Inside the news – partie 1: une heure sur twitter

FILM-CANNES/

PAR HENRY MICHEL, A CANNES

Prélude

Je vais vous faire un aveu: j’aurais rêvé pendant ce festival écrire un The Wire de Cannes. Dans cette série américaine, on y traitait de la ville de Baltimore sous différents angles: les cités, les docks, la mairie, un commissariat de police, une rédaction de grand journal, avec un point de vue par saison. Et si l’on y retrouvait la même cinquantaine de personnages, cette entreprise monumentale avait permis, une fois le dernier épisode diffusé, de saisir toute la complexité des jeux de pouvoirs, des ambitions personnelles et des mécanismes de la ville.

Mais à Cannes, le rapport au temps est difficile, les politiciens sont trop occupés par la montée des marches, les policiers n’ont pas le droit de me parler (les syndiqués préparaient une manifestation dans Cannes, aujourd’hui lundi même), les journalistes travaillent, les cités cannoises sont trop distantes de la Croisette et les responsables du port de plaisance ne peuvent communiquer avec la presse sans l’aval de la Chambre de commerce. J’ai donc abandonné mon projet initial.

Cannes, pourtant, ce Cannes du Festival, est bel et bien un enchevêtrement fascinant de castes. Comme Baltimore. Avec l’agencement même du palais, la complexe grammaire chromatique des billets et des accréditations, les files d’entrées à cinq voies, les différents types de nationalités et d’accents, de supports, de checkpoints, de carrés VIP, de tickets boissons, la principale problématique du festivalier est de savoir à quelle sphère il appartient, et de redoubler d’efforts pour passer à la sphère supérieure.

Bieber et Cannes sont dans un fleuve

Les deux endroits de Cannes qui témoignent le mieux de cette multitude sont la salle de presse du palais et la timeline de Twitter. La salle de presse du palais, dont je me délecte au quotidien, je vous en parlerai plus tard. Quand ces visages concentrés me deviendront plus familiers, quand les probabilités de Palme augmenteront et ajouteront un peu plus d’électricité à la rédaction du plus grand journal du monde.

La timeline de Twitter, elle, n’attend pas. A l’instant même où je tape ces mots, assis entre une journaliste russe et un photographe italien, elle vient encore de changer – «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», disait Héraclite, penseur précurseur du tweet.

Samedi, un frémissement a agité la communauté des twitteurs du monde entier: le mot-clé Cannes aurait battu,  l’espace de quelques heures, la jeune star Justin Bieber dans le hit-parade des trending topics, le classement des mots les plus mentionnés sur le site de microblogging.

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Si je n’ai jamais pu vérifier cette nouvelle (les sites de statistiques la démentent en tout cas), une chose est certaine: Cannes a fait partie du top 10 mondial des mots-clés cette journée-là, et en fait toujours partie.

Qu’a-t-il pu se dire de Cannes, ce samedi 15 mai, pour que la ville se hisse en tête des trending topics? Et plus globalement, que twitte-t-on de Cannes?

Quelques limites techniques et humaines rendent l’analyse qualitative d’un «trending topic» quasiment impossible, même sur un échantillon restreint: l’outil de recherche de Twitter est fastidieux pour un recueil historique sur une longue durée; il nécessite ensuite une analyse humaine du contenu afin de le segmenter. Mais comme je vous l’ai dit, la salle de presse du Palais est un endroit que j’affectionne. Il y a du café de Colombie, du wifi méridional, et l’ambiance y est studieuse. Pas d’invitations pour le soir, pas de barrières à franchir: j’avais du temps devant moi.

J’ai donc capturé minutieusement une heure de tweets contenant le mot Cannes*, retweets inclus, sur la journée du 15 mai, entre 19h30 et 20h30. Nous sommes en début de soirée à Cannes, début d’après-midi à New York, début de matinée à L.A, et les Chinois dorment. L’ensemble représente 843 twits. Que j’ai ensuite lus un par un, puis catégorisés en sous-ensembles: thème, sous-thème, présence de lien ou non, langue du tweet, logiciel de postage. Chaque tweet étranger a été traduit et lu, de l’indonésien au suédois.

Ontologie du tweet cannois

843  tweets identifiés en une heure, soit un tweet portant le mot cannes, toutes les 4,23 secondes.

Pour donner du sens à ces données, j’ai procédé à une catégorisation permettant de regrouper en thèmes et en sous-thèmes les différents tweets.
A un premier niveau, on peut distinguer 6 grands ensembles:

– Les renvois vers contenu – qui comme leur nom l’indique sont uniquement destinés à afficher un lien pointant vers un article, une ressource iconographique ou vidéo. Les twitpics de festivaliers, photos émises depuis un appareil mobile, n’ont pas été incluses dans cette catégorie.

Les «moi je» – tweets auto-référentiels émis par les festivaliers, mentionnant leur position dans Cannes, les soirées auxquelles ils se rendent, leur état d’épuisement, ou l’ambiance de Cannes.

– Les opinions – tweets émis au sujet de Cannes, du festival, de ses films, sans que l’émetteur ne soit forcément sur place.

– Les tweets privés – catégorisables mais peu exploitables, de type «Gégé n’oublie pas de ramener les clé », ou incompréhensibles.

Les questions de fans, catégorie non classable ailleurs, représentant les tweets en direction des célébrités présents sur Twitter et concernant Cannes.

Les tweets métatwittique, parlant, comme je le fais dans cet article, de Twitter à Cannes (principalement des commentaires sur l’arrivée du tag dans les trending topics).

Les résultats sont là:

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On le voit, il est inutile de s’enthousiasmer sur la prolixité des twitteurs festivaliers qui émettraient un avis toutes les 4 secondes. Au regard des chiffres,  on va minorer Twitter, site de microblogging  au profit d’un Twitter, outil de promotion de contenu. Quasiment deux tiers des tweets émis y sont consacrés. Creusons un peu les contenus mis en avant par ces tweets.

Les renvois vers contenu

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J’ai distingué dans les résultats les articles signés, émis par des journalistes envoyés sur place pour un média distinct, et les reprises de dépêches reprises par une multitude de sites de news et de blogs.

Au final, le cinéma (critiques de films, conférences de presse, interviews) garde encore sa place d’honneur à Cannes, signe assez rassurant, représentant 51% des liens émis contre 26% pour les articles purement people (ambiances du festival, montée des marches, starlettes, starspotting, etc). La proportion de contenu est sensiblement la même pour les dépêches, et ne varie pas tellement en fonction de la langue du média.

Mais de combien d’articles parle-t-on? Les 271 liens d’articles cinéma portent en réalité sur 171 articles distincts (soit 1,6 tweet par article). Une production assez riche, que l’on ne retrouve pas sur les dépêches, puisque les 108 liens proposés ne portent que sur les contenu de 19 dépêches – (5,7 tweets par article), recopiées mot à mot.
Dans les sources des dépêches, l’AFP se détache du lot, bénéficiant de traductions espagnoles et anglaises tandis qu’AP et Reuters sont principalement, dans cet échantillon, diffusées en anglais.

Les « opinions »

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On y retrouve un condensé de ce qui fait le charme de Twitter, et du festival quand on prête l’oreille aux réflexions des badauds. Des réflexions sur les people (31% des opinions – de type «Je n’arrive pas à prononcer Shia Labeouf» ou  «Elle est belle Sophie Marceau»), des gens qui détestent (13% – de type «Toute cette bourgeoisie qui se couvre de champagne ça me donne envie d’écouter Cali»), du LOL (12%), et seulement 14% de critiques sur les films vus par les festivaliers ou d’informations concrètes, sans lien externe, sur le festival.

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Catégorie assez inattendue: les gens twittant pour exprimer leur regret de ne pas y être, les «wish i was here». Ils ne sont que 20 sur 840 twetts, mais cela représente un soupir toutes les 3 minutes.

Sur la distinction de langue, les aberrations du roaming mobile faussent la donne sur le faible nombre de tweets étrangers «spontanés» et ne permettent pas de tirer de conclusions intéressantes.

A noter tout de même, dans la catégorie des infos people francophones: la quasi-totalité était inspirée par le visionnage du Grand Journal, retransmettant la montée des marches (et un concert de Diam’s visiblement peu apprécié par les twittos).

Les «Moi Je»

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Au final, ils sont 15%, ces twitteurs festivaliers (80/488), n’émettant pas de liens vers articles, parlant d’eux-mêmes.

Sur ces 15% de chanceux, 35% d’entre eux vont en soirée, cherchent des tickets de soirée, s’apprêtent à aller en soirée, et vous le communiquent humblement. A noter que si  l’échantillon avait été saisi aux alentours de midi, la catégorie pourrait s’appeler « exhausted » – c’est effectivement l’heure à laquelle beaucoup de festivaliers prennent soin de communiquer à quel point ils sont fatigués de leur soirée si réussie.

La même proportion signale simplement où elle se trouve, pour le simple plaisir de faire baver les 46 personnes regrettant de ne pas y être, et attiser la rage des 20 «haters».

La journaliste russe et le photographe italien ont quitté la salle de presse. Peut-être ensemble, vers une soirée.
Pour ma part, je ne sortirai pas ce soir, je ne taperai pas dans le dos de Pharell, mais une chose est sûre: après la lecture de ces 843 tweets, j’ai l’impression d’avoir regardé le Festival  dans les yeux l’espace de quelques secondes. D’où peut-être cette intense migraine.

HM

Photo: REUTERS/Yves Herman

*L’étude s’est concentrée sur le topic «cannes», et par conséquent, n’est pas un champ d’analyse exhaustif couvrant tous les tweets qui traitent du festival: il exclut tous les messages ne contenant pas le mot Cannes, qui ne sont pas intervenus dans le succès du mot-clé. De plus, pour la communauté française, l’apparition cette année d’aggrégateurs thématiques et gérés par groupes d’utilisateurs, comme «Cannes Inside», a enlevé ce réflexe d’identification pour beaucoup de ces twitteurs.

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