Ribéry et Evra font leur grand retour en équipe de France ce vendredi contre le Luxembourg. L’occasion idéale pour le sociologue Stéphane Beaud de sortir son livre, Traîtres à la Nation?, sur la grève de Knysna. Il apporte un point de vue décalé sur la construction médiatique de cette affaire, ses raisons, et les analyses sociologiques qui l’accompagnent. Histoire de dédramatiser et de remettre en perspective l’été sud-africain de la France du football.
Blanc l’a fait. Malgré les réticences de la ministre Chantal Jouanno, le sélectionneur a convoqué, et devrait titulariser, les deux joueurs considérés comme les meneurs de Knysna, Patrice Evra et Franck Ribéry. Une décision approuvée par le sociologue Stéphane Beaud, co-auteur avec Philippe Guimard du livre “Traîtres à la Nation? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud”, aux éditions la Découverte. “C’est une bonne chose. Blanc montre par là qu’il tourne la page d’un évènement qui n’était pas si grave que cela. Cela clôt la période de dramatisation.” Pas grave, l’affaire du “Bus de la Honte”? La pièce peut être séquencée en deux actes. D’une part un épisode houleux – mais banal – de vie de groupe; d’autre part un emballement médiatique et politique au cours duquel les acteurs ont été plus médiocres les uns que les autres.
Du pipi de chat
“Moi j’ai vu bien pire dans les vestiaires de l’Olympique lyonnais, des mecs qui ont failli en venir aux mains, déclare l’ancien préparateur physique des Bleus Robert Duverne à Sud-Ouest. Ce qui s’est passé entre Nico et Raymond, c’est du pipi de chat !” Le champion du monde de lancer de chronomètre n’est pas le seul à défendre cette théorie. Guy Roux se confie dans un entretien fleuve au mensuel So Foot. “On m’a posé la question après Knysna: ‘Combien de fois vous êtes vous fait insulter par des joueurs?‘ J’en sais rien, des dizaines de fois. En général ils me traitaient de gros. Le lendemain, je me mettais à côté du joueur avec qui je m’étais accroché, je faisais le décrassage à deux mètres, sans rien dire. Tout le groupe avait compris. Dernier tour, je disais: ‘Dans dix minutes dans mon bureau.( […] Et puis on discutait. Et si on se tapait dans la main à la sortie de mon bureau, c’était oublié.”
La liste est encore longue des accrochages entre joueurs et entraîneurs. L’actuel coach du PSG, Antoine Kombouaré, le montre régulièrement, sans que cela ne devienne une affaire d’Etat. Arsène Wenger étendait même le problème à l’ensemble des sélections nationales. Lui qui a sous ses ordres des joueurs de tous les pays relevait dans l’Equipe Mag après la Coupe du monde “le mal que les sélections ont à vivre ensemble”.
La Une de l’Equipe
Ce constat étant bien connu dans le milieu footballistique, pourquoi l’accrochage du vestiaire de Polokwane est-il arrivé aussi crûment en Une d’un quotidien national? Les journalistes savaient pertinemment que de telles scènes ne sont pas rares dans le sport professionnel. “Je pense que les journalistes sur le terrain ont fait leur boulot, avance Stéphane Beaud. Si l’information avait été publiée en pages intérieures, l’affaire n’aurait pas eu le même retentissement. C’est la direction du journal qui décide de faire cette Une et de l’accompagner de ce photo-montage.”
Le sociologue poursuit: “Le journal sort à 5 heures 30. A 7 heures, c’est une affaire politique! L’Equipe a donc réellement lancé l’affaire. Pour comprendre cette décision, il faudrait faire le solde exact des malentendus entre l’Equipe et les footballeurs. D’ailleurs dans son édito, Fabrice Jouhaud déclarait: ‘Il faut faire cesser la mascarade‘. Il est très rare que des journalistes sortent ainsi des bruits de vestiaire pour les mettre en Une. Pourquoi ont-ils décidé de le placer à cet endroit? Il y a l’attrait du scoop, bien sûr, mais la thèse du règlement de compte suite à un passif de relations exécrables entre les journalistes et l’équipe de France est elle aussi possible.”
La Une a en tout cas l’effet escompté. Le sociologue attire notre attention sur les propos d’Evra lors de la conférence de presse sur la fameuse “chasse au traître”. “Avant cette phrase, Patrice Evra dit ‘On est des hommes’. Il ne développe pas mais dans les points de suspension, il y a beaucoup de choses. Les joueurs ont été touchés par cette Une. L’Equipe a été très dur dans ses éditos avec les joueurs et ceux-ci ont réagi avant tout contre la presse.”
La fracture sociale
L’intérêt du livre de Beaud est qu’il ne se limite pas à la simple “affaire” médiatico-footballistique de Knysna. Il fait aussi écho à différentes évolutions sociales dans le milieu, notamment l’apparente impossible communication entre une classe populaire issue des cités et une classe bourgeoise engoncée dans ses certitudes. La fameuse “fracture sociale” de Jacquot en 1995 n’est pas réduite.
“Le football a toujours été un bon révélateur social, poursuit Stéphane Beaud. La fracture s’est agrandie. Il est plus dur aujourd’hui de faire comme en 1998. La situation a empiré à cause d’une politique d’abandon des jeunes et des cités.” Or le football professionnel est de plus en plus pratiqué par des personnes issues de milieux modestes. Selon des études sociologiques, l’abaissement de l’âge du recrutement en centre de formation et l’institutionnalisation de la formation ont conduit à augmenter la part des fils d’ouvriers et d’employés chez les apprentis footballeurs. Aujourd’hui, 60% des pros formés viendraient de la région parisienne!
La grève de Knysna prouve une chose, la communication entre cette population et les classes bourgeoises représentées par les dirigeants de la FFF et les journalistes ne va pas de soit. Marc Planus, fils de commerçants bordelais et remplaçant pendant la Coupe du monde décrit bien ce décalage: “Aujourd’hui, être poli te met en marge dans le milieu du football. Tu es différent. La règle, c’est de se serrer la main en restant assis, une casquette vissée de travers sur la tête.” “Benzema a certainement grandi dans un milieu plus violent que Zidane“, explique le sociologue.
Savoir parler
Les incompréhensions avec les vieux éléphants blancs à la tête de la FFF sont flagrantes le jour de la grève. Le président Escalettes et le coach Domenech passent trois quarts d’heure dans le bus à essayer de raisonner les joueurs, sans succès. Henri Monteil, un autre cadre de la fédé fait une déclaration dans laquelle perle le mépris qu’il a pour les joueurs. “Cette lettre, je l’ai lue. Je pense que ce ne sont pas les joueurs qui l’ont écrite. C’était tapé à l’ordinateur et il n’y avait aucune faute d’orthographe.” Plus tard, Jean-Louis Valentin, ancien directeur délégué, admettra “ne pas connaître les joueurs“.
Selon Stéphane Beaud, toutes ces personnes – et Domenech en tête, n’ont pas les codes pour parler à leurs joueurs. “Avant de prendre la tête de l’équipe de France, Domenech était un petit notable de la FFF. Il voyait les espoirs une fois de temps en temps et croyait les connaître. Pourtant, culturellement, il était passé de l’autre côté…” Le problème est le même avec les journalistes sportifs, analyse l’auteur, qui pointe du doigt les origines sociales de plus en plus élevées de ces derniers. Un mécanisme qui les éloigne de leur sujet principal.
A leur décharge, les footballeurs ne sont pas particulièrement avenants. Sur-médiatisés, ils détestent, pour beaucoup, l’exercice consistant à “aller à la presse”. Et pour cause, ils se savent jugés sur la qualité de leur expression, qui n’est pas forcément leur fort. On pointe là une des failles essentielles du système français. La quasi-absence de formation scolaire en parallèle de l’éducation footballistique. “Je me souviens d’un débat avec Pape Diouf, confirme Stéphane Beaud, dans lequel il me disait que l’éducation était un peu délaissée dans le cadre des centres de formations.”
La possibilité d’un échange
Si la FFF et les journalistes ont échoué à comprendre et à échanger sainement avec les joueurs, le milieu du foot regorge tout de même de réussites dans le domaine, notamment du côté de l’Yonne. “Bah, les gens ne comprennent pas d’où les gars viennent, soupire Guy Roux dans So Foot. Les dirigeants ne parlent pas le langage de la banlieue. Combien de gens dans ce pays comprennent ce langage? C’est pareil avec Anelka à la Coupe du monde. On n’a pas tenu compte de ça.” Stéphane Beaud est convaincu qu’il faut dépasser la première impression. “Ils sont souvent dans une position de défiance au début, avec des regards butés. Mais c’est une façade, il faut aller voir ce qui se cache derrière“. Il met en lumière dans son livre Alain Pascalou, directeur technique du club du Mans, qui aime travailler avec des jeunes de quartiers difficiles. “J’aime bien […] les banlieusards, déclare-t-il à France Football. Eux ont faim et veulent quitter leur milieu. J’aime aller vers ces jeunes, ils ont un mode de vie complètement différent du notre à leur âge, mais ce sont des gars extraordinaires.”
Olivier Monod
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Photo: Reuters/le 19 juin 2010 à Knysna
enfin
merci
Allez-y, défendez ces connards millionnaires. C’est vrai que la “France d’en bas” a de la peine pour eux…
bel article merci !
Je me permets de commenter cet article en tant qu’auteur interviewé pour la sortie du livre “Traîtres à la nation ?” Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, en tant que sociologue aussi.
En effet, il y a, d’une part, ce que j’ai pu dire, jeudi dernier, durant 40-45 mn (c’est, je crois, la durée de notre discussion) dans un entretien non enregistré en face à face et, d’autre part, ce que le journaliste en retire lorsqu’il écrit son papier, souvent dans l’urgence. D’habitude, je demande à relire mes interviews non pas par défiance à l’égard du travail des journalistes mais parce que, à l’oral, on peut être approximatif, peu précis, voire confus et que les mots ont un sens, notamment pour le sociologue dont les propos sont souvent a priori contestés ou disqualifiés, a fortiori quand il parle de la “banlieue”. Cette fois-ci, je ne l’ai pas demandé (cette demande nous est parfois refusée parce qu’elle est vécue – à tort – par certains journalistes comme une “intrusion” dans leur travail). Je précise ici que j’apprécie ce blog, que je ne conteste pas les propos qui me sont prêtés et que j’ai eu un très bon contact avec Olivier Monod.
Je vais prendre deux exemples pour illustrer la manière dont j’aurais réécrit mes extraits d’entretien cités dans l’article :
a) la grève “un évènement qui n’était pas si grave que cela”.
Peut-être ai-je dit cela (les notes du journaliste font foi ici) mais certainement dans un contexte qu’il aurait fallu préciser. Car je n’aurais jamais laissé passer un tel extrait parce que, dans l’introduction du livre, je reviens longuement sur le fait que cet événement a choqué énormément de personnes, qu’il a constitué sans nul doute une atteinte très forte à la “fierté nationale”, dans le contexte socio-économique dépressif que traverse notre pays (montée du chômage et de la précarité, sentiment de désespérance, ravages de la mondialisation, etc.). En ce sens précis, cette grève des Bleus, qui a circulé dans le monde entier, a été perçue comme un symbole de plus de l’affaiblissement de notre pays.
Ecrire ce livre ne signifiait pas nier la gravité de cet événement mais essayer de comprendre, sans la juger, cette grève. C’est-à-dire tout simplement faire mon métier de sociologue dans un contexte où le tribunal médiatique et politique avait déjà jugé l’affaire : le “bus de la honte” comme expression collective de joueurs “trop payés”, “mal élevés”,” égoïstes” etc, qui ont “sali le maillot”. Ce livre, qui vise à montrer que c’est quand même beaucoup plus compliqué que cela, propose une interprétation sociologique, en termes de causalité, de cette grève qu’on peut penser comme un mouvement social (des salariés démesurément payés comme les footballeurs peuvent engager un mouvement social).
b) Domenech, “petit notable de la FFF”.
Le livre, là aussi, ne vise pas à “charger” Domenech et, faute de sources et de preuves, n’en fait pas – peut-être à tort… – l’acteur principal de cette grève. Il se trouve aussi que j’ai trouvé, au début de son mandat, attachant, différent, parfois intéressant ce “sélectionneur”. Je me souviens fort bien de ce moment dans notre échange. La question portait alors dans l’entretien sur les difficultés de compréhension par les cadres, entraîneurs, éducateurs de la jeune génération de footballeurs, issue pour la majorité d’entre eux, des “cités”. Je montrais que ce n’était pas nécessairement une question d’âge. Je comparais dans l’interview Guy Roux et Raymond Domenech. Je montrais que Guy Roux, né en 1938, entraîneur de l(‘AJA de 1963 à 2005, je crois), au contact pendant 30 ans avec les jeunes talents du foot français (de Cantona à Diaby) a toujours su, avec sa manière qui lui est propre, établir le contact avec les différentes générations de jeunes de milieu populaire. Il s’en explique fort bien dans un long et passionnant entretien, dans le dernier numéro de So Foot. Raymond Domenech, lui, né en 1952, après quelques années d’entraîneur à Strasbourg et l’O.L., a rejoint la FFF à la tête de l’équipe Espoirs en 1993. Lui aussi a été au contact des jeunes, mais pas du tout de la même manière que celle de Guy Roux : pas au quotidien – avec tout ce que cela comporte pour l’entraîneur comme proximité avec les joueurs mais aussi comme problèmes, sportifs et extra-sportifs, à régler et “débrouiller” au jour le jour )- mais comme un entraîneur national qui ne voit ses joueurs que lors des stages espacés de l’équipe de France Espoirs, dans le cadre doré de Clairefontaine. Je fais donc l’hypothèse que le rapport souvent difficile de Domenech avec les joueurs de la nouvelle génération (pensons notamment à Benzema, Ben Arfa, Nasri écartés de la sélection en Afrique du Sud, pour, croit-on savoir des problèmes de “comportement”) entretient un rapport étroit avec la façon dont Domenech occupait son poste d’entraîneur national, dont cette fonction officielle (qui demande beaucoup de “relationnel” hors du terrain) l’a d’une certaine manière “notabilisé”, coupé d’un certain nombre de réalités. Last but not least, le fait qu’il habite dans le centre de Paris, y vive avec un statut social important, fréquente non seulement le milieu culturel (cf. sa passion du théâtre, son expérience d’acteur) mais diverses fractions des classes supérieures (médias, consultants, etc.) a progressivement fait de Domenech un “mobile social ascendant”, fort éloigné sur le plan géographique et social du fils d’ouvrier qui a grandi dans le quartier (HLM ) des Etats-Unis de Lyon. On peut faire l’hypothèse que l’incompréhension de Domenech face à certains aspects de la culture de cité que certains joueurs incarnent, doit beaucoup à sa trajectoire sociale et professionnelle, notamment à sa forme de notabilisation au sein de la FFF, espace professionnel particulier s’il en est dans le milieu du foot pro. On voit bien que l’expression, qui peut être perçue comme dénonciatrice de “petit notable de la FFF” recouvrait beaucoup d’autres aspects et, ainsi isolée du contexte explicatif, paraît particulièrement réductrice.
Chouette, on continue l’article dans les commentaires!
Tout d’abord, je vais répéter que les propos ont bien été tenus tels quels. Coquetterie professionnelle.
@Stéphane: Au sujet de la première citation, elle vient introduire un passage expliquant que, avant la Une de l’Equipe, les problèmes de l’EDF étaient tout à fait classiques dans le football. c’est d’ailleurs votre position, et la mienne: “Si l’information avait été publiée en pages intérieures, l’affaire n’aurait pas eu le même retentissement. C’est la direction du journal qui décide de faire cette Une et de l’accompagner de ce photo-montage.”
Je ne pense pas donner, dans l’article, l’impression que vous prenez la grève à la légère.
Concernant Domenech, notre entretien est allé sur ce sujet plus loin que le livre. Je vous demandais s’il existait des différence sociologiques entre les cadres de la FFF et les joueurs. Vous m’avez répondu sur Domenech car c’est le seul surlequel vous vous étiez documenté. Vous expliquez très bien votre théorie dans votre commentaire et je trouve que “petit notable” ne la résume pas si mal que cela.
C’est, à mon sens, l’intérêt pour un journaliste de se déplacer pour rencontrer ses interlocuteurs. Cela donne une parole plus vivante, plus imagée. Ceci dit, je comprends tout à fait le point de vue du chercheur en quête de rigueur dans ses propos.
Merci pour l’article et les commentaires. Ca m’a toujours énervé que la position de l’Equipe n’ait jamais été remise en question par d’autres médias que les cahiers du foot.