Oecuménie de marché

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18h00. D’un étage du Palais des Festivals à l’autre, les ambiances ne sont pas les mêmes. Sur les marches, bientôt, la première apparition du jury officiel, dans les flashs et la clameur. Sous les marches, au -1 du palais, une douzaine de personnes occupe l’étroite allée 18 et assiste à la présentation du Jury Oecuménique 2010.

-1, c’est l’étage du MIF, le marché international du film. En comparaison de la grande orgie de la sélection officielle, le marché du film est un speed dating tristounet – la crise est passée par là. Engoncées dans des box étroits, des boites de production de tous les pays cherchent l’amour d’un distributeur.
Le box du Jury Oecuménique fait face au box d’une boite de production turque. La jeune hôtesse en charge ne semble pas paniquée de voir l’entrée de son stand bouchée par une telle foule. Elle rit en regardant quelque chose sur son laptop. Je meurs d’envie de savoir quoi.

Le Jury Oecuménique, s’il n’attire pas des milliers de groupies hurlantes, est une petite institution du Festival. Présent à Cannes depuis 1974, il est invité par le Festival, comme le Jury officiel, à remettre des prix et des mentions spéciales à des films de la compétition officielle.

Six membres, cinq pays représentés, trois jurés catholiques, trois jurés protestants. Parmi eux, des pasteurs, des diplômés en théologie, des enseignants, un directeur d’études aux Nations-Unies à la retraite. Ils posent de manière semi-décontractée devant quelques affiches des précédents palmarès.
Un dossier de presse est distribué. Il y précise la mission du jury : “il distingue des oeuvres de qualité artistique qui sont des témoignages sur ce que le cinéma peut nous révéler de la profondeur de l’homme et de son mystère au travers de ses préoccupations, de ses déchirures comme de ses espérances“. On est loin du pitch à l’américaine.

Après une brève présentation de chacun des membres, c’est le moment des questions réponses. Et peut-être n’ai-je pas assez vécu, mais de mon vivant, je n’ai jamais assisté à une seule séance de questions-réponses dans le monde commençant sans un horrible silence.

– Quels sont vos critères de choix ? demande finalement une personne de l’assistance.
– C’est la question à 1000 euro ! (rires) On ne se cantonne pas aux films explicitement religieux, notre intérêt se porte sur les films qui révèlent la nature humaine face aux épreuves de la vie.
– Il est important que le film soit fait aussi d’une belle manière, pondère un autre membre du jury. Nous ne nous intéressons pas seulement au contenu. D’autres questions ?

Je me refuse à affronter un nouveau silence : “Et à l’inverse, avez-vous des critères excluants ?”.
Les regards se tournent vers moi et je réalise que je suis le seul à prendre des notes. Avec un moleskine à la main et mon blouson en skaï, je ressemble à un journaliste des années 70 tout droit sorti des films d’Alain Corneau. Corriger le tir en précisant que je suis blogueur n’aurait servi à rien.

L’année dernière, le film “Antichrist” de Lars Von Trier avait pour le moins choqué le Jury Oecuménique. Ils lui avaient même créé un “anti-prix” pour l’occasion, en “devoir d’honorer le film le plus misogyne du plus grand cinéaste du monde“. Le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, s’en était insurgé, qualifiant cet anti-prix de “décision ridicule qui frise l’appel à la censure, scandaleuse de la part d’un jury oecuménique“. Ce petit clash pourrait surprendre, mais n’oubliez pas que nous sommes au Festival de Cannes. Les frictions, les scandales, les contrepoids, c’est ce qui fait tourner la machine.

“- Nous ne pratiquons ni véto, ni exclusion, et n’avons pas de tabous. Ce que l’on cherche, ce sont des films qui s’adressent à des gens. Nous nous intéresserons à l’homme face au monde.”
La définition reste vague, et agaçe un sexagénaire de l’audience :
” – Quand on regarde vos palmarès, il y a vraiment des choix extraordinaires, c’est presque la dvdthèque idéale. Mais en vous écoutant, je ne vois pas ce qui vous différencie d’un autre jury. Il y a des mots qu’il faut dire, allez-y ! vous êtes tellement oecuméniques que vous ressemblez à n’importe quel jury !”

Les jurés se regardent, et le plus jeune d’entre eux prend la parole. Il est membre du conseil de la télévision catholique slovaque, et s’excuse à l’avance de son niveau de Français.

“- Je veux retrouver les valeurs qui ont guidé ma vie : amour, charité, et….comment dit-on en Français…
– Espérance ! crient deux dames du public.
– Non, pas espérance. Dôvera. Amour, charité, et dôvera comme on dit chez nous”.

Silence gêné de l’assistance : personne ne comprend le Slovaque.

“- On peut nous considérer comme des pélerins. Nous sommes humbles, mais authentiques. On veut un film qui porte une espérance, nous interpelle.”

Le prix de l’année dernière avait été décerné à “Looking for Eric” de Ken Loach. Cantonna, figure rédemptrice, messie mancunien. Un juré en répète sa réplique favorite : “La plus noble des vengeances, c’est de pardonner”.

Sur ces critères, quel film de la sélection officielle 2010 pourrait recueillir les suffrages du jury oecuménique ? De ce que l’on connait de la sélection pour le moment, et sans avoir vu les films, on peut se risquer à deux pronostics. Le premier serait un choix religieusement touchy : “Des hommes et des Dieux“, de Xavier Beauvois. Le récit du massacre des sept moines trappistes de Tibbhirin en pleine guerre civile Algérienne. Au début des hostilités, le choix de rester, ou de partir. De vivre en homme ou en croyant. Moins polémique, on pourrait également miser sur “La Nostra Vita” de Daniele Lucheti, dans lequel un jeune père va surmonter un bouleversement personnel grâce à l’amour de ses enfants et de ses amis. Beaucoup plus raccord avec la grille d’évaluation. Un happy ending, qui manquera au Beauvois, pourrait faire pencher la balance.

Le prix du jury oecuménique, comme à son habitude, sera annoncé 24h avant celui de la sélection officielle.

La conférence finit sans vraiment se conclure, et sans applaudissements. La petite assistance s’égrène et libère l’allée 18, laissant un peu respirer le stand d’en face. Une affiche y promeut le film “Kanimdaki Barut“, dans lequel un jeune turc visiblement très énervé envoie des gifles à la moitié d’Istanbul, et sniffe de la colle.
Finalement, l’oecuménisme, c’est dans les couloirs du MIF qu’il bat son plein.


Henry Michel, à Cannes.

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