit de facto à le starifier.

Je note au passage que le Gens A’ ne s’arrête pas là. Il photographie aussi son compagnon le Gens C devant les vitrines des boutiques de luxe où il ne peut rien s’acheter. Il photographie également les voitures qu’il ne peut pas s’acheter. Bref, le Gens A aime photographier ce qu’il ne peut posséder. Comme si la possession de l’image était un substitut suffisant. Et finalement, ce geste de photographier, qu’il soit appliqué à une voiture ou à une star, revient au même. Il s’agit de posséder par l’image ce qu’on ne peut être (ou avoir) réellement. On ricane devant l’anecdote des peuples qui pensaient que l’appareil photo allait leur voler leur âme. Le photographe amateur à Cannes agit pourtant sur le même ressort. Son appareil va voler quelque chose, qui désormais lui appartiendra, même si ce n’est que la représentation de ce qu’il veut. Une pratique qui fait plus réfléchir au rôle et à la fonction de l’image que la plupart des films diffusés à Cannes.

Tout cela peut passer pour un à-côté du festival. D’ailleurs, c’est comme ça que c’est traité dans la plupart des journaux qui égrènent le reportage sur les gens qui amènent leur escabeau devant le festival pour regarder les stars. Pourtant, ce sont ces gens-là qui font le festival. S’ils n’étaient pas là, Cannes perdrait de son intérêt. Il ne relèverait plus du mythe, au sens de Roland Barthes. Tout spectacle a besoin de spectateur évidemment. Et ces spectateurs-là participent à mythifier le spectacle.

20h Je panique de nouveau. Je savais que j’aurais dû relire Mythologies de Barthes avant de venir. Toutes mes réflexions sur les Gens qui prennent des photos ne sont que superficialité. Je veux de tout mon être aller dans une bibliothèque spécialisée en sémiotique. A la place, je décide d’aller rejoindre des gens pour dîner. Je viens de finir mon assiette de pâtes et je suis pas loin d’être détendue quand, brusquement, on m’annonce que Henry Michel ne viendra pas dîner « parce qu’il travaille ». Je suis rebroyée par la culpabilité. Je commande donc des profiteroles au chocolat. Dans le même temps, on annonce à Henry Michel que je viens de commander un dessert. Il m’avouera plus tard avoir pensé que si j’avais l’esprit assez tranquille pour avaler des profiteroles, c’est que je devais déjà avoir fini deux papiers.

22h Coup de téléphone d’Henry Michel. Il a une voix sombre. Je sens qu’il va m’annoncer une catastrophe. Ca ne loupe pas. « Jean-Michel Frodon a encore posté un billet sur le blog. » OMG.

23h30 J’atteins ce que je présume être le bout du rouleau. De toute évidence, je n’écrirai rien sur ce festival. Je commence à élaborer un petit laïus pour mon chef où je laisserai entendre que je rencontre de graves difficultés d’ordre personnel aussi bien que médical. Ce faisant, je prends solennellement une deuxième décision irrévocable : aller dormir. Ca a l’air tout bête mais dormir à Cannes c’est un acte d’une grande portée révolutionnaire. Ca va à l’encontre de tous les codes de la bienséance et du mieux vivre ensemble des festivaliers. Mes colocs me regardent partir avec effroi. Je m’en carre. Je ne suis même plus sur les rotules, je suis carrément passée en mode femme-tronc.

La suite de cette folle aventure avec le Jour 2 par ici.

Titiou Lecoq

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Les auteurs

Jean-Michel Frodon est critique de cinéma. Ancien responsable de la séquence cinéma du Monde, il a aussi dirigé les Cahiers du Cinéma. Il tient le blog «Projection Publique».

Titiou Lecoq est auteur, journaliste, blogueuse, et parisienne.

Henry Michel est auteur, blogueur, et Cannois.

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