Il a beau faire froid dehors, la météo réchauffe les audiences médiatiques. Filet à internautes, attrape-téléspectateurs, elle ne connaît pas la crise que traverse la presse. Une manne pour les éditeurs qui négligent trop souvent l’apport éditorial des contenus liés au temps. Leur réserve peut se comprendre. Ils craignent sans doute de verser dans de l’information servicielle et de multiplier des contenus ras-les-pâquerettes, comme des micros-trottoirs sur le temps qu’il fait en avril.
Politique météorologique
Pourtant, la météo peut donner lieu à des traitements éditoriaux originaux. Passons sur l’art de cuisiner la neige, une recette publiée par le Guardian, ou sur cette animation interactive qui propose aux internautes de fabriquer un bonhomme de neige derrière un écran, là encore sur le Guardian. Il y a de quoi faire du sérieux, chiffres à l’appui.
Jean Abbiateci, journaliste de données indépendant, s’est amusé à compiler la pluviométrie et les températures en fonction des gouvernances des chefs de l’Etat français. Résultat, “François Hollande fait pleuvoir (+ 22%), Nicolas Sarkozy a provoqué la sécheresse (-15 %) (…) Jacques Caliente Chirac a fait monter la température (+ 11 %) tandis que François Mitterrand a bien refroidi l’ambiance (- 7%).”
Comparer la météo et la politique, c’est “totalement absurde”, juge le journaliste, même si la démarche est inspirée par la lecture d’un article du Guardian, “Is the weather worse under the Coalition?”, qui montre que “l’arrivée au pouvoir de Margaret Tatcher a entraîné une hausse de la pluie dans le Royaume tandis que, sous Gordon Brown et David Cameron, les températures ont chuté, en comparaison avec les années du bouillant Tony Blair…”
Jean Abbiateci a publié son travail le 1er avril, comme un poisson d’avril donc, pour “s’éviter la peine de recevoir des mails au premier degré comme “Mais vous croyez vraiment que les politiques sont responsables de la météo? Mais vous êtes idiot mon pauvre ami…”, m’explique-t-il. Pas si idiot, car les données de départ sont justes, elles proviennent des archives météorologiques du site Infoclimat sur la ville de Paris. Banco, donc, car ce contenu est davantage consulté que la moyenne des autres contenus diffusés sur son blog, Papier Brouillon, m’indique encore Jean Abbiateci.
La manne météo
La météo, pourvoyeuse officielle de données journalistiques? C’est ce que croit David Kenny, le président de The Weather Company, l’équivalent américain de Météo France, un producteur de contenus présent via une chaîne de télévision câblée, The Weather Channel, un site Web, weather.com, et des applications pour mobile et tablette. Il s’était exprimé à ce sujet lors du Monaco Media Forum de novembre 2012 et avait détaillé l’offre immense de son média: des prévisions météo, des analyses, mais aussi des données en temps réel, des vidéos – «toujours en live», sans replay, «car personne ne souhaite voir le temps qu’il faisait la semaine dernière», a stipulé David Kenny – sans oublier des breaking news et des tweets en continu.
Lorsque l’ouragan Sandy débarque sur la côte Est des Etats-Unis, les chiffres d’audience sont faramineux sur la seule journée du lundi 29 octobre 2012: plus de 2 millions de personnes ont regardé The Weather Channel, le site a enregistré 300 millions de pages vues, l’application mobile 110 millions de pages vues et il y a eu 9.6 millions de connections au «live».
Après coup, David Kenny s’est réjouit à mots voilés. «Sandy, c’est tragique, mais cela a été un grand moment pour nous». Et d’ajouter que le public a davantage regardé la chaîne The Weather Channel depuis tablette pendant Sandy plutôt que sur la télévision… jusqu’à ce que la batterie de la tablette soit à plat – les coupures d’électricité ont été nombreuses à ce moment-là.
Mobile toute
Les rapports l’attestent: la météo est faite pour les outils mobiles – bien plus que sur ordinateur – si ce n’est pas l’inverse. Selon l’étude Comscore intitulée “Mobile Future in Focus 2013“, 67.1 % des interrogés déclarent consulter la météo depuis leur smartphone quand 64.6% d’entre eux le font via leurs tablettes. Preuve de cet engouement, en février 2013, l’application de la chaîne Météo – appartenant au Figaro (merci Benjamin Ferran pour la correction) – figure en deuxième place pour les tablettes et en troisième place pour les téléphones du classement des applications de l’OJD.
Dernier point intéressant pour les éditeurs: la météo est l’un des sujet d’interaction préféré des internautes. Et pour cause, chacun a un avis sur la météo et est capable de prendre une photo d’un paysage sous la pluie ou au soleil. En témoigne le nombre inouï de photos déversées sur les réseaux sociaux au mois de mars, et notamment à Paris, lorsque la neige a recouvert voitures et rues. Les internautes vont même jusqu’à poser des webcams pour filmer, depuis un toit, les bourrasques ou autres événements du quotidien.
Etes-vous passionné par la météo? Considérez-vous que c’est de l’information?
Alice Antheaume
lire le billet«La rencontre entre offre (choix éditoriaux) et demande (préférences des lecteurs) ne se fait plus», assure Pablo Boczkowski, chercheur américain de l’Université de Northwestern, auteur de Digitizing the News. Innovation in Online Newspaper et de News at Work. Imitation at a Age of Information Abundance. Pour accréditer sa thèse, il a comparé les articles mis en ligne sur le premier écran des pages d’accueil de plusieurs sites d’information généralistes et les articles les plus lus/cliqués par les internautes.
Fossé
Résultat, un décalage conséquent et, finalement, une superposition minime entre les sujets choisis par les journalistes et ceux plébiscités par l’audience. Que l’on soit sur un site généraliste argentin (Clarin), britannique (The Guardian), américain (CNN), espagnol (El Pais), allemand (Die Welt), ou brésilien (Folha de Sao Paulo), le constat est le même: «Dans tous les cas, les journalistes ont tendance à faire davantage de sujets sur la politique, l’international, et l’économie, quand leurs lecteurs s’intéressent plutôt au sport, à la météo, à l’entertainment et aux meurtres», détaille Pablo Boczkowski.
Un constat qui ne diffère ni selon les pays ni selon les régions d’un même pays: c’est un phénomène que l’on retrouve partout, plaide le chercheur. Seule variable – logique au demeurant: le décalage entre offre et demande est d’autant plus grand que le site d’informations est élitiste.
Crédit: Flickr/CC/Zarko Drincic
Au comptoir de l’information
«Imaginons un boulanger qui propose à la vente 60% de pains complets et 40% de pains blancs. Seuls 4 de ses clients sur 10 veulent du pain complet, quand 6 de ses clients sur 10 veulent du pain blanc, reprend Pablo Boczkowski. A la fin de la journée, certains pains demeurent invendus, et des clients repartent insatisfaits.»
Cette métaphore n’est pas si loufoque: comme le boulanger se doit de satisfaire sa clientèle, un site Web d’infos doit fournir l’actualité du jour à son audience, laquelle doit sortir «repue» de clics et d’infos. La métaphore est même plus subtile que cela: le boulanger peut penser qu’il est meilleur pour la santé de ses clients de manger du pain complet plutôt que du pain blanc, de même que le journaliste peut estimer qu’il va élever le niveau de ses lecteurs s’il leur donne des sujets «nobles», de politique internationale par exemple, plutôt que trois brèves sur des célébrités.
Est-ce à dire que la majorité des journalistes ont une — trop — haute opinion de leur «mission», quand bien même celle-ci ne correspondrait à aucune réalité visible selon les outils qui analysent ce sur quoi cliquent les lecteurs? Certainement. Et cela se comprend. Car les journalistes, d’où qu’ils viennent, grandissent dans le culte des vertus démocratiques de la presse. Des vertus réelles. Sauf que, là encore, le Web a tout changé. Lorsque les journalistes du print écrivent un article qui n’intéresse peut-être qu’eux, ils apprennent au pire le lendemain que les ventes de leur journal sont mauvaises, mais sans savoir précisément si la désaffection du lectorat s’est faite à cause de leur article, ou si cela tient à la photo de la une, ou à la couverture, ou aux titres mis en exergue. Les journalistes Web, eux, voient en temps réel les clics — ou l’absence de clics — suscités par le sujet qu’ils viennent de publier. En clair, ils font face à la réception immédiate et permanente de ce qu’ils produisent.
Et croyez-moi, cette réception est le plus souvent indépendante de la qualité journalistique du contenu produit. Il n’est en effet pas rare qu’un article d’économie écrit dans les grandes largeurs, composé de cinq interviews différentes et ayant nécessité des heures voire des jours de réalisation, récolte à peine 5% du trafic du site, quand, dans le même temps, une brève sur Britney Spears qui a pris moins d’une demi-heure à écrire atteint les 70% de trafic.
Pour Maureen (alias Mo) Tkacick, jeune éditrice du site Jezebel, qui repose sur trois thèmes, le people, le sexe et la mode, il ne faut pas se mentir: «80% du trafic est généré par 20% des informations publiées», assure-t-elle. Une règle qui ressemble à la loi de Pareto, selon laquelle 20 % des moyens permettent d’atteindre 80 % des objectifs.
Dilemme
Alors il faut ruser. En mai 2008, quand un cyclone terrasse la Birmanie, le sujet n’intéresse pas les internautes. A 20minutes.fr, la rédaction décide de les interpeler et publie un article intitulé «pourquoi vous vous fichez de la Birmanie?». Cette fois, c’est un carton. «Plus de 15.000 morts, une catastrophe humanitaire de grande ampleur, un régime dictatorial accusé de ne pas l’avoir prévue, et pourtant vous êtes très peu à lire les articles sur la Birmanie, lit-on dans l’article. C’est un des sujets d’actu qui vous a le moins intéressés selon nos statistiques. Nous vous avons demandé pourquoi et, là, vous avez répondu en masse.» De fait, après modération, on trouve 270 commentaires qui tentent de répondre à l’interrogation.
Pour le reste, nombreux sont les éditeurs qui espèrent pouvoir attirer le public via un article people, sport, ou fait-divers, pour ensuite l’orienter par un lien sur un sujet moins facile d’accès et ayant nécessité davantage de ressources rédactionnelles.
Quel service le journaliste rend-t-il au lecteur?
Lors d’une semaine de cours intensifs à l’école de journalisme de Sciences Po, en février dernier, j’ai demandé aux étudiants de réaliser des articles trouvés parmi les sujets les plus vus de Yahoo! actualités, les plus envoyés de lemonde.fr, les mots-clés les plus recherchés du moment sur Google, via l’outil Google Trends, et les vidéos les plus vues du jour sur Dailymotion. But du jeu: apprendre aux étudiants à repérer ce qui intéressent les internautes et calquer la sélection éditoriale sur ces baromètres. Après trois jours à ce régime, les étudiants ont soupiré: «On ne va quand même pas faire des sujets sur la neige tous les jours parce que les internautes ne cliquent que sur ça cette semaine?». Soit dit en passant, selon une récente étude du Pew Internet Project, consulter la météo est en effet la première motivation des Américains pour se connecter à Internet depuis leur téléphone portable.
Posture
Que faire alors? Les rédactions qui refusent de s’adapter à que veulent les lecteurs risquent gros. Les autres doivent trouver où placer le curseur entre qualité journalistique et sujets populaires. Difficile car entre ce que les journalistes croient savoir des goûts de leurs lecteurs, et les vrais goûts de ces lecteurs, le fossé est parfois grand, rappelle Hugh Muir, journaliste au Guardian.
«Si je suis ce que je mange, je suis aussi les informations que je consomme, conclut Pablo Boczkowski. De même que le corps pourrait se satisfaire de pain blanc, l’appétit du public pour les informations pourrait en majorité se contenter de sport, entertainment, et fait-divers. Mais la société et les enjeux politiques vont en souffrir.» Question de santé.
Alice Antheaume
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