Je ne peux pas, j’ai piscine

C’est parti !

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“J’aurais dû venir avec une bouée ou des brassards”. Hervé, cheveux blonds et bouclés, visage poupin, sac de voyage dans le dos, tente de plaisanter. Florent, un brun aux yeux clairs et à la silhouette frêle, enchaîne les cigarettes. Il dit qu’il est là parce que, à la fac où il étudie d’habitude, il “n’apprend rien”. Un autre, crête sur la tête, est venu avec son lit de camp portatif et son oreiller. A ses côtés, sa mère, venue le soutenir jusqu’à l’entrée. Plus loin, une fille en short et en chaussons en forme de lapins envoie des messages sur Snapchat depuis son smartphone. 

Près de la porte de Clichy, dans le Nord de Paris, il y a la foule des grands jours devant l’Ecole 42, l’école de programmation informatique fondée par Xavier Niel, le patron de Free, et des anciens d’Epitech. Près de 800 personnes, dont des élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1), se sont inscrites pour la “piscine”, cette plongée dans des exercices intensifs de code, sans prof ni cours, “à la manière des swim qualifications des commandos de Marines

La queue pour commencer la piscine à l’école #42 ?

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Si nul diplôme n’est requis pour intégrer 42, la piscine tient lieu de sélection. A l’issue de cette épreuve grandeur nature, qui se déroule sur un mois, sept jours sur sept, seuls 200 jeunes obtiendront leur ticket d’entrée pour étudier autrement au sein de cette fabrique de codeurs de talent.

“Si tu n’y passes pas 15 heures par jour, tu es dead”, lâche un élève, arrivé en skate-board et bermuda, qui, après neuf mois à l’Ecole 42, vit là comme un poisson dans l’eau. Avant, il a suivi un BTS services informatiques. “En deux jours de piscine, tu auras le niveau en code que j’ai obtenu au bout d’un an de BTS”, m’encourage-t-il. La piscine, “ça passe si tu es faite pour ça”, surenchérit un autre.

Les candidats, dont certains viennent d’obtenir leur BAC, d’autres sont en décrochage scolaire ou en reconversion, ne prennent pas ces conseils à la légère. Il y a, dans les rangs, une concentration extrême et une appréhension palpable. Pour eux, l’Ecole 42 est souvent l’école de la dernière chance.

Jour 2 à l’école 42

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Répartis dans trois immenses salles bardées d’ordinateurs aux fonds d’écran variés – les “clusters”, ils sont invités sans plus de cérémonie à se connecter à “l’intra”, le petit nom donné au programme pédagogique concocté par Olivier Crouzet et son équipe, réunie au sein d’un “bocal”.

En ce premier jour, il s’agit de comprendre ce qu’est une arborescence, le fonctionnement d’un terminal – aussi dénommé shell ou console – et à quoi il sert dans le système d’exploitation Unix. Onze exercices vont suivre pour actionner des commandes comme créer un répertoire, voir ce qu’il y a dedans, le déplacer, et changer les droits des utilisateurs sur un fichier.

Ça a peut-être l’air simple, écrit comme cela, mais dans “l’intra”, rien ne l’est. Des vidéos en veux-tu en voilà, où il est parlé couramment le shell, un drôle de langage (”vous allez me dire, on est dans slash, donc si je fais point point, vous restez dans slash, parce qu’il n’y a rien avant”), des fichiers pour les ressources, des PDF pour les consignes, de la documentation dans tous les sens, un forum, et une messagerie groupée sur Slack où près d’un millier de messages de panique, de problèmes, de questions, et de commentaires – parfois vulgaires -, sont échangés dans la même journée.

Et puis, il y a des éléments surprenants, comme le générique de Nicky Larson en guise de préambule, et cet exercice de “pré-requis” où il faut écrire un mail de flatterie incluant les mots “manivelle”, “autographe”, “maître du monde”, “beau” et “fort” au directeur, Kwame Yamgnane, connu pour son sens de l’humour.

“C’est une blague ou on doit vraiment le faire?”, s’interroge un élève. “Ça doit te prendre 1 minute, mais oui tu dois le faire, même si ce n’est pas noté”, répond un ancien.

Car oui, les exercices sont notés, à la fois par des élèves de 42 et par un robot dénommé “la Moulinette” qui ne fait pas dans la dentelle. “La Moulinette est très stricte dans sa notation (…) il est impossible de discuter de sa note avec elle”, est-il précisé dans les directives. Bref, c’est souvent 0.

Pour “apprendre à coder comme des grands”, il faut chercher, essayer d’être logique, expérimenter, laisser tomber ses préjugés, réfléchir, et se “nourrir de l’aide de ses camarades”, martèle Olivier Crouzet, le directeur pédagogique.

Courage @clairesnews de @edjsciencespo qui tente la piscine de 42 ?

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Car ce qui est valorisé à 42, ce n’est pas la connaissance, c’est la débrouillardise et la courbe d’apprentissage. Pas question de se contenter de regarder les vidéos pédagogiques mises à disposition, mieux vaut faire preuve d’initiative. Michael, bachelier depuis quelques heures, la mèche rebelle et le regard intelligent, est l’un des rares de mon groupe à être à l’aise : il a déjà fait 8 exercices quand j’arrive péniblement au troisième – et encore, je ne suis pas du tout sûre d’avoir bien compris les deux premiers. Michael est un malin, il a récupéré il y a plus d’un mois les exercices de la piscine – “c’est un PDF qui se balade sur le Web”, me confie-t-il – et s’y est préparé en amont, en même temps qu’il passait le BAC.

Il a eu raison d’anticiper car, au sein de l’Ecole 42, le temps passe vite, très vite, surtout quand on relit pour la douzième fois d’affilée l’exercice numéro 2 qui ressemble à du chinois, sans parler de réaliser le dit exercice ni même de le “pusher” sur un serveur, Git, pour lequel il faut trouver un ticket non périmé. Car si les travaux ne sont pas déposés dans le serveur, dans le bon dossier de surcroît, La Moulinette n’a pas prévu d’aller les chercher sur votre bureau. “Tu n’as pas encore fait add / commit / push sur Git? Mais dépêche toi!”, s’inquiète mon voisin de 18 ans.

A 42, c’est l’inversion des hiérarchies. Les “bons élèves” sont déboussolés, alors que ceux qui n’ont pas toujours eu de bonnes notes à l’école entament une deuxième vie. “Tu es super fort”, souffle un étudiant de Sciences Po à l’un de ces jeunes, qui s’arrête net. Il n’a pas souvent entendu ce type de remarques à son sujet. Puis il répond, du tac au tac, “non, je suis nul à l’école, mais ici, ce n’est pas pareil”.

“Vous verrez que nous saurons très bien déterminer si le développement informatique est fait pour vous, sans que votre scolarité antérieure n’entre en compte”, précise l’Ecole 42 sur son site.

Tout en me répétant qu’il faut chercher les solutions par moi-même, je procrastine sur mon ami Google et tombe sur le descriptif du système Unix, dont j’apprends qu’il a été créé en… 1969. A ceux qui se demandent pourquoi une école aussi à la pointe que 42 plonge en 2016 ces élèves dans un système has been, Kwame Yamgnane, l’un des fondateurs, répond que ce n’est pas l’âge du langage qui compte. “Il faut apprendre la tournure d’esprit d’une machine et adapter son cerveau à cette logique”, qui n’a rien à voir avec la structure de pensée habituellement enseignée dans les écoles.

Après une nuit à rêver en continu de “mkdir”, “touch”, “cat”, ls -l”, “ls -la” et toutes ces commandes inédites, mon cerveau a déjà basculé. Le lendemain, je reprends en 30 minutes les exercices que j’avais difficilement effectués en 8 heures la veille et, cette fois, j’ai compris ! Sauf que mon cerveau a tellement basculé qu’il a soudain des doutes sur des choses autrefois élémentaires : pour dupliquer un fichier, faut-il que je tape la commande “clone”? “Quoi, “clone”? Ben non, tu fais copié-collé”, soupire mon voisin. A force de piscine, j’ai perdu pied dans ce que les codeurs appelle l’univers “graphique”, ce monde merveilleux de Windows ou d’OS où il suffit d’un clic pour que l’ordinateur obéisse.

Pause

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A 42, il faut partir à point et… tenir la distance. Dès la deuxième journée, les élèves, têtes farcies de ligne de code, font la sieste sur un matelas gonflable dans le couloir, voire à même le sol. “Si vous avez du mal à vous acclimater, les boules quiès et la technique du tee-shirt sur les yeux ont fait leurs preuves”, conseille le staff.

La population de l’Ecole 42 a ceci de particulier qu’elle compte 60% d’élèves habitant en dehors de l’Ile de France. Lorsqu’ils arrivent, avec leurs valises, ils savent qu’il vaut mieux dormir sur place et ne pas perdre du temps dans les transports en commun. Parmi les 800 candidats de la piscine de juillet, 250 logent à 42 et se partagent les quelque… 6 douches. Il leur est pourtant rappelé, via haut parleur, qu’il “est important de se laver” et “qu’utiliser un déodorant, ce n’est pas se laver”. La question de l’hygiène est, semble-t-il, un vrai sujet de préoccupation à 42.

Allez à la douche ! 250 personnes sur 800 candidats à la piscine dorment à l’école 42

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“On cherche des gens qui ont un savoir-faire, mais aussi un savoir-être”, explique l’équipe, lors d’une réunion spéciale filles où les clichés sont enfilés comme des perles : en substance, “attention les filles à ne pas vous faire trop aider par vos congénères mâles qui vont tout faire à votre place”. Cela part pourtant d’un bon sentiment. Parmi les inscrits, seuls 10% sont des filles. 42 souhaiterait voir ce pourcentage grimper à 50% dans les années à venir.

Encore faut-il les attirer dans cet incubateur où pendent des serviettes sentant le chien mouillé le long des escaliers ! “Des cordes à linge sont disponibles sur le toit de la cafétéria avec – innovation technologique – des pinces à linge. Merci d’y mettre vos serviettes plutôt que sur les rambardes (ça fera plus propre pour tout le monde)”, écrit Charly, l’intendant en chef, dans un email collectif. Les efforts du staff pour accueillir la gente féminine sont louables – toilettes du sous-sol et dortoir réservés – mais tombent à plat lorsque l’on apprend que le dortoir des filles s’intitule le “Valhalla”, c’est-à-dire… le paradis des Vikings.

Il règne pourtant dans cette piscine, qui agit comme un mécanisme initiatique, une atmosphère bon enfant. Tutoiement de rigueur, food truck, distribution de pains au chocolat, tournoi de baby foot, portiques dans le hall qui vous disent “bonjour Alice” à l’entrée et “à bientôt Alice” à la sortie… Ici, on travaille dur, mais on apprend autant des autres que des logiciels.

Et ce n’est bien sûr pas un hasard s’il n’y a pas de professeurs à qui demander précisions ou explications. De même, l’écriture volontiers alambiquée des exercices et les changements de dernière minute poussent à l’entraide et la confraternité. Quant à Charly, qui assure l’intendance, il distribue via emails collectifs signés “votre supporter dévoué” des “bons conseils” qui non seulement sont une bouffée d’air mais visent à insuffler un esprit de groupe.

Crédit : AA

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S’il n’y a pas de profs à 42, pullulent en revanche des “assistants” qui passent dans les rangs et retirent au débotté les écouteurs branchés sur la prise casque, sous prétexte que cela abîme les machines. Comment faire pour écouter les instructions en vidéo alors? “Vous vous débrouillez, il vous faut une carte son”, répondent-ils. Euh? “Chuuuuut, tais toi, tu vas te prendre des TIG”, me souffle mon voisin. Des quoi? “Des travaux d’intérêt généraux, qu’on surnomme ici des travaux d’intérêt dégradants, comme nettoyer les écrans des 700 ordinateurs disponibles, frotter avec une brosse à dents les grilles de l’entrée ou ramasser les mégots dans la cour. Pour trouver de nouvelles tâches de TIG, “notre imagination est débordante” , prévient le staff.

Autres motifs de sanction? Laisser traîner son badge d’accès ou ne pas verrouiller sa session. “J’avais le dos tourné pendant deux secondes et un assistant a changé les couleurs du terminal”, s’exclame l’un des candidats. “Du coup maintenant cela écrit noir sur noir, je n’y vois plus rien !”.

“Ce sont des sadiques”, éclate de rire un élève, passé par la piscine l’année dernière, chiffon dans une main et spray nettoyant dans l’autre. Il vient d’écoper de 8 heures de TIG après avoir “trollé une copine” lors d’un exercice de groupe. “Il n’y a pas vraiment de pédagogie mais il y a énormément de règles”, observent les nouveaux qui en profitent pour lui demander de passer un “petit coup de pschitt” sur leur écran, trop contents de faire une pause, tandis que l’élève puni découvre, amusé, sur leur console l’étendue du travail qu’il leur reste à faire. Plus que trois semaines et demi, courage !

Alice Antheaume

(1) L’Ecole de journalisme de Sciences Po et l’Ecole 42 ont noué un partenariat qui permet aux élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po de passer la piscine pendant l’été, et s’ils la réussissent, de faire une année de césure au sein de 42, entre leur Master 1 et leur Master 2.

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Cachez ces images que l’on ne saurait voir

Crédit: Flickr/CC/leo-gruebler

Crédit: Flickr/CC/leo-gruebler

La décapitation du journaliste américain James Foley filmée dans une vidéo diffusée sur YouTube – elle a, depuis, été retirée de la plate-forme -, un corps arrimé à son siège tombé du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine publié dans Paris Match…. Ces images de l’actualité, effroyables, témoignent de la la violence innommable des événements. Faut-il pour autant les diffuser dans les médias? Comment les journalistes qui les voient pour la première fois réagissent-ils? Parviennent-ils vraiment à “se blinder”? Quelle est leur méthode pour ce faire – si méthode il y a?

Le contexte dans lequel on voit ces images est primordial, estime Alfred de Montesquiou, reporter pour Paris Match, lauréat d’un prix Albert Londres. Quand il a sa casquette de journaliste, il se dit “armé psychologiquement”. Mais dans le costume de monsieur Tout-Le-Monde, c’est une autre histoire. “J’étais en vacances sur la plage lorsque je suis tombé par hasard sur la vidéo de James Foley, avec qui j’avais d’ailleurs passé du temps à Alep en Syrie. Cela m’a bouleversé”, me confie-t-il.

L’émotion est aussi tangible pour Jon Lee Anderson, grand reporter au New Yorker ayant couvert de nombreux conflits sur la scène internationale, en Syrie, Libye, Afghanistan, Liban, Somalie, Soudan, Angola, Mali, Liberia, Centrafrique… Invité à donner la leçon inaugurale de rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il dit n’avoir pas regardé ces images, “d’abord pour des raisons personnelles, car je veux me souvenir de James Foley vivant et non mort, et aussi pour des raisons politiques, car cliquer sur cette vidéo chorégraphiée et présentée comme un message à l’Amérique, c’est ce que souhaitent ses bourreaux. Or je ne vais certainement pas leur donner ce plaisir”.

Loin du boulot, loin des yeux

Julien Pain, de France 24, a pris soin, parce qu’il était en congés, loin du bureau, de ne pas regarder la vidéo de cette décapitation. “J’en ai vu des dizaines de la sorte, mais si je le faisais en dehors de mon boulot, je suis sûr que cela m’impacterait. Je m’interroge d’ailleurs sur l’effet qu’elles peuvent produire sur les gens qui la regardent sur Twitter, hors de toute nécessité professionnelle.” Sur les réseaux sociaux, il y a d’ailleurs eu une levée de boucliers pour protester contre la diffusion de la vidéo montrant le journaliste américain via le hashtag #ISISMediaBlackout.

“Tuer des journalistes est devenu un sport”, reprend Jon Lee Anderson. Quand c’est arrivé en 2002 à Daniel Pearl, journaliste du Wall Street Journal, personne n’en a vu la trace en ligne car il n’existait pas encore de plates-formes de vidéo. Désormais, continue Jon Lee Anderson, il y a même des sites communautaires qui agrègent des vidéos de décapitation. “Je me suis forcé une fois à en regarder une. C’était abominable de voir quelqu’un en train de mourir me regarder en face. Cela reste pour toujours dans la mémoire”.

Examiner la vidéo pour savoir ce qu’elle contient

Mais avant de décider de diffuser ou non une image dans un média, il faut bien l’examiner. Pour tenir, au quotidien, les journalistes se raccrochent à des détails. Lorsqu’ils vérifient l’authenticité d’une vidéo, ils focalisent leur attention sur des éléments du tout, sur l’accent de la personne qui parle, sur les vêtements qu’il porte, sur le temps qu’il fait, sur la couloir du trottoir, bref sur tout ce qui peut aider à décrypter l’image. “L’acte de visionner ces images a un objectif précis et professionnel”, rassure Julien Pain.

Des photos et/ou des vidéos de pendaisons, immolations, corps décharnés, décomposés, des clichés post-attentats… Elodie Drouard, éditrice photo à France TV Info et photographe, a vu, depuis dix ans qu’elle exerce ce métier, “tout ce qui est possible en termes de barbaries”. “Les images de cadavres cireux d’enfants morts en Palestine sont devenus mon quotidien. Cela les rend presque irréels”, explique-t-elle. “Je regarde désormais ces images sans véritable émotion. Je suis consciente de la violence qu’elles dégagent mais elles ne m’affectent plus.”

Blindés

A force de travailler, les journalistes s’endurcissent, leurs yeux se cuirassent. Comment se fait ce cheminement? Eux-mêmes ne le savent pas très bien. “Je ne pense pas que l’on puisse apprendre à se blinder”, reprend Elodie Drouard. ”C’est le temps qui fait les choses. Je ne suis pas devenue insensible, bien au contraire, mais on ne peut pas faire ce métier si l’on s’évanouit devant une photo de cadavre. De même qu’un médecin ne peut s’effondrer en larmes à chaque fois qu’il doit annoncer à ses patients qu’ils ont un cancer. Cela ne le rend pas inhumain pour autant. Je pense que l’empathie s’exprime juste autrement.”

Même impression pour Alfred de Montesquiou qui pense, “sans vouloir jouer au gros dur”, que, “sur le terrain, l’information prime sur toute forme de sentiment” et que “c’est presque impossible” qu’il soit affecté par ce qu’il voit. Il peut même lui arriver de sourire aux blagues à base de “steak tartare” lancées par ses collègues pour dédramatiser après une journée passée à enjamber des morceaux de corps.

Le choc initiatique

Les journalistes interrogés pour ce WIP ne sont pas pour autant des durs à cuire. Il y a presque toujours, chez eux, une blessure initiatique. Un choc visuel qui a marqué leur rétine au fer rouge. Pour Alfred de Montesquiou, c’est la première personne qu’il a vue mourir, en reportage en Haïti, en 2005, “un petit garçon saigné à blanc” dont l’image ne l’a pas quitté depuis. Pour Elodie Drouard, ce baptême du feu concerne la guerre au Rwanda. En faisant des recherches sur des photos d’archives, elle est alors tombée sur une tête en décomposition rongée par les vers qui l’a “particulièrement choquée”. Et, dans son vocabulaire, cette locution est un euphémisme.

Où placer le curseur entre droit à l’information et respect des victimes? Comment les journalistes peuvent-ils apprécier si une photo risque de choquer le public ou non? C’est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que “le public” est une idée très abstraite, composée d’une multitude de lecteurs qui ne sont pas blindés et qui, en outre, ont différents niveaux de sensibilités.

La difficile appréciation de la sensibilité des lecteurs

“Nous ne pouvons pas imposer aux gens de voir des photos trash, même si ces photos font partie de l’actualité”, estime Alfred de Montesquiou. Il s’est en rendu compte lorsqu’un jour, de retour de reportage en Syrie, il écrivait son article dans le salon de son domicile avec toutes les photos laissées en évidence, des photos prises dans un hôpital de campagne près de Homs montrant des enfants blessés par des bombes. “Quand ma femme est rentrée, et qu’elle a vu les clichés, elle a manqué de s’évanouir. Depuis, je range”.

Sur le terrain… Et en ligne…

Mais il lui arrive encore de faire des erreurs. Notamment lorsqu’il était en reportage en Ukraine cet été, pour enquêter sur le crash du vol MH17. Il a alors posté sur son compte Instagram le plan, dans l’herbe, (attention, le lien suivant renvoie vers la photo) d’un pied de femme aux ongles vernis, en l’accompagnant de la légende “nightmare” (cauchemar en VF). “Honnêtement, c’est le cliché le plus anodin que j’avais pris, après une journée au milieu des cadavres. Or une pluie de réactions outrées s’est abattue en ligne, c’est dire si je n’ai pas su apprécier à quel point ce qui était soft pour moi pouvait être brutal pour d’autres”.

Il y a des photos qui n’ont rien de gore et choquent néanmoins, des photos qui peuvent faire changer le cours d’une guerre, des photos de victimes en souffrance qui provoquent un afflux d’aide internationale, comme cela a été le cas lors du tremblement de terre en Haïti. Au milieu de tout cela, une grille de questions aide à déterminer s’il faut ou non tel diffuser une image.

1. Quelle est la valeur informative de cette image?

2. Est-ce que la diffuser est une décision prise indépendamment de toute pression?

3. La photo peut-elle choquer?

4. Le cadrage respecte-t-il la dignité des victimes?

Sur France TV Info, a été mis en place un système de “disclaimer” qui affiche à la place de la photo un écran noir avec un message prévenant l’internaute de la violence ou du caractère choquant de ce qu’il s’apprête à voir. “Ainsi, chacun est libre (ou pas) de cliquer”, reprend Elodie Drouard. “Je pense que c’est une bonne formule.”

Voilà de quoi protéger les lecteurs. Pour les reporters, il y a malheureusement pire que le choc des images, il y a l’angoisse créée par les sons. “On s’habitue à tout”, a écrit Alfred de Montesquiou dans son livre, “Ouma”, rédigé en 2013. “Sauf aux bombardements. Les bombardements sont inhumains. C’est la chose la plus effrayante qu’on puisse rencontrer. […] Tous mes amis journalistes tués au combat l’ont été par des bombes et non par des balles. […] On se sent comme un chiot sous un canapé, à attendre que l’orage s’en aille. […] Se battre contre l’aviation, l’artillerie, les drones et les blindés d’une armée moderne dépasse presque l’entendement.”

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Alice Antheaume

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Et si les journalistes n’écrivaient que ce que les lecteurs lisent?

«La rencontre entre offre (choix éditoriaux) et demande (préférences des lecteurs) ne se fait plus», assure Pablo Boczkowski, chercheur américain de l’Université de Northwestern, auteur de Digitizing the News. Innovation in Online Newspaper et de News at Work. Imitation at a Age of Information Abundance. Pour accréditer sa thèse, il a comparé les articles mis en ligne sur le premier écran des pages d’accueil de plusieurs sites d’information généralistes et les articles les plus lus/cliqués par les internautes.

Fossé

Résultat, un décalage conséquent et, finalement, une superposition minime entre les sujets choisis par les journalistes et ceux plébiscités par l’audience. Que l’on soit sur un site généraliste argentin (Clarin), britannique (The Guardian), américain (CNN), espagnol (El Pais), allemand (Die Welt), ou brésilien (Folha de Sao Paulo), le constat est le même: «Dans tous les cas, les journalistes ont tendance à faire davantage de sujets sur la politique, l’international, et l’économie, quand leurs lecteurs s’intéressent plutôt au sport, à la météo, à l’entertainment et aux meurtres», détaille Pablo Boczkowski.

Un constat qui ne diffère ni selon les pays ni selon les régions d’un même pays: c’est un phénomène que l’on retrouve partout, plaide le chercheur. Seule variable – logique au demeurant: le décalage entre offre et demande est d’autant plus grand que le site d’informations est élitiste.

Crédit: Flickr/CC/Zarko Drincic

Crédit: Flickr/CC/Zarko Drincic

Au comptoir de l’information

«Imaginons un boulanger qui propose à la vente 60% de pains complets et 40% de pains blancs. Seuls 4 de ses clients sur 10 veulent du pain complet, quand 6 de ses clients sur 10 veulent du pain blanc, reprend Pablo Boczkowski. A la fin de la journée, certains pains demeurent invendus, et des clients repartent insatisfaits.»

Cette métaphore n’est pas si loufoque: comme le boulanger se doit de satisfaire sa clientèle, un site Web d’infos doit fournir l’actualité du jour à son audience, laquelle doit sortir «repue» de clics et d’infos. La métaphore est même plus subtile que cela: le boulanger peut penser qu’il est meilleur pour la santé de ses clients de manger du pain complet plutôt que du pain blanc, de même que le journaliste peut estimer qu’il va élever le niveau de ses lecteurs s’il leur donne des sujets «nobles», de politique internationale par exemple, plutôt que trois brèves sur des célébrités.

Est-ce à dire que la majorité des journalistes ont une — trop — haute opinion de leur «mission», quand bien même celle-ci ne correspondrait à aucune réalité visible selon les outils qui analysent ce sur quoi cliquent les lecteurs? Certainement. Et cela se comprend. Car les journalistes, d’où qu’ils viennent, grandissent dans le culte des vertus démocratiques de la presse. Des vertus réelles. Sauf que, là encore, le Web a tout changé. Lorsque les journalistes du print écrivent un article qui n’intéresse peut-être qu’eux, ils apprennent au pire le lendemain que les ventes de leur journal sont mauvaises, mais sans savoir précisément si la désaffection du lectorat s’est faite à cause de leur article, ou si cela tient à la photo de la une, ou à la couverture, ou aux titres mis en exergue. Les journalistes Web, eux, voient en temps réel les clics — ou l’absence de clics — suscités par le sujet qu’ils viennent de publier. En clair, ils font face à la réception immédiate et permanente de ce qu’ils produisent.

Et croyez-moi, cette réception est le plus souvent indépendante de la qualité journalistique du contenu produit. Il n’est en effet pas rare qu’un article d’économie écrit dans les grandes largeurs, composé de cinq interviews différentes et ayant nécessité des heures voire des jours de réalisation, récolte à peine 5% du trafic du site, quand, dans le même temps, une brève sur Britney Spears qui a pris moins d’une demi-heure à écrire atteint les 70% de trafic.

Pour Maureen (alias Mo) Tkacick, jeune éditrice du site Jezebel, qui repose sur trois thèmes, le people, le sexe et la mode, il ne faut pas se mentir: «80% du trafic est généré par 20% des informations publiées», assure-t-elle. Une règle qui ressemble à la loi de Pareto, selon laquelle 20 % des moyens permettent d’atteindre 80 % des objectifs.

Dilemme

Alors il faut ruser. En mai 2008, quand un cyclone terrasse la Birmanie, le sujet n’intéresse pas les internautes. A 20minutes.fr, la rédaction décide de les interpeler et publie un article intitulé «pourquoi vous vous fichez de la Birmanie?». Cette fois, c’est un carton. «Plus de 15.000 morts, une catastrophe humanitaire de grande ampleur, un régime dictatorial accusé de ne pas l’avoir prévue, et pourtant vous êtes très peu à lire les articles sur la Birmanie, lit-on dans l’article. C’est un des sujets d’actu qui vous a le moins intéressés selon nos statistiques. Nous vous avons demandé pourquoi et, là, vous avez répondu en masse.» De fait, après modération, on trouve 270 commentaires qui tentent de répondre à l’interrogation.

Pour le reste, nombreux sont les éditeurs qui espèrent pouvoir attirer le public via un article people, sport, ou fait-divers, pour ensuite l’orienter par un lien sur un sujet moins facile d’accès et ayant nécessité davantage de ressources rédactionnelles.

Quel service le journaliste rend-t-il au lecteur?

Lors d’une semaine de cours intensifs à l’école de journalisme de Sciences Po, en février dernier, j’ai demandé aux étudiants de réaliser des articles trouvés parmi les sujets les plus vus de Yahoo! actualités, les plus envoyés de lemonde.fr, les mots-clés les plus recherchés du moment sur Google, via l’outil Google Trends, et les vidéos les plus vues du jour sur Dailymotion. But du jeu: apprendre aux étudiants à repérer ce qui intéressent les internautes et calquer la sélection éditoriale sur ces baromètres. Après trois jours à ce régime, les étudiants ont soupiré: «On ne va quand même pas faire des sujets sur la neige tous les jours parce que les internautes ne cliquent que sur ça cette semaine?». Soit dit en passant, selon une récente étude du Pew Internet Project, consulter la météo est en effet la première motivation des Américains pour se connecter à Internet depuis leur téléphone portable.

Posture

Que faire alors? Les rédactions qui refusent de s’adapter à que veulent les lecteurs risquent gros. Les autres doivent trouver où placer le curseur entre qualité journalistique et sujets populaires. Difficile car entre ce que les journalistes croient savoir des goûts de leurs lecteurs, et les vrais goûts de ces lecteurs, le fossé est parfois grand, rappelle Hugh Muir, journaliste au Guardian.

«Si je suis ce que je mange, je suis aussi les informations que je consomme, conclut Pablo Boczkowski. De même que le corps pourrait se satisfaire de pain blanc, l’appétit du public pour les informations pourrait en majorité se contenter de sport, entertainment, et fait-divers. Mais la société et les enjeux politiques vont en souffrir.» Question de santé.

Alice Antheaume

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