Season Finale

MIF

Il faudrait vraiment que pour les prochaines éditions, le Marché du Film puisse connaitre un climax émotionnel comparable à la cérémonie de clôture du Festival. Trouver n’importe quoi qui puisse marquer un point final à cette dizaine de jours, afin d’éviter la lente agonie qui se manifeste chaque année dès le Vendredi : à la différence du Festival, qui s’achève brusquement mais en apothéose, le marché du film meurt lentement, tôt, et dans d’atroces souffrances. Les stands ferment un à un, après un petit apéro cacahouetes très modeste organisé selon le budget du producteur, à quatre ou cinq, dans un silence poli.

Ne restent ensuite que les box vides et des flyers épars sur les comptoirs, alors qu’en fédérant tous ces petits budgets boissons et toutes ces petites ambitions du monde entier, il pourrait s’organiser un baroud digne de ce nom. Sur le modèle du festival, des prix pourraient être attribués aux divers exposants, sur des thèmes conviviaux. Variety a d’ailleurs cette année effectué un classement des « taglines » les plus ridicules et des affiches les plus inspirées au MIF cette année. Mais l’on pourrait aussi récompenser les plus charmantes hôtesses de stand (et les plus charmants hôtes aussi), les plus beaux sacs plastiques, les pays de cinema les plus inattendus, les scénarios les plus improbables.

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C’est la tristesse du Marché du Film: il passe inaperçu aux côtés de sa belle et grande cousine aux marches rouges. Et pourtant c’est dans ce bric-à-brac de riches et de pauvres, de dominants et de résistants, d’intellos et de slackers, que se nichent certaines des plus belles énergies du Festival. Le MIF gagne encore à être connu et être aimé à sa juste valeur.
De toute façon, à Cannes, on n’a jamais l’occasion de se dire au revoir correctement.

L’âme nostalgique, déjà, je parcours ce Palais qui va clôre – du stand du jury œcuménique, il ne reste plus que son palmarès affiché. Le grand prix du jury oecuménique est une évidence, sur laquelle j’avais sans mérite parié au début du Festival : « Des Hommes et des Dieux », de Xavier Beauvois. « La profonde humanité des moines, leur respect pour l’Islam et leur générosité pour leurs voisins villageois motivent notre choix » précise le communiqué. J’avais eu pourtant un doute sur l’adhesion du jury, lorsqu’un Lambert Wilson assez cabot et épuisé en conférence de presse avait déclaré détester les religions, mais profondément respecter la Foi, devant une des membres du jury œcuménique . Un doute aussi dû à la trop grande évidence, pour un jury croyant, de récompenser un film de moines – il n’aime pas les étiquettes. Mais pour paraphraser Coppé parlant de l’UMP, le jury œcuménique s’est montré ouvert, si ouvert qu’il en a même récompensé un film à l’universel œcuménisme.

L’effet Bonmee

La Palme d’Or a été une heureuse évidence également. De tous les films de la sélection que j’ai pu voir, Oncle Bonmee a été le seul film qui ait représenté, face à ma maigre culture dans ce domaine, une vraie découverte cinématographique. Des bons films, j’en avais vu dans cette sélection mais l’Oncle Bonmee, c’est un objet que je n’avais jamais appréhendé auparavant, une réelle expérience, et le mot est galvaudé – mes précédentes grandes expériences cinéphiliques étaient la plupart du temps cérébrales. Mais tout n’est que sensoriel dans ce film, et comme le dit J-M Frodon dans son article, ce n’est pas un film élitiste. C’est un film qu’un enfant pourrait appréhender avec la même intensité qu’un adulte (scène du poisson chat exclue).

Pour rester crédible, je ne devrais pas admettre la chose suivante : j’ai tout de même dormi 10 minutes pendant le film. C’était dimanche, le jour des séances de rattrapage pour les festivaliers. Je venais de subir le Kiarostami, verbeux et agaçant, et le joli Mike Leigh, mais cela faisait déjà beaucoup de cinema pour une journée. Et puis ce film, que mes collègues me pressaient d’aller voir, fascinés par sa magie. Dès son démarrage, je suis saisi par son atmosphère. Ce son. Cette jungle Thaïlandaise. Ce buffle du début, une sensation de paix stupéfiante.
Je me suis endormi une dizaine de minutes, entre une pose de drain par un fantôme et la scène du poisson chat. Mais ne vous y méprenez pas, c’était un bon sommeil, j’ai dormi parce que le film était magnifique. Et je ne pense pas qu’il soit très grave de dormir pendant ce film. Mon réveil était honteux et hallucinatoire, je ne me souvenais plus très bien de ce qui m’arrivait, ce que je regardais, si j’étais un buffle ou un festivalier. Et au regard réprobateur de mon voisin de siège, il se posait également la question à mon sujet.

Idole d’immunité

Aux alentours des 14h, groggy des visionnages de la matinée, je suis passé dire au revoir à la salle de presse, tentant mollement d’obtenir auprès de la coordinatrice du Festival une invitation pour la cérémonie de clôture, que l’on m’avait refusé chaque jour jusqu’alors. Les refus étaient devenus si répétitifs que j’y allais plus par tradition que pour espérer réellement obtenir quelque chose. Et là, magie : pour la première et dernière fois du Festival, on m’invite à autre chose qu’un aïoli – la coordinatrice me tend un pass plastifié, rouge et blanc, aux prérogatives protocolaires dignes d’un roman de Brautigan. « Vous pouvez assister juste à la cérémonie, mais pas au film. Vous resterez debout, en fond de salle, vous ne pouvez pas vous asseoir, vous baissez la tête quand on parle, mais vous pouvez vous déplacer où vous le souhaitez, et aller et venir quand vous le voulez ». J’ai accepté l’objet avec gravité et émotion, comme si une fiancée de vacances, sur le quai d’une gare, me tendait son bracelet brésilien.

Me voilà donc à 19h00, debout en fond d’orchestre, à une trentaine de mètres de la scène sur laquelle se déroule la cérémonie de clôture, communiant avec le tout-cinéma pour cette season finale. Fin de saison où à l’instar des series américaines, par un enchainement d’accidents bienheureux l’ensemble des personnages se retrouve et les intrigues se résolvent. Les stars, les gens du cinema, les journalistes, les politiques, les cannois. Michel Vauzelle, Président de la region PACA, fait asseoir à mes côtés deux jeunes filles habillées en costume provençal – ses filles ? une opération de com sur notre belle Provence ? Les deux ? Quoi qu’il en soit, elles en lavandières, et moi debout à leur côtés avec mon pass étrange, nous formons un bel angle mort pour les cameras de Canal +.
Les prix s’enchaînent. Emotions pour le Tchadien sur scène, pour l’Iranien qui n’y est pas. J’étouffe un baillement pour Binoche, et un cri pour Elio Germano, co-prix d’interprétation masculine, magnifique dans « La Nostra Vita ». A l’annonce de ce double prix, j’ai peur que Lambert Wilson nous refasse une péritonite dans la salle Lumière. La joie de Beauvois l’aura sans doute consolé. Et puis la Palme, Apichatpong, ému sans larmes, surtout heureux.

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Photo des lauréats, fin de la cérémonie, la moitié de la salle sort dans le hall. Autour de moi, un brouhaha joyeux et élégant, ça sent le parfum et le tabac : je capte ces derniers instants d’un festival où je me suis si souvent senti intrus, mais je pense que c’est un sentiment général. La plupart de mes amis ont dégoté des places assises pour le film de clôture, et je réalise que je partirai sans les saluer avant leur retour vers la capitale.
De toute façon, à Cannes, on n’a jamais l’occasion de se dire au revoir correctement.

A l’extérieur du palais, la foule s’éclaircit progressivement. Demain, le Palais des Festival accueillera le Congrès des Parfumeurs.

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Le palmarès du bonheur

Par Jean-Michel Frodon

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Quelle joie ! Une joie, il faut bien le dire, à laquelle les palmarès cannois ne nous ont guère accoutumé, tant on y décèle souvent de calcul, ou de volonté de consacrer des valeurs déjà établies (souvent pas avec leur meilleur film). Rien de tel cette fois : un choix clair et net, en faveur d’œuvres de cinéma singulières, et ô combien différentes entre elles. Qui aura suivi les chroniques de ce blog sait combien j’avais aimé, et espéré retrouver au palmarès Tournée de Mathieu Amalric, Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Copie conforme d’Abbas Kiarostami et ce qu’y accomplit Juliette Binoche. Autant de films qui, chacun à sa façon, inventent leur propre forme, tentent des aventure du récit et de la mise en scène, pour mieux approcher du monde tel qu’il est, tel que nous le vivons et le rêvons.

Mais qui aurait pu imaginer que ce choix serait couronné par la plus radicale et la plus légitime des plames d’or, à l’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ? Tout nous réjouit dans cette récompense, donnée à un film magnifique, cinquième long métrage d’un des artistes les plus importants de ce début de siècle.  Un artiste dont, sur slate.fr, on avait déjà salué l’importance lors d’une récente exposition à Paris .

Le film, Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures semble un conte fantastique, où un personnage approchant de la mort est rejoint par les fantômes du passé, sous des apparences parfois quotidiennes et parfois fantastiques. Il est cela, mais surtout la construction d’un espace-temps inconnu, où les lieux, les durées, les présences, les relations entre les actes n’obéissent pas aux lois habituelles. Un tel cinéma, qui est une expérimentation proposée à chaque spectateur, suscite des réticences chez beaucoup, peu disponibles à se laisser aller à d’autres attitudes, à d’autres modes de fonctionnement que ceux auxquels ils sont accoutumés. C’est leur droit le plus strict, bien sûr, c’est aussi la marque d’un refus de découvrir ce que le cinéma, comme tout art, recèle de plus riche : la découverte non pas d’autres mondes (il n’y en a qu’un, le nôtre), mais d’autres rapports au monde. Passe l’espoir que cela pourrait même nous aider à le changer un peu, notre vieux monde qui ne va pas si bien – en Thaïlande non plus, le pays de Weerasethakul.

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Comme il m’arrive souvent, à la sortie de la projection d’Oncle Boonmee je me suis disputé avec des amis, rendus furieux par le film. C’est que le défi  que posent les œuvres vraiment novatrices ne laisse pas indifférent, il peut facilement fâcher qui demeure extérieur – et souvent se moque. C’est une longue histoire, à laquelle il convient de ne répondre que par la parole qui accompagne et tente de convaincre, par l’incitation à apprivoiser ces formes inédites, à apprendre à se laisser aller à des sensations inconnues : les beautés innombrables qu’offre ce film-fleuve, ce film-univers, ce film-rêve qui est aussi volontiers rieur, parfois burlesque, sont la récompense de cet apprentissage. N’apprend-on pas à regarder de la peinture abstraire, à écouter de la musique classique, à rencontrer des formes qui d’abord nous semblaient opaques, hostiles, ou ridicules ?

Dans le débat qui m’opposait à mes contradicteurs, un mot fuse : c’est du cinéma élitiste !  Alors là, non. Tout ce que vous voudrez mais élitiste, non. Le cinéma de Weerasethakul ne réclame aucun savoir particulier, encore mois une appartenance à une catégorie sociale. Il ne parie que sur les sensations, sur ce que chacun est capable de ressentir, à partir de ses propres émotions inspirées par cet univers sensuel, mystérieux, enchanté.

Cet univers ne nait pas tout nouveau de l’imagination du cinéaste. Il est inspiré par un rapport au monde qui est celui de centaines de millions d’être humains, et qu’on désigne par le mot « animisme ». Ce rapport au monde, on le notait ici il y a quelques mois, est quasiment ignoré des arts occidentaux, cinéma compris, alors même qu’il est au principe d’une immense quantité de productions symboliques. Si, comme il se répète à l’envie, le cinéma peut aider à mieux comprendre les autres, et le cas échéant à les traiter avec plus de considération, c’est  précisément en permettant de rencontrer des univers mentaux qui nous sont étrangers, et qui le restent. A les rencontrer comme étrangers.

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Pour toutes ces raisons, raisons qui contiennent la beauté vertigineuse et ludique de ce film habité de grands singes velus aux yeux brillants comme des lucioles de foire et où les princesses se font lutiner par des poissons chats à l’occasion de la plus joyeuse parabole sur les puissances de l’image, l’attribution de la Palme d’or est admirablement judicieuse. Elle l’est également en récompensant cet artiste-là. Celui qui depuis 2000 (Flying Object at Noon, beau film pas assez remarqué), et surtout depuis la reconnaissance gravie degré par degré avec Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) et Syndrome and a Century (2006), s’impose peu à peu comme grand cinéaste, mais aussi par les œuvres multiples dans d’autres formats et par d’autres supports (beaucoup sont accessibles sur son site http://www.kickthemachine.com/works/index.html ), et pour l’homme engagé aux côtés des minorités de son pays, son combat contre la censure, son soutien aux nouveaux créateurs, bref pour la vie-œuvre incroyablement riche de ce jeune homme de 40 ans.

La Palme, il faut s’en féliciter encore pour ceci : le film n’avait pas de distributeur en France, elle va sans aucun doute lui en trouver un. Elle va aussi aider considérablement la suite du travail de Weerasethakul en même temps qu’elle permettra de montrer son film dans de multiples endroits où il n’aurait pas été sûr d’être accueilli. Mais la récompense, au-delà de cet artiste que les grands médias disent quasi-inconnu mais qu’une assemblée de critiques américains a désigné fin 2009 comme figure majeure de la décennie, cette récompense est un encouragement pour tous les artistes audacieux qui, jour après jour, voient se fermer devant eux des possibilités de travailler et de partager les fruits de leur travail, pour cause d’originalité et de refus des codes mercantiles.

Et encore, tiens : elle est bienvenue, cette Palme, parce que les Occidentaux ont du mal à prononcer ce nom, Apichatpong Weerasethakul. Comme disait Brassens, tout le monde peut pas s’appeler Durand, ou Smith, il y a quelque chose d’effrayant à lire (dans Le Journal du dimanche) qu’on surnommerait Apichatpong « chapi-chapo », pourquoi pas Bamboula plutôt ? Etre au monde, dans ce monde, c’est aussi apprendre le nom des autres, et s’y confronter si c’est une difficulté, avec respect et humilité si on n’en est pas bien capable plutôt qu’avec cette arrogance goguenarde de colonisateurs jamais vraiment départis du sentiment de leur supériorité.

Conclusion inespérée, donc, d’un Festival qu’on aurait de toute façon tort de ne pas saluer : outre ce palmarès de rêve, outre les si beaux films mentionnés au début, Cannes 2010 aura été le festival de l’immense événement de cinéma que constitue Carlos d’Olivier Assayas, il aura montré à Un certain regard des films mémorables, à commencer par la Angelica d’Oliveira, mais aussi Film socialisme de Godard, I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Hahaha de Hong Sang-soo, à bon droit couronné du Prix de cette sélection, sans oublier trois beaux films latino-américains et deux roumains qui attestent de la vitalité de la création dans ces contrées. Et à la Quinzaine quelques perles (Les Quatre Volte de Frammartino, Vous êtes tous capitaines d’Olivier Laxe, The Tiger Factory de Woo Ming-jin), plusieurs beaux films à l’ACID, et je ne parle que ce que j’ai vu, j’en ai manqué le double !

C’est une grande joie, donc, de voir la Palme attribuée à Apichatpong Weerasethakul, on la doit d’abord à lui et à ceux qui ‘accompagnent pour ces aventures que sont chacun de ses films, on la doit  au jury que comme Weerasethakul l’a dit en recevant le prix on aimerait aller embrasser. On la doit aussi, c’est moins évident qu’il n’y paraît, à Thierry Frémaux. Parce que par les médiocres temps qui courent il n’est pas évident d’inscrire un tel film en sélection officielle. Et que surtout, à la différence des années précédentes, la sélection 2010 a évité qu’une œuvre aussi radicale soit par trop isolée dans la sélection. Qui connaît un peu le fonctionnement d’un jury sait que c’est parce qu’il y a Haroun, parce qu’il y a Beauvois et Amalric, parce qu’il y a Kiarostami réinventant avec une incroyable clairvoyance son cinéma, que Weerasethakul devient éligible à la palme. Il faudrait ajouter un autres très beau film de la compétition, My Joy de l’Ukrainien Sergei Loznitsa, poème visuel hanté par la violence du quotidien post-soviétique, premier film de fiction d’un poète du montage héritier de Tarkovski et de Pelechian.

Il y avait tout ça à Cannes cette année. Si quelqu’un vous dit que c’était une année médiocre, souriez poliment. Mais allez voir les films, s’il vous plait.

Au revoir, à bientôt j’espère.

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