Tentative d’identification d’Owni

Owni, plate-forme de «journalisme digital», et dernier-né des pure players de l’hexagone, veut être le ProPublica (1) français. C’est-à-dire une organisation qui finance des productions journalistiques sans en tirer profit. «L’information ne vaut pas d’argent et n’en rapporte pas, m’explique Nicolas Voisin, 32 ans, à la tête d’Owni. Depuis le temps, on le sait!».

Ordinateurs customisés et appartement à moquette

Les locaux d’Owni, situés près de la place de la République à Paris, ressemblent à une ruche. Une quinzaine de personnes travaillent, dans une chaleur d’étuve due à la surchauffe des ordis, sous les toits de ce qui semble être un ancien appartement. Nicolas Voisin appelle son équipe «la rédaction», sauf qu’ici, «il y a plus de techniciens que de journalistes».

Dans l’entrée, des développeurs de sites Web. Plus loin, Jean-March Manach, journaliste spécialiste des réseaux pour le site Internet Actu, et auteur du très bon blog Bug Brother, hébergé sur lemonde.fr, et Adriano Farano, ancien directeur de la rédaction de Café Babel, qui s’occupe du développement international d’Owni. Une jeune femme ne lève pas la tête de son clavier: c’est Astrid Girardeau, ex-journaliste à ecrans.fr, qui chapeaute une nouvelle section du site, «live», dont le lancement est prévu la semaine prochaine et sera un mélange de journalisme de liens et de formats courts. Dans une autre pièce, des graphistes-designers discutent, sur des fauteuils moelleux de cuir noir, comme des producteurs de télévision, tandis qu’un nid de très jeunes éditeurs, partageant la même table – mais pas les mêmes ordis, s’activent sur les contenus du site.

Crédit: DR

Crédit: DR

De fait, comme beaucoup de journalistes Web, les éditeurs d’Owni ne font pas qu’écrire des articles, ils agrègent des contenus extérieurs, imaginent titres et intertitres, font de l’activisme sur les réseaux sociaux, parlent statistiques, trouvent des idées pour mettre en scène des données en graphiques, ou commandent des articles à des pigistes (150 euros la pige, le double s’il y a des photos et/ou vidéos avec l’article, jusqu’à 500 euros s’il s’agit d’un gros dossier). Car à Owni, il n’y a pas de rédacteur en chef. En ligne, le résultat est hétérogène: des histoires souvent inédites, des infographies bien construites, du «crowd-sourcing», une plate-forme de blogs, mais un côté labyrinthe qui peut désarçonner.

Faire du service pour faire de l’info

La spécificité affichée de ce «laboratoire on line»: publier tous ses contenus (articles, applications, graphiques, tableaux, etc.) sous licence Creative Commons depuis la date de sa création, en avril 2009. Autrement dit, les contenus peuvent être reproduits ou modifiés par d’autres, à condition de citer la source et ne pas en faire un usage commercial.

Mais la particularité d’Owni est surtout économique. Contre toute attente, ce site ne cherche pas à commercialiser ses contenus. «Nous faisons le contraire d’un Rue89, détaille l’équipe. Eux ont commencé par produire des informations en ligne, et ensuite, pour faire vivre leur modèle, ils se sont mis à vendre des services, en faisant de la formation et de la conception de sites Web. Nous avons fait l’inverse.» A savoir engranger de l’argent avec une société commerciale, du nom de 22mars, qui négocie des contrats annuels avec des institutions pour leur faire des sites Web, de la maintenance, et diverses applications. Ce n’est qu’ensuite qu’a été lancé Owni, dont les 4 salariés, les 11 associés indépendants, entrepreneurs ou auto-entrepreneurs, et les 6 contrats en alternance, vivent sur les capitaux de l’entreprise mère, 22mars (234.000 euros de chiffre d’affaires, en 2009, et un objectif d’1 million d’euros en 2012).

«Notre économie existe avant le média. Et elle existera après… A ce titre, Owni est un formidable laboratoire de R&D (recherche et développement, ndlr)», reprend Nicolas Voisin.

Non-profit

Et si, par hasard, des éditeurs publiaient sur Owni des articles pas très gentils sur les clients de 22mars? La réponse de Nicolas Voisin cingle: «Le directeur de la publication d’Owni prend la responsabilité légale des contenus publiés sur le site, pas l’initiative éditoriale.»

Pas de pression financière directe, donc, ni de quête forcenée de l’audience (100.000 VU par mois selon les chiffres donnés par la plate-forme), un rythme de publication de croisière (moins de 10 articles par jour), Owni est l’incarnation, «à petite échelle, de ce que les Anglo-saxons appellent le “non-profit” (…) qui plus est sans pub ni péage – et ceci n’est pas prêt de changer.»

(1) ProPublica a financé une production Web qui a remporté le prix Pulitzer 2010.

Alice Antheaume

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Like ou pas?

Facebook a inondé le Web de ses outils «sociaux». Parmi ceux-ci, un petit rectangulaire de quelques pixels bleus est apparu sur la Toile, avec un pouce levé vers le ciel et cette mention, «j’aime». Ce bouton «like», une petite bombe numérique, va probablement modifier les pratiques des internautes en général, et des journalistes en particulier. Liste des premières impressions après trois semaines d’utilisation.

  • Au pays des Bisounours

Les sites Web sont désormais constellés de «j’aime». Une semaine après l’apparition de ces outils sociaux sur Facebook, 50.000 sites les avaient déjà intégré à leur système; aujourd’hui, on en compte plus de 100.000 selon les chiffres cités par Allfacebook.com. En outre, près d’un milliard de «j’aime» est enregistré chaque jour sur les serveurs de Facebook. En revanche, aucun bouton pour dire «je n’aime pas».

Pour tous les journalistes qui ont vu l’essor des commentaires – souvent acerbes – et votes assassins sous leurs articles, c’est déroutant. Comme si, désormais, tous les lecteurs ne pouvaient que vivre dans l’amour des contenus proposés. Et si, a contrario, ils n’aiment pas les articles? Ils ne peuvent cliquer nulle part pour le dire, sinon à laisser, comme jusqu’alors, un bon vieux commentaire sous l’article concerné. Facebook a bien prévu un bouton «dislike» sur les pages de son réseau social, mais il ne s’exporte pas.

  • Décalage

«Quand la police a découvert une bombe dans une voiture à Times Square, à New York, c’était très étrange de voir plein de gens “liker” les différents articles sur le sujet qui apparaissaient dans ma timeline», raconte Cécile Dehesdin, étudiante à l’école de journalisme de la Columbia, aux Etats-Unis, et auteure du Médialab de Cécile. De fait, les mots bombe, attentat, terrorisme, ne font pas partie du champ sémantique de «j’aime». Cette distorsion entre faits parfois graves et réactions est un problème pour nombre d’éditeurs, comme le souligne Jennifer Martin, directrice des relations publiques pour CNN Worldwide, pour qui il est très compliqué de voir des utilisateurs dire qu’ils «aiment» un article qui parle d’un fait tragique ou d’un sujet polémique. Ils ont alors préféré utiliser le bouton «recommander», qui tient plus du registre intellectuel, plutôt que le bouton «like», qui fait référence à du sentiment.

Conséquence ou pas? Pour l’instant, en France, rares sont les sites à avoir pour l’instant intégré le «like»à ses pages, sauf lepost.fr et ecrans.fr. Sur lefigaro.fr, on trouve en bas de chaque article un bouton «j’aime» mais il fait partie de la plate-forme communautaire du Figaro, il n’est pas relié à Facebook. (1)

Est-ce qu’un internaute clique sur «j’aime» pour dire qu’il aime le contenu ou qu’il aime l’article? C’est une question de journaliste plutôt que d’internaute, pense Marie-Amélie Putallaz, journaliste animatrice de communautés à lexpress.fr. Avant de se raviser: sur lepost.fr, plusieurs lecteurs se sont émus que l’on puisse cliquer sur«j’aime» sous un article parlant d’un viol collectif. «Le bouton “like” représentait dans ce cas une énorme source de confusion, m’explique Aude Baron, journaliste à lepost.fr. Qu’est-ce que cela voulait dire? J’aime le viol? Ou j’aime cet article? La formule peut mettre très mal à l’aise.»

  • Du participatif en toute facilité

Beaucoup estiment que le bouton «like» encourage la participation des internautes sur les sites Web d’infos. Car un clic pour «liker» prend une demi-seconde quand l’identification sur un site Web d’info pour commenter, puis la rédaction de ce commentaire nécessite beaucoup plus de temps. Et d’engagement, donc. A ce titre, le bouton «like» est ultra efficace. Et peut faire réagir des internautes qui, jusque là, n’interagissaient pas avec les contenus – ou n’étaient pas inscrits sur les sites d’infos. «On demande aux internautes de s’inscrire pour commenter, mais ils peuvent toujours le faire sous pseudo. Alors que pour dire “j’aime” via le bouton, ils donnent leur vrai nom, tels qu’ils se sont inscrits sur Facebook, reprend Aude Baron. Cela va casser le principe d’anonymat.» Même avis de Marie-Amélie Putallaz: «Tout le monde n’a pas forcément envie d’apparaître sur un site d’info avec son identité réelle. Par ailleurs, je ne suis pas sûre que ce seront les mêmes catégories d’internautes qui commenteront, voteront ou cliqueront sur “j’aime”.»

Néanmoins, soyons clair: si l’absence de commentaire est le degré 0 du participatif, et que le commentaire est le niveau 1, le «like» est le degré 0,5 de l’apport d’un internaute. Un apport quantitatif (tant de personnes ont vu et aimé cet article), mais nullement qualitatif (l’internaute n’apporte pas d’informations supplémentaires pour enrichir le contenu).

  • Chemin de lecture

Autre point non négligeable, relevé par Jonathan Dube (ABCnews.com), cité par Poynter: depuis l’intégration des outils sociaux de Facebook sur son site, il a vu une augmentation de 250% des citations des contenus d’ABCnews sur Facebook. En mars, juste avant que n’apparaisse les outils sociaux de Facebook, le réseau social aux 450 millions d’inscrits générait déjà du trafic sur les sites d’infos – en France, en moyenne, pour un site français d’actualité, Facebook générait près d’une visite sur 100 toutes sources confondues.

Et maintenant? «Nous préparons l’intégration du bouton “like” dans les pages de lexpress.fr, mais l’apport de trafic n’est pas notre intérêt premier, me confie Marie-Amélie Putallaz. Même si Facebook apporte du trafic, ce volume reste pour l’instant infiniment moindre qu’un article bien placé sur Google News, ou d’un mot-clé bien référencé sur Google. Pour Marie-Amélie Putallaz, l’intérêt, c’est le principe de recommandation. C’est-à-dire «le chemin qu’empruntent les internautes pour lire les articles. A terme, plutôt que de regarder les trois titres de la tête de “home page” d’un site d’info, je vais regarder les trois articles que mes amis ont lus.»

Le phénomène n’est pas nouveau: Facebook avait déjà commencé à s’immiscer dans notre façon de consommer de l’actu. Mais il  confirme la décrue des entrées par la page d’accueil au profit de chemins annexes, notamment via les réseaux sociaux. D’autant que les publicitaires le savent bien: les internautes cliquent d’autant plus facilement sur un lien qu’il est envoyé par un ami. «En voyant instantanément quels articles sont populaires auprès de leurs amis, les utilisateurs sont plus disposés à passer du temps sur ces contenus – et le temps passé sur des sites Web est très prisé par les annonceurs, bien plus que le nombre de pages vues» ou de visiteurs uniques, souligne le site Social Beat.

  • «Like» = LOL

Pour Philippe Berry, journaliste high-tech à 20minutes.fr, il n’est pas dit que le bouton «like» soit aussi percutant que l’on veut bien le dire. «Sur les sujets très technophiles, comme sur Techcrunch, les internautes interagissent davantage en retweetant les articles qu’en likant les articles sur Facebook». Même avis de sa collègue Charlotte Pudlowski, qui se demande «si ça ne va pas encourager les journalistes Web à faire encore plus de LOL, puisque ce sont le plus souvent ces articles-là (vidéos, buzz, petites phrases, ndlr) qui sont “likés”, plutôt que les analyses de géopolitique compliquées».

  • La fin du journalisme de lien?

Dernier point – et non le moindre. Et si le bouton «like» poussait les journalistes et éditeurs à écrire les articles différemment? C’est la question que pose CNN, sous le titre «Le cauchemar de Google: que les like remplacent les liens». Petit rappel: Google indexe les contenus en fonction du nombre de liens qui pointent vers ce contenu, et en fonction du nombre de liens que contient ce contenu. Un système sur lequel ont travaillé tous les sites Web d’infos pour être le mieux référencés possible dans le moteur de recherche. «Facebook parle des “like” comme de liens sociaux – mieux qu’un lien car c’est lié à un utilisateur spécifique, explique Pete Cashmore, le patron de Mashable. Si l’usage des boutons “like” décolle, c’est vraiment une très mauvaise nouvelle pour Google, puisque son algorithme utilise les liens entre les sites pour déterminer leur place dans son indexation». Pete Cashmore va plus loin: Google et les autres moteurs de recherche n’ayant pas accès à tous les «like», la société la mieux positionnée pour indexer le Web pourrait être… Facebook».

Conséquence pour les éditeurs de sites Web: si Facebook dicte les prochaines règles de référencement, plutôt que Google, tout sera à refaire, en terme de développement éditorial et de SEO.

(1) la fonction existait sur la partie magazine Slate.fr avant d’être désactivée pour des raisons techniques. Elle devrait revenir bientôt.

Le bouton «like» change-t-il votre façon d’interagir avec les contenus? Si oui, comment?

Alice Antheaume

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