Double bang

Par Jean-Michel Frodon

Belle journée que ce mardi cannois. En compétition, deux films d’une grande force, aussi passionnants que différents. Avec Des hommes et des dieux, Xavier Beauvois raconte en poète plutôt qu’en historien les dernières semaines des moines de Tibhirine, jusqu’à leur assassinat en 1993. Mais que raconte-t-il au juste, en peignant le quotidien de ces huit religieux français installés dans un monastère de l’Atlas algérien, à proximité d’un village victime comme toute la région du terrorisme islamique et de la répression brutale de l’armée ? Avec une intensité d’autant plus exceptionnelle qu’elle ne s’autorise aucune coquetterie, aucune concession au romanesque ou au spectaculaire, elle raconte ce que cela signifie d’être au monde. Et c’est une aventure magnifique, une épopée lyrique de chaque plan, avec les plus sobres moyens de réalisation.

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Des hommes, la communauté et le monde

Etre au monde, c’est à dire s’inscrire dans un paysage, dans un lieu (le couvent, le village), dans une communauté (celle des moines), dans un tissu de relations avec d’autres (les voisins, les responsables politiques et religieux de la région, et même ces terroristes islamistes qui rôdent dans la montagne). Etre au monde, c’est à dire travailler, soigner, discuter, apprendre, avoir peur, mais aussi se construire dans un rapport mystérieux à l’invisible, à quelque chose de plus grand, qui est pour les moines évidemment le dieu des chrétiens et la liturgie, mais où le film ne fait pas mystère que le dieu des musulmans, et bien d’autres rapports à l’esprit encore y peuvent avoir part.

Xavier Beauvois, renouvelant tout à fait la manière de filmer nerveuse, plutôt « à l’estomac » de Nord, de N’oublie pas que tu vas mourir, de Selon Mathieu et du Petit Lieutenant, trouve ici une puissance minérale, donnant à un film qui est comme un cristal de roche, une pierre claire et dure qui vibre de la fragilité et de l’engagement de ces hommes si singuliers, et qu’il parvient à rendre si proches.

Il faudra revenir sur ce film lors de sa sortie, film auquel on aimerait que le jury du Festival réserve une belle place, mais tout en sachant qu’il a de toute façon gravé son originalité et son importance dans les mémoires de ceux qui l’ont vu.

Image 6Juliette Binoche dans Copie conforme d’Abbas Kiarostami

Un festival fait du montage, la coupe est d’autant plus franche ici d’un film à l’autre qu’elle ne se situe pas sur le terrain du « mieux » ou du « moins bien ». Simplement, Copie conforme d’Abbas Kiarostami, c’est tout autre chose. Une autre idée du cinéma, idée portée à un niveau exceptionnel. Le nouveau film du réalisateur iranien prend de face plusieurs changements radicaux vis à vis de ce qui définissait l’œuvre d’un des grands cinéastes contemporains. S’il avait déjà tourné hors de son pays (A propos de Nice, la suite, ABC Africa, Tickets), c’est bien son premier long métrage de fiction qui s’inscrive dans un autre univers géographique et culturel, et en fait un des enjeux de l’œuvre. De même que Kiarostami affronte un  double défi lié à la présence de Juliette Binoche : travailler avec une vedette, lui qui n’a jamais filmé que des amateurs, et installer une femme au centre de son attention. Cette situation naît d’un éloignement des bases de son cinéma, éloignement lié à la difficulté toujours aggravée de travailler en Iran, en même temps que choix d’un retour en force sur le terrain du cinéma classique, du moins quant à ses méthodes de production, après les échappées vers les marges de la vidéo légère depuis Le vent nous emportera, il y a plus de 10 ans.

De cet assemblage de contraintes et de choix, voire de désir (celui de travailler avec Juliette Binoche), Kiarostami fait l’enjeu, le matériau, le ressort dramatique et l’horizon poétique du film lui-même. Machine infernale placée sous le signe du double et de la copie, crânement inaugurée par un petit sketch sur l’absence suivi d’un discours théorique sur l’art, Copie conforme invoque les mânes de Rossellini (Voyage en Italie) et d’Antonioni (L’Avventura) pour mieux inventer un rapport à la réalité et la fiction inédit, d’une incroyable puissance suggestive.

Le scénario met au prise un couple qui semble d’abord de rencontre (l’écrivain anglais et la galeriste française dans les rues d’un village toscan) avant que ne se creuse comme un gouffre l’hypothèse qu’ils soient en fait mariés depuis 15 ans, ce scénario fou d’abstraction trouve son exacte contrepartie cinématographique dans le pari sans retenue sur le présence des objets et des corps. Cette présence à son tour est comme fendue jusqu’à l’âme par le dédoublement entre leur matérialité et leur facticité. Dans ce village italien entièrement refait « à l’ancienne », la sensualité multiple, démultipliée ,du visage de Juliette Binoche, de sa silhouette, de ses gestes, de sa chair comme de sa voix ou de son regard ne cesse d’installer et de déjouer un miroitement d’être-là et d’évanescence. Sans effet dramatique spectaculaire, presque toujours sotto voce, ce que fait l’actrice est extraordinaire, peut-être la plus grande interprétation de sa carrière.

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Face à elle, bien peu d’acteurs masculins auraient tenu la distance, un grand monstre mâle (De Niro avait été envisagé) aurait transformé ce jeu sans fin de miroirs en combat de grands fauves, parfaitement stérile et hors sujet. Avec cette sûreté de jugement qui le caractérise, Kiarostami a trouvé la solution en élisant ce formidable non-acteur qu’est le chanteur d’opéra William Shimell, d’une nonchalance capable d’effrayants raidissements, où rôde une indécidable ironie. C’est l’une seulement de ces réponses fulgurantes aux conditions impossibles de ce film, les plus importantes étant, dans ce contexte, d’avoir du faux lui-même le carburant de sa création, en contrepoint absolu de la totalité de son œuvre iranienne, où le vrai reste l’horizon de toute mise en scène. A cet égard, on pourrait soutenir que Copie conforme est le symétrique de Close-up, ce film repère de la modernité du cinéma, essentiel dans la construction des conditions de la vérité par celui-ci dans le jeu infini des illusions et des manipulations qui constituent le monde. Théorique et sensuel, déroutant, émouvant et traversé de burlesque, le nouveau film d’Abbas Kiarostami qui sort en salles ce mercredi 19 est sans doute LE grand film actuel sur les puissances de la fiction.

Coda. On l’a dit, hormis le calendrier du Festival il n’y aurait pas de raison de rapprocher le film de Xavier Beauvois de celui d’Abbas Kiarostami. Mais les effets de montage sont implacables, on le sait bien depuis le camarade Koulechov. Du voisinage fortuit des deux titres nait ainsi au moins une proximité, et qui n’est pas mince. Beauvoix et Kiarostami filment l’un et l’autre les visages comme des paysages. Le premier observe tout ce qui vibre dans le regard ou sur la face de ces hommes habités de passions contradictoires, comme on filmerait le vent à travers la forêt, une tempête sur la mer. Le second filme le visage, les épaules, la gorge, le regard et la bouche de Juliette Binoche comme il a passionnément filmé et photographié des montagnes enneigées, des chemins de crête, des envols de corbeaux dans des vallées encaissées. C’est difficile à expliquer, mais par des voies différentes et avec des visées elles aussi différentes, deux cinéastes trouvent cette unité du monde, nature immense, présence humaine, souffle invisible, dans la construction d’images qui savent que seule la matière, seule la surface, seule la peau sont les points de contact avec l’esprit.

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