Le Figaro et CCM Benchmark: un mariage qui fait grincer des dents

Crédit photo: Flickr/CC/juditk

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En France, la compétition entre les médias en ligne est stoppée nette lorsque, le 1er octobre, Le Figaro rachète CCM Benchmark, le groupe qui détient les sites L’Internaute, Comment ça marche, le Journal du Net.

Nombreux sont les dirigeants des titres concurrents à tomber de l’armoire. Laurent Guimier, le directeur de France Info, reconnaît qu’il ne s’attendait pas à un tel faire-part. «Je savais qu’il y aurait une grosse annonce» ce jour-là de la part du Figaro, confie-t-il, mais «la rumeur annonçait plutôt une innovation sur la vidéo».

Prudent, il en a même soufflé un mot à Mathieu Gallet, le président de Radio France, pour qu’il ne découvre pas le pot-aux-roses, surtout au moment où les groupes de travail se réunissent chez France Télévisions et Radio France pour réfléchir à la future chaîne d’informations en continu.

Sauf que le secret a été bien gardé, même au sein du Figaro. Enguerand Renault, chef du service médias, a pourtant mis au frais une page entière du cahier saumon de l’édition imprimée datée du 2 octobre, mais les journalistes du quotidien n’ont pas eu connaissance de l’événement qui y serait relaté.

Gros poisson

Désormais, Le Figaro et CCM Benchmark veulent nager dans le grand bain. Avec 25 millions de visiteurs uniques par mois, et la moitié sur le mobile, ils comptent devenir le premier média numérique en France. En ligne de mire, ils visent Facebook et Google. Leurs armes? «Facebook, c’est le conversationnel; Google, la recherche et nous, notre valeur ajoutée sera le contenu éditorial», explique Benoît Sillard, le président de CCM Benchmark, à Libération.

Crédit: infographie Le Figaro

Crédit: infographie Le Figaro

Les autres titres comprennent vite qu’il va falloir sortir les rames pour rivaliser avec un groupe pouvant toucher un internaute sur deux. Dans les coulisses des rédactions, certains ironisent : «il ne nous reste plus qu’à racheter Orange!».

A France TV Info, l’appréhension est compensée par «la créativité rédactionnelle». «Nous pouvons diffuser, pour le moment, bien plus de vidéos que cet ensemble consolidé Le Figaro/Benchmark», analyse Célia Meriguet, directrice adjointe de l’information nationale sur les médias numériques de France TV.

Au Monde, le directeur Jérôme Fenoglio ne s’inquiète pas plus que cela. «Etre un immense groupe qui suscite des amas de clics n’est pas forcément cohérent», juge-t-il, «notre stratégie n’est pas de prôner le volume mais de rester sur le positionnement de notre groupe, le journalisme de qualité et l’information vérifiée». Entre les lignes, on comprend que, pour lui, Comment ça marche et L’Internaute ne produisent pas du contenu «Le Monde compatible».

Objectif pub

Sauf qu’outre l’aspect éditorial, l’objectif du rapprochement entre Le Figaro et CCM Benchmark est avant tout publicitaire. Marc Feuillée, le directeur général du Figaro, ne s’en cache pas, il évoque «des audiences qualifiées» et des «marques fortes».

«Les médias doivent faire face aux annonceurs et aux agences qui ont des problématiques de plus en plus mondiales et multimédias (…) Le nouveau groupe pourra apporter des messages publicitaires au plus grand nombre tout en étant de plus en plus ciblés», confirme Benoît Sillard, de CCM Benchmark, cité par Le Figaro.

Il s’agit bien sûr de proposer des offres combinées sur de multiples supports, de générer davantage de revenus, et de monter en puissance sur les technologies qui permettent de suivre l’audience, pour mieux savoir qui va voir quoi et quand, tant sur les publicités que sur les informations, afin de mesurer l’impact de toutes les productions.

Ce à quoi Jérôme Fenoglio, du Monde, rétorque qu’il y a d’autres critères que le volume aujourd’hui: le confort de lecture, le temps passé sur chaque page, le respect de la ligne éditoriale. «L’effet de masse, de volume, pose des soucis dont on est obligé de tenir compte comme la gestion des données, la protection de la vie privée, la question des Adblocks».

Concentration

«La concentration est en marche et, dans le cas du Figaro, c’est impressionnant», souffle Célia Mériguet, de France TV. «Personne ne peut prétendre à une aussi forte pénétration du marché français, hormis Google et Facebook».

Une logique de concentration déjà en vigueur dans la presse et les médias audiovisuels qui mène, fustige Fabrice Arfi, journaliste à Médiapart, à un «écosystème pourri»: «sept milliardaires dont le coeur d’activité n’est pas l’information mais de vendre des armes, faire du BTP, de la téléphonie mobile, de la banque, ont entre leurs mains 95% de la production journalistique», déclare-t-il.

Pour l’instant, le rapprochement n’est pas acté dans les classements des instituts de mesure de l’audience – Médiamétrie, OJD – très regardés par les annonceurs. Et pourrait ne jamais l’être. Si Le Figaro figure à la deuxième place du classement des sites d’informations et d’actualité de l’OJD, en septembre, L’Internaute, n’étant pas considéré comme tel, n’y est pas. En outre, pour que soient additionnées les audiences des sites du Figaro et celles de CCM Benchmark, il faudrait faire un gros travail de refonte sur les URL et sur l’imbrication des logos des différentes maisons, comme cela a été fait pour Rue89 et L’Obs, non sans mal.

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Alice Antheaume

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Entre Rue89 et Le Nouvel Observateur, les nouvelles règles Médiamétrie

Crédit: Flickr/CC/stevensnodgrass

Crédit: Flickr/CC/stevensnodgrass

Deux ans après le rachat de Rue89 par Le Nouvel Observateur pour 7,5 millions d’euros, le torchon brûle entre le groupe et l’ancien pure-player. Lundi matin, vers 10h, la rédaction de Rue89 vote la grève pour 24 heures renouvelables, espérant obtenir des garanties sur son avenir. Conséquence: le site est gelé. L’équipe gréviste, qui a créé un compte Twitter pour l’occasion, @Rêve_89, a indiqué ses revendications dans un billet: «maintien de l’identité» de Rue89 et préservation de l’équipe pour les deux prochaines années.

Ce lundi après-midi, Claude Perdriel, président du directoire du groupe Nouvel Observateur, et Nathalie Collin, directrice générale, reçoivent des représentants de Rue89 pour entamer des discussions. Lundi soir, Claude Perdriel signe une mise au point dans laquelle il juge la réaction des journalistes de Rue89 «incompréhensible» car «assumer (notre partenariat, ndlr) ne menace en rien l’indépendance éditoriale de Rue89, au contraire». MISE A JOUR 10 décembre 2013, 11h: mardi matin, la grève à Rue89 est reconduite. MISE A JOUR 11 décembre 2013, 11h: la grève est stoppée et Rue89 reprend le travail, indiquant dans cet article avoir obtenu les garanties demandées.

Cherche nouvel actionnaire

Le moral est en berne des deux côtés. A Rue89, pour qui c’est la première grève depuis sa création en 2007. Et à l’Observateur, où, depuis septembre, les salariés proches de la retraite sont incités à partir, et leurs départs ne seront pas remplacés. L’actionnaire de toujours Claude Perdriel songe à passer la main et semble faire les yeux doux à Xavier Niel, le patron de Free et actionnaire du Monde, pour lui succéder. Dans les couloirs, on considère que les investissements réalisés sur le numérique ont saboté le vaisseau amiral. Le groupe a perdu environ 7 millions d’euros en 2013 dont 800.000 euros seraient imputables à Rue89. Claude Perdriel, ingénieur de formation, sait depuis longtemps comment fonctionne une rotative et a mis un point d’honneur à saisir aussi le fonctionnement du Web. Il ne regrette pas d’«avoir racheté Rue89 mais, financièrement, il est évident (qu’il n’a) pas fait une bonne affaire».

«Nous ne sommes pas les mauvais élèves du groupe»

A ces accusations, les grévistes de Rue89 répondent qu’ils ne sont pas «les mauvais élèves du groupe». «Nous faisons un quart de l’audience (2,4 millions de visiteurs uniques par mois, ndlr) de tout le groupe, alors que nous sommes une toute petite rédaction», m’expliquent-ils. «Nous ne sommes pas en train de négocier notre xième semaine de congés par an, nous demandons à ce que le site et son développement soient pérennisés.» Cela passerait sans doute par, entre autres, une meilleure monétisation des contenus. «Cela fait deux ans que personne ne s’occupe de la publicité sur Rue89, personne ne vend Rue89!», proteste l’équipe, pointant du doigt le dédain de la régie publicitaire, en charge de la commercialisation des espaces. Dans ces conditions, «il n’est pas étonnant qu’on ne gagne pas d’argent…».

Affichage en une

La grenade a été dégoupillée lorsque, jeudi dernier, la façade de Rue89 a changé. Sur les pages du site cohabitent désormais les logos du Nouvel Observateur, en haut, et de Rue89, précédé du mot «partenaire». En outre, l’URL de la page d’accueil – mais pas celle des pages articles – a été modifiée: à la place de Rue89.com, on trouve rue89.nouvelobs.com. Des changements qui, pour l’équipe, «rétrograd(e)nt Rue89 au rang “d’apporteur de contenus” et sacrifi(e)nt l’identité de notre Rue».

Capture d’écran du nouveau logo Rue89 / Nouvel Obs

Ces modifications ne sont pas un caprice de l’Observateur. Elles correspondent au souci de se mettre en conformité avec les nouvelles directives de Médiamétrie, l’institut de mesure plébiscité par les annonceurs. Avec ce changement, c’en est fini du co-branding et des doubles marques comme par exemple Le Huffington Post et Lemonde.fr.

Les règles de Médiamétrie expliquées

Quelles sont ces nouvelles règles en vigueur? Pour qu’un Nouvel Observateur puisse agglomérer l’audience de Rue89 avec celle de son titre, il faut soit faire passer Rue89 pour une déclinaison de la marque principale, soit considérer que Rue89 est un fournisseur de contenus.

Dans le premier cas, la nouvelle règlementation de Médiamétrie impose une imbrication des deux logos avec une visibilité plus grande accordée à celui de la maison mère. Il faut aussi que les deux marques appartiennent au même groupe et que la marque principale soit l’actionnaire principale de la marque déclinée.

Dans le second cas, Rue89 est «encapsulé» comme une rubrique dans l’environnement du Nouvel Observateur. Ici, non seulement le contenu fourni doit porter l’URL de la marque mais le logo du fournisseur (Rue89) doit être en-dessous du logo de la marque principale (Le Nouvel Observateur).

MISE A JOUR 10 décembre 2013, 12h10: Si la première option, la déclinaison d’une marque (par exemple Le Figaro et Madame Le Figaro ou ELLE et ELLE Déco), nécessite le vote de la Commission d’auto-régulation de Médiamétrie, qui se tient tous les mois, la deuxième option est acceptée automatiquement lorsque les règles sont respectées. C’est ce second cas de figure, la fourniture de contenus, qui concerne Rue89.

Sans la refonte, Rue89 verrait son audience de décembre comptabilisée à part de celle du Nouvel Observateur en ligne. Les deux perdraient plusieurs places.

Or si Claude Perdriel a racheté Rue89 en décembre 2011, c’était avant tout pour grimper sur les marches du podium et espérer dépasser Lemonde.fr et Lefigaro.fr, devant NouvelObs.com dans le classement Médiamétrie que consulte les publicitaires, pour qui plus on est gros, plus on est beau. Aucune chance, vu l’intention initiale qui a présidé à l’achat de Rue89, que le directoire accepte que le trafic de Rue89 soit comptabilisé d’un côté et celui de NouvelObs.com de l’autre. L’objectif, c’est d’intégrer l’un à l’autre pour cumuler les audiences.

Le Huffington Post et Le Monde ne changent rien

Le dilemme concerne aussi le Huffington Post et lemonde.fr. Aucun changement n’est prévu (ni en termes de logo ni en termes d’URL), même si cela devrait faire perdre, selon les estimations, environ 15% de l’audience du Monde.fr en décembre. Quand bien même le souhait aurait été d’intégrer l’un à l’autre, il n’est pas certain que cela serait possible car Le Monde ne détient que 34% du Huffington Post.

En revanche, Le Lab, lui, sera toujours compté dans l’audience d’Europe1.fr en tant que déclinaison de marque car, pour se conformer aux nouvelles règles de Médiamétrie, il a installé le changement de logos (avec Europe 1 plus gros que Le Lab) depuis novembre en ligne. Même si cela n’est pas requis pour faire valoir son site comme déclinaison d’une marque, son URL, lelab.europe1.fr, comporte, depuis sa naissance en décembre 2011, le nom de la maison mère, Europe 1. «C’est la spécificité du pure-player interne qui grandit… plutôt que le pure-player (externe) mal digéré lors de son rachat», proclame Antoine Bayet, rédacteur en chef de Le Lab.

Les atouts d’un pure-player

Outre gagner des places dans les mesures d’audience, l’autre raison qui peut pousser un groupe à acheter un pure-player, c’est que la rédaction de celle-ci est plus agile avec les nouvelles pratiques journalistiques et que l’innovation y est plus facile. Imaginez, au Nouvel Observateur, la lourdeur du processus industriel pour imprimer le journal chaque semaine et la difficulté de convertir les journalistes traditionnels au travail sur plusieurs supports, l’imprimé, le site Web, le mobile, la tablette. Rue89, une structure plus légère qui ne connaît pas ces contraintes, peut tenter des nouveaux formats éditoriaux. Autrement dit, la vie d’un pure-player, c’est d’abord de se lancer, démontrer qu’il y a un potentiel en expérimentant des formats et des rythmes différents, et parfois être racheté par un plus gros qui va financer le développement de ce potentiel. A condition d’avoir les reins solides…

 Alice Antheaume

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