W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Arièle Bonte, étudiante à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, et lauréate de la bourse Amazon, partie en exploration au festival international de journalisme de Pérouse, en Italie.
“Nous devons considérer notre public comme une communauté et non pas comme une masse”, a martelé Jeff Jarvis, le professeur et journaliste américain, lors de sa keynote au coeur du Palazzo dei Priori. S’adressant aux journalistes et professionnels des médias présents en nombre dans la salle, il a insisté sur la nécessité d’une spécialisation des médias pour ne plus “parler de tout à tout le monde”.
“Les journalistes doivent repenser leur rôle. Ils doivent devenir des organisateurs de communautés. Aujourd’hui, le problème avec les médias c’est que nous définissions une communauté de l’extérieur. Nous devons demander aux communautés de se définir elles-mêmes et de développer des services autour d’elles.” Des propos qui ont suscité de nombreux applaudissements de la sala de Notari.
Le pure player hollandais “De Correspondent” est basé sur un modèle simple: zéro publicité et un contenu 100% payant (60 euros par an). “Ce nouveau média se focalise sur les besoins de nos membres”, raconte Ernst-Jan Pfauth, son jeune éditeur. Pour lui, les abonnés de De Correspondent ne sont pas de simples lecteurs. “Ils ont une expertise et peuvent donc contribuer à notre contenu”.
Alexander Klöpping, fondateur de Blendle, s’étonne quant à lui du succès de la VOD ou des abonnements de musique en streaming, alors que le journalisme payant en ligne peine à exister. Le contenu de Blendle est lui-aussi entièrement payant. Mais les articles viennent de différents médias, et sont tous recommandés par des amis inscrits sur le site. La lecture d’un article coût environ 60 centimes. Si celle-ci n’a pas satisfait le lecteur, il peut demander un remboursement. Un système inédit, et qui fonctionne. Seuls 2,25% des articles achetés sont remboursés.
Pour Mathew Ingram, de Fortune Magazine, l’équation peut être résumée de la façon suivante: un média offre un service payant à ses membres. En échange, la publicité est bannie du contenu. Cette relation privilégiée de “membership” est importante et en pleine expérimentation selon Raju Narisetti, vice-président de News Corp. Plus qu’un chèque ambulant, un membre est considéré comme un collaborateur, comme quelqu’un qui a une valeur à apporter au contenu du média.
Dans les médias français, ce modèle existe déjà. C’est ce que propose notamment La Revue Dessinée. David Servenay, son confondateur, insiste sur l’importance d’un contrat de lecture pour garantir une indépendance et un contenu de qualité: “On vend une revue à un prix coûteux – 15 euros – mais la contre-partie, c’est une revue sans publicité, et de longs reportages ou sujets d’enquête.” David Eloy, rédacteur en chef d’Altermondes, dénonce la course aux annonceurs de certains médias: “l’information perd en qualité et l’opinion publique n’est pas très confiante dans les médias. Choisir un contenu payant, c’est être très clair sur sa ligne éditoriale.”
Avoir du contenu exclusif et de qualité est un gros avantage pour un média. Mais une bonne histoire, une fois en ligne, peut être récupérée par tous, reprend Raju Narisetti dans la salle Rafaello de l’Hotel Brufani. Pour lui, les rédactions doivent se focaliser sur la création de nouveaux contenus, mais aussi sur l’expérience pour les utilisateurs. Bref, il faut combiner journalisme et technologie.
Au festival international du journalisme, les workshops et ateliers consacrés aux nouvelles technologies n’ont d’ailleurs pas manqué. Cours de data journalisme, présentations de centaines d’outils en ligne ou d’applications pour réaliser une carte, une iconographie, localiser des témoins et même générer des idées d’articles, impossible de quitter l’Italie sans sa liste de nouveaux outils de journaliste connecté. Mais pour le journaliste belge Tim Verheyden, “si les gens parlent, les chiffres non”. Saluant ces nouveaux outils qui sont “formidables”, il encourage à les utiliser “dans le but de se dépasser en tant que journaliste”.
Pour permettre aux journaliste d’embrasser les nouvelles technologies, le contact entre développeurs doit être permanent. Vivian Shiller (Vocativ) raconte que, lorsqu’elle était au New York Times, les développeurs n’étaient pas intégrés physiquement à la rédaction des journalistes – une remarque qui figure dans le mémo sur l’innovation du New York Times. Les contacts entre les deux parties s’en trouvent donc entravés: or, sans communication entre journalistes et développeurs, pas de cohésion, ni de création de projets innovants.
Facebook, Twitter, Instagram, Youtube, Snapchat… Les médias sont présents sur de plus en plus de réseaux sociaux. Et pour cause, c’est là que se trouve l’audience, laquelle ne prend plus forcément la peine de passer par les pages d’accueil des sites d’information.
“Nous avons dû mettre notre contenu vidéo sur Youtube, parce que c’est là qu’on peut toucher une audience plus jeune”, raconte Ben de Pear de Channel 4 News. “La stratégie, c’est de publier le contenu là où vont les gens. Mais c’est aussi pour pousser les plus jeunes à se rendre sur notre site Web.”
Les médias prennent de plus en plus en compte cette nouvelle génération qui a grandi avec un smartphone entre les doigts. Channel 4 News a par exemple lancé son Newswall, un site qui reprend les codes des jeunes sur Internet: beaucoup d’images, des gifs, du contenu interactif et une touche d’humour pour expliquer l’actualité et les enjeux de la société.
La partie Le Plus de L’Obs revendique le même public : avec son contenu participatif, et ses nouveaux formats vidéos. Quant à BBCNews, son compte Instagram est suivi par 177.000 utilisateurs. Des vidéos de 15 secondes qui expérimentent, parfois avec humour, de nouvelles manières de transmettre l’information. Le site anglais s’est même mis à l’interview emojis pour raconter des histoires adaptées aux nouveaux modes de communication.
Arièle Bonte
lire le billetJournalisme après les attentats de Charlie Hebdo, nouvelle génération consommant des informations autrement, sociétés de nouvelles technologies dirigées par les data qu’elles récoltent, modèles économiques des plates-formes d’information, et robots… Voici quelques uns des mots qui ont occupé le devant de la scène à Munich, en Allemagne, lors de la conférence annuelle DLD consacrée à l’innovation, qui a accueilli près de 1.000 participants avant le forum économique de Davos. Compte-rendu.
Deux semaines après que la rédaction de Charlie Hebdo a été décimée à Paris, le 7 janvier 2015, nombreux sont les intervenants de DLD à en avoir parlé. Un panel intitulé “Post Paris Journalism” a même été “improvisé”, selon les mots de Steffi Czerny, la fondatrice de la conférence, pour évoquer le choc immense des attentats survenus en France et la façon dont les journalistes, en France et à l’international, ont couvert ces événements.
Avec, toujours, cette interrogation: pourquoi des rédactions aux Etats-Unis comme CNN, Associated Press, le New York Times, ou en Angleterre Sky News, ont-elles refusé de publier les caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo? Pour Bruno Patino, le directeur de l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1) invité à cette table ronde, “vu le contexte, il n’y a pas de question à se poser: il faut publier les caricatures”.
Ce à quoi Jeff Jarvis, qui s’était fendu d’un billet assassin à l’encontre du New York Times sur son blog, surenchérit: “ce qui est en danger, c’est la liberté d’expression. Or celle-ci fonctionne comme un muscle: il faut l’exercer sinon il risque de se ramollir”.
De son côté, Ulrich Reitz, de Focus, est plus réservé: “c’est évident qu’en France, la publication de ces dessins est liée au choc et à l’émotion. Mais au fond, je pense que le rôle du journalisme est davantage de décrire que de montrer”.
En coulisses, le débat continue en convoquant le philosophe allemand Max Weber et sa double éthique, celle de conviction et celle de responsabilité. La première suppose d’”agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit” quand la seconde pense aux conséquences et aux “effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir” d’une action, rappelle Didier Frassin, professeur à l’Université américaine de Princeton, dans une tribune à Libération. Donc pour résumer, les rédactions qui publient les caricatures sont dans l’éthique de conviction, tandis que celles qui s’y refusent sont dans l’éthique de responsabilité. Bien sûr, les premières ne sont pas pour autant irresponsables et les secondes sans idéal.
Autre sujet débattu après la tuerie de Charlie Hebdo: la tentation des gouvernements de surveiller davantage le Net pour traquer des potentiels terroriste. Les Etats-Unis ont adopté après le 11 septembre 2001 un “Patriot act” qui donne accès aux conversations des internautes sans autre démarche, et notamment sans passer par un juge.
En France, alors que le gouvernement vient d’annoncer ce mercredi une série de “mesures exceptionnelles” dont la “surveillance renforcée des communications et de l’Internet des djihadistes”, David Marcus, le vice-président de Facebook, a reconnu à DLD que “c’est toute la question après les attentats à Paris: comment trouver l’équilibre entre la protection de la vie privée de nos utilisateurs et l’impératif de sécurité?” Il répond que “c’est très difficile” tout en précisant que sa société retire en permanence des contenus qui font l’apologie du terrorisme ou des messages visant à embrigader des recrues, jusque dans la propre messagerie instantanée de Facebook. “Tout ce qui a trait à ces sujets est le plus souvent supprimé de notre plate-forme à la minute-même où on le voit”.
Les “millennials” sont comme ci, les “millennials” sont comme ça… Ce n’est pas la première fois que les 18-34 ans sont au centre de tous les discours – voir ce précédent WIP écrit en 2014 lors d’une conférence à Londres.
“Youtube atteint plus de millennials que la télévision (…). Facebook s’adresse à plus de 18-24 ans que n’importe quelle chaîne de télévision gratuite” aux Etats-Unis, annonce Henry Blodget, le rédacteur en chef de Business Insider, lors d’une présentation percutante. Pour lui, le changement à venir est “générationnel” et “ce n’est que le début”. En effet, lorsqu’on demande aux 16-24 ans ce qui leur manquerait le plus, ils répondent leur smartphone, suivi de leur ordinateur, quand tous les adultes confondus disent que ce serait regarder la télévision qui leur manquerait le plus.
C’est vrai que ces jeunes regardent moins la télévision au sens classique du terme mais, “en réalité, c’est plus compliqué que cela car ils consomment des vidéos sur diverses plates-formes”, analyse Linda Abraham, co-fondatrice de l’institut de mesure Comscore.
Pour les médias, savoir comment s’adresser à cette nouvelle génération, synonyme de “disruption” à tous les étages (il existe même un “Millennial disruption index”, de son petit nom MDI), est clé. Au regard des chiffres cités ci-dessus, le mobile est devenu le cordon ombilical entre les informations et l’audience, d’autant qu’il a permis d’allonger le nombre d’heures quotidiennes de consommation à 18h par jour, contre 9h avant lorsqu’il n’y avait que l’ordinateur. “Plus il y a d’écrans, plus on passe de temps sur chaque support”, conclut Linda Abraham.
En outre, selon une étude du cabinet Deloitte, ces “millennials” vont, en Amérique du Nord, dépenser 62 milliards de dollars en 2015 pour acheter des contenus, soit 750 dollars par personne, ce qui représente une “contribution significative” de la part d’une génération accusée de ne pas payer en ligne, note l’institut.
Jamais les sociétés de nouvelles technologies n’ont autant été dirigées par les données qu’elles récoltent. Au point qu’elles peuvent presque tout anticiper. Amazon sait ce dont vous avez besoin avant que vous l’achetiez. Facebook sait qui vous comptez draguer. Google sait, parfois avant les intéressées elles-mêmes, qu’elles sont enceintes.
Chez Uber, il y a un département dédié à l’analyse des data. Et quand ils recrutent leurs analystes, ils dégainent l’artillerie lourde pour les séduire: plus de 400.000 dollars bruts annuels, et des vacances illimitées… du moins quand le travail est fait (“travaillez dur et prenez du temps pour vous quand vous en avez besoin”, est-il écrit sur cette offre d’emploi).
A DLD, Travis Kalanick, le patron d’Uber, n’a pas révélé tout ce qu’il sait de notre façon de circuler dans les grandes villes, de nos horaires, de nos lieux de vie, même s’il a proposé de partager ces données comme il le fait déjà avec la ville de Boston. Un outil pour éviter les embouteillages? Travis Kalanick dit “arriver à connaître, 15 minutes à l’avance, les zones où il va y avoir de fortes demandes”, des données qui sont envoyées illico aux chauffeurs afin qu’ils se positionnent. Il sait aussi que la plupart des 500.000 utilisateurs d’Uber en France montent ou descendent d’une de leurs voitures à environ 1 kilomètre d’une station de métro. Un argument dont il use pour assurer que son service est un “complément des transports en commun existants”.
Surtout, c’est “armé de données”, comme le note ce blog du Financial Times, que Travis Kalanick a délivré sa stratégie pour l’Europe le temps d’un discours très “médiatrainé”, comme le relèvent plusieurs observateurs. Il compte créer 50.000 nouveaux emplois en Europe – pour l’instant, il en recense 3.750 à Paris et 10.000 à Londres.
Comment fonctionnent les modèles des contenus numériques? Tel est l’intitulé d’un autre panel à DLD, dont les intervenants n’ont pas manqué de s’écharper. “De nouvelles marques de contenus émergent auxquelles se connecte une nouvelle génération d’utilisateurs”, s’enthousiasme Lockhart Steele, le directeur éditorial de Vox Media. “Vous devez être un gros poisson ou bien rentrer chez vous”, lui répond Martin Clarke, le directeur de publication du Mail Online, le plus gros site d’actualités du monde en anglais, dont les compétiteurs, assène-t-il, s’appellent Buzzfeed, Yahoo! et AOL. Du lourd, donc.
“Si vous avez besoin de chercher votre audience sur Internet, vous êtes mort”, continue-t-il. “Vous devez avoir une marque que les gens connaissent et visitent” via la page d’accueil (par laquelle passe 60% de l’audience du Mail Online en Angleterre, 40% de l’audience aux Etats-Unis), une entrée qui a moins la cote pourtant, comme le relève notre enquête. “Plus on met des articles sur la page d’accueil, plus on récolte de clics”, tranche Martin Clarke.
Les moteurs de recherche n’ont pas dit leur dernier mot. D’autant qu’une récente étude les sacre comme des sources d’actualités plus fiables que les sources d’informations qu’ils agrègent, notamment auprès des jeunes. “10 millions de clics en un mois octroient aux médias 9 millions de dollars par an”, assure Peter Barron, le directeur de la communication de Google en Europe, Moyen-Orient et Afrique.
“Il ne faut pas compter sur une seule source de revenus”, ajoute le patron du Mail Online, mais “proposer un package aux annonceurs, avec du native advertising, du display, des vidéos”.
Quant aux réseaux sociaux, Facebook en tête, ils sont à la fois vus comme un vivier d’audience féminine et un pourvoyeur de trafic de plus en plus important. “Pour l’instant, Mark Zuckerberg (le patron de Facebook, ndlr) met du bon contenu dans le newsfeed de Facebook, tant mieux pour nous. Mais si, en se levant demain, il décide du contraire, mieux vaut ne pas en dépendre”, conclut Lockhart Steele.
Je vous bassine souvent avec les robots, c’est vrai. Lors de la conférence DLD, j’ai rencontré Arthur, un humanoïde plus vrai que nature. Fabriqué par la société Hanson Robotics, il est doté d’une multitude de micro-processeurs capables de faire bouger ses joues, ses yeux, son nez, ses lèvres, ses sourcils pour avoir les expressions du visage les plus “naturelles” possibles, le tout sur simple commande, via smartphone.
Le résultat est bluffant. Même la caméra de mon smartphone a été leurrée et a identifié le visage d’Arthur comme celui d’une vraie personne lorsque je l’ai pris en photo.
La mission d’Arthur? Aider les personnages âgées et les enfants autistes au quotidien. “Pour que des machines deviennent nos compagnons de vie, il faut que l’on ait l’impression qu’elles puissent nous comprendre”, expliquent David Hanson et Jong Lee, de Hanson Robotics, qui feignent de s’interroger: “qui aurait la patience de sourire et de surveiller la pression artérielle de nos aînés non stop, 24h/24, 7 jours sur 7?”.
Pour Chris Boos, un spécialiste de l’automatisation, l’apparition de telles machines dans la vie quotidienne est la suite logique d’une mutation déjà en oeuvre. “Cela fait longtemps que l’on fait travailler les gens comme des machines avec des process en tout genre. Les métiers se prêtant au remplacement des hommes par des robots (ici, des assistants médicaux, ndlr) sont le plus souvent déjà automatisés dans les pays occidentaux”.
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Alice Antheaume
(1) Je travaille à l’Ecole de journalisme de Sciences Po.
lire le billetJournaliste et entrepreneur. Deux mots qui, jusqu’alors, n’allaient pas ensemble. Pourtant, mutation du métier de journaliste aidant, volonté aussi de redonner de la valeur économique à cette profession, nombreux sont ceux qui veulent se lancer dans la création d’une entreprise, au sens premier du terme, journalistique. Or trouver une idée inédite, monter le business plan qui va avec, lever des fonds, et embaucher ses premiers salariés, cela ne s’improvise pas.
Comme l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1), et comme l’Université de Stanford, la CUNY (The City University of New York) a lancé cette année son programme de journalisme entrepreneurial, sous la tutelle de Jeff Jarvis, qui tient le blog BuzzMachine. Mieux, elle a monté un master spécial journaliste entrepreneur et un centre de recherches attenant pour trouver des «nouveaux modèles économiques pour les news», avec un site dédié, baptisé news innovation. Le tout financé notamment par des fondations, à hauteur de 6 millions de dollars. Intérêt pour la CUNY: servir d’incubateur à de nouvelles start-up susceptibles de donner un second souffle au journalisme.
Crédit: DR
Dans la salle de cours de la CUNY, située à quelques mètres de l’immeuble du New York Times, se trouve une douzaine d’étudiants – pas une seule fille au bataillon. Parmi eux, des étudiants de niveau master, des journalistes de 30 à 50 ans ayant déjà travaillé et voulant maintenant monter leur propre affaire, et d’autres professionnels, techniciens, développeurs, qui cherchent à se reconvertir.
«Ils doivent être capables de repérer des opportunités, concevoir et planifier leur business, voir si cela colle avec des clients, et présenter l’idée à des investisseurs, explique Jeff Jarvis. Il leur faut aussi comprendre ce que cela implique de tenir les rênes d’un business et d’un média, par exemple savoir comment la publicité fonctionne, et être capables de travailler avec différents corps de métiers (commerciaux, techniciens, partenaires) et manager l’ensemble.»
Ce lundi de fin septembre, la séance à laquelle j’assiste est la troisième séance du programme, qui se déroule sur quatre semestres. C’est encore le tout début des projets – dont certains ne verront pas le jour. Autour de la table, chaque étudiant a en tête une idée de business, liée à des contenus, mais pas forcément que journalistiques. Impossible de les dévoiler ici, les futurs entrepreneurs m’en voudraient. Reste que, si certaines paraissent fantasques ou inabouties, d’autres s’avèrent déjà séduisantes. Cela tient beaucoup à la capacité qu’ont les étudiants de formuler en termes intelligibles leur idée de start-up.
Jeff Jarvis le sait bien. Pour le faire comprendre aux étudiants, il laisse place, pendant la séance, à une succession d’invités, dont Rafat Ali, le fondateur de Paidcontent, lui-même journaliste et entrepreneur, et Lilia Ziamou, professeur associée en marketing. Et l’un et l’autre ont demandé aux étudiants de présenter, chacun à leur tour, leur idée. Objectif: convaincre. Résumé des premiers conseils reçus.
Pas la peine de refaire ce qui existe déjà. C’est une évidence, mais encore faut-il avoir passer du temps à observer le marché. Et savoir, même si certaines sociétés n’ont pas pignon sur rue, qu’elles ont peut-être déjà exploité ce que l’on croit être un «filon». «Lorsque vous expliquez votre idée de business à quelqu’un faisant partie de la cible potentielle de ce business, il faut que les yeux de celui-ci se mettent à clignoter», insiste Lilia Ziamou. Bref, qu’il comprenne qu’il a intérêt à voir cette idée se développer. Et qu’il ne l’a pas vue naître ailleurs.
Une phrase qui ressemblerait à un slogan. «Il s’agit de montrer à vos futurs clients la valeur de votre produit en moins d’une minute. Avant de trouver la meilleure phrase pour exprimer votre idée, vous allez faire des centaines de tentatives», prévient Lilia Ziamou. Lorsque l’un des étudiants commence son argumentaire par «je veux créer une plate-forme de…», elle le stoppe aussitôt: «quel utilisateur sait ce qu’est une plate-forme? Vous ne pouvez pas utiliser ce mot». Et les étudiants de s’évertuer à trouver des termes aussi précis qu’accrocheurs. Tant et si bien qu’ils finissent par formuler le slogan idéal («un moteur de recherche en ligne pour trouver ce que l’on vous cache»), mais sans l’idée derrière.
La fonctionnalité = pourquoi l’utilisateur utilise le produit. L’interface = ce qui permet à l’utilisateur de se servir du produit. Lilia Ziamou prend l’exemple d’un ordinateur connecté au réseau. Sa fonctionnalité? Surfer sur le Web. Son interface? La souris, l’écran, le clavier, etc. «Votre idée doit être pensée et exprimée pour l’utilisateur. Lequel n’a aucune envie de savoir quelle technologie vous allez utiliser, ni comment est fabriquée le packaging d’une bouteille d’eau. Il veut juste savoir pourquoi le produit va le rendre heureux», reprend Lilia Ziamou.
Rafat Ali met en garde les étudiants: «Il ne sert à rien d’avoir un site sur lequel on ne se rendra qu’une fois par an. Et qui ne pourra donc pas avoir d’audience ni vendre de publicités.» Or trouver un moyen de faire revenir l’audience de façon régulière, chaque jour voire plusieurs fois par jour, alors que cela ne répond pas à un besoin vital, c’est un… défi.
«Il faut que vous sachiez pourquoi votre produit est en ligne. Ou pas. Qu’apporte le support à votre idée?», demande Lilia Ziamou. Dans la salle, la plupart des étudiants ont déjà pensé à plusieurs déclinaisons possibles de leur concept (application mobile, comptes sur les réseaux sociaux, site Web, etc.). Mais pour leurs conseillers, c’est aller trop vite en besogne. Il faut déjà avoir imaginer un concept signifiant sur un support. Lequel, reprend Lilia Ziamou? Silence dans les rangs.
«Je n’ai jamais trop cru aux business plans», soupire Rafat Ali, alors que Jeff Jarvis fronce les sourcils, lui qui vient de passer les premières séances à scander auprès de ses étudiants l’importance d’une structure financière solide. «Certes, cela confère une valeur à l’entreprise, tempère Rafat Ali. Mais une valeur qui va évoluer très vite puisque les outils du Web changent à la vitesse de la lumière. Ne l’oubliez pas. Sachez vous adapter.»
«L’enseignement que nous donnons à nos étudiants n’est qu’un début, explique le directeur de la CUNY, Stephen B. Shepard. Nous avons besoin de chercher des modèles économiques capables de remplacer ceux qui ne fonctionnent plus, et d’inventer des nouveaux services/produits qui s’adresseront autrement à de nouvelles audiences.»
Trop souvent selon Jeff Jarvis, les étudiants en journalisme entrepreneur se risquent à avancer, sans y avoir songé plus avant, «je pense que j’aurais besoin de, hum, six personnes». Jarvis est implacable: «Vous n’avez qu’un dollar, où le mettez-vous?». Et Rafat Ali d’aller dans son sens, en évoquant son aventure à Paidcontent.org: «Chaque dollar était exploité. A chaque fois que nous gagnions un peu d’argent, nous savions si nous embaucherions quelqu’un. Ou bien si nous organiserions un événement.»
«Certains puristes considèrent qu’il ne faut pas mélanger les genres entre l’Eglise (le journalisme) et l’Etat (la partie business), analyse Dorian Benkoil, sur le site Mediashift. Il est plutôt sain que les reporters et les éditeurs soient maintenant convaincus de l’intérêt de savoir qu’est ce qui met de l’argent sur les feuilles de paie»
C’est le problème des journalistes. Ils savent poser des questions, mais pour demander de l’argent, il n’y a plus personne, déplore Rafat Ali. Lui-même journaliste, diplômé de l’Ecole de journalisme de l’Université d’Indiana, il confie qu’il a parfois eu du mal à se défaire de sa vision de fabricant d’infos, au détriment d’une vision plus «business». Notamment quand le Guardian a offert de racheter Paidcontent. «Journalistiquement, c’était tellement un rêve, le Guardian, cela me fascinait. Résultat, je n’ai pas cherché ailleurs d’autres acquéreurs.»
Crédit: DR
«Embaucher son premier salarié, c’est peut-être cela le plus stressant, relève Rafat Ali. Car c’est une responsabilité énorme que d’avoir quelqu’un qui dépend de vous et de la qualité de votre business.» Pire: déterminer si l’on embauche un journaliste ou un commercial, reprend Rafat Ali. L’un produit du contenu, l’autre le vend. Les deux sont nécessaires. «C’est un dilemme insoluble», dit-il.
C’est du pur bon sens, mais cela va mieux en le disant, concluent les invités. Mieux vaut présenter à des investisseurs potentiels un projet qui a une apparence visible, une maquette, un graphisme, même si ceux-ci ne sont pas définitifs. Aucune excuse à ne pas le faire, conclut Jeff Jarvis, reprenant l’une de ses constats fétiches: «produire, c’est gratuit.»
(1) L’Ecole de journalisme de Sciences Po a conçu, pour les deuxième année de master, un nouveau cours, animé par Eric Scherer, pour préparer les futurs journalistes au nouvel environnement économique et technologique de la presse. Objectifs: analyser les dynamiques en vigueur dans les médias et découvrir les méthodes et outils utiles dans la création d’un nouveau média. Une série de six séances, communes à tous les élèves de la promotion, traite du nouvel écosystème des médias et des mutations dans l’environnement technologique des médias en réseaux. Puis le cours se prolonge, pour les étudiants qui le souhaitent, via un travail pratique d’approfondissement. Ceux qui ont fait le choix de suivre cette seconde étape pourront bâtir un projet de création d’entreprise de presse. La meilleure idée, choisie par un jury, fera l’objet d’une aide financière à la création et d’un accompagnement par des tuteurs.
Journalistes, avez-vous envie de devenir entrepreneurs? Pour quoi faire? Dites-le dans les commentaires ci-dessous…
Alice Antheaume
lire le billetDimanche 22 août, 11h. Les journalistes Web «de garde» pour le week-end se tournent les pouces: aucune grosse information à se mettre sous la dent. Aude Courtin, journaliste à lepost.fr, soupire sur Twitter «qu’est-ce que je m’ennuie!». Et Vincent Glad, son homologue à Slate.fr, de l’apostropher: «Si tu vois de l’actu, fais tourner. Du haut de ma tour, je ne vois rien venir et je désespère.»
Cet échange est l’une des émanations de la «supra rédaction» qui s’est formée sur le Web français. J’emploie le mot «supra» à dessein. Car c’est un corps de journalistes et experts du Web qui, au delà du titre qui les emploie – ou du site pour lequel ils produisent des contenus –, travaillent parfois de concert sur le même sujet. Et communiquent les uns avec les autres. Comme s’ils étaient dans la même rédaction.
De l’extérieur, le processus est quasi invisible. Cette construction de l’information en temps réel, en ligne, et en commun, s’est installée sans avoir été ni planifiée ni orchestrée. En commun? Mais à combien? Difficile de déterminer le nombre exact de membres de cette salle de rédaction virtuelle, disons une petite cinquantaine, travaillant ou sur des sites d’informations généralistes, ou des blogs, ou des sites locaux et régionaux, ou spécialisés.
Crédit:Flickr/CC//lori_greig
Premiers faits d’armes
La première fois que cette «supra rédac» émerge, en France, c’est, me semble-t-il, en novembre 2009, lors de la polémique autour de l’exacte date à laquelle la photo de Nicolas Sarkozy donnant des coups de pioche sur le mur de Berlin a été prise. En 1989, certes, mais était-ce bien le 9 novembre 1989, comme l’assure le chef de l’Etat sur sa page Facebook?
Toute la journée du 9 novembre 2009 – la photo avait été publiée la veille sur le profil Facebook de Nicolas Sarkozy -, les rédactions françaises s’emparent de l’histoire. Lemonde.fr retrouve une dépêche de l’AFP datant du 17 novembre 1989 qui évoque un voyage à Berlin le… 16 novembre 1989. 20minutes.fr apprend, via un conseiller de l’Elysée, qu’il y aurait eu en fait deux voyages à Berlin lors de ce mois de novembre 1989. A son tour, lefigaro.fr ressuscite des archives de l’époque qui montrent qu’Alain Juppé a bien été deux fois à Berlin. Mais pour Nicolas Sarkozy, c’est moins sûr. Enfin Liberation.fr, sur le blog d’un de ses journalistes, assure que la version des faits racontés par Nicolas Sarkozy sur son profil Facebook ne colle pas avec la réalité historique.
Bilan: en quelques heures, plusieurs personnes, issues de rédactions différentes, ont ainsi construit ensemble une enquête à plusieurs mains, en se citant réciproquement. Et cette collaboration, non préméditée, a permis à l’enquête d’avancer en temps réel, chaque site publiant au fur et à mesure ses infos, sans attendre d’avoir le fin mot de l’affaire.
Adrénaline en commun
«Il arrive que la “supra rédac” se mette à bosser “ensemble”, généralement sur un gros événement ou une actu “chaude”, m’explique Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, ex-lefigaro.fr. Disons surtout qu’on partage des choses que l’on voit en enquêtant». «Partager des choses», en langage Web, cela veut dire s’envoyer/poster des liens url. Sans «bonjour» ni aucun autre mot servant la fonction phatique du langage, circulent ainsi des liens vers un document, vers une vidéo, vers un article paru sur un site étranger… qu’importe le contenu du moment qu’il apporte un élément d’information inédit. Le lien, c’est la monnaie d’échange des travailleurs du Web. Or qui dit lien pertinent vers une information encore inexploitée journalistiquement dit idée de sujet potentielle «à vendre» lors de la conférence de rédaction.
La collaboration entre journalistes n’est pas nouvelle. Ce qui change, c’est l’intensité de cette collaboration et la technologie employée pour ce faire. Sans surprise, les passerelles entre les membres de cette «supra rédac» passent avant tout par les outils du Web. Messagerie instantanée, Skype, direct message sur Twitter, message via Facebook, ou simple email: la plupart des journalistes Web ont des dizaines de fenêtres ouvertes sur leur écran. De quoi tisser des liens en permanence, bien plus qu’entre journalistes d’antan.
«Même si je ne chatte pas avec mes confrères, je vois ce qu’ils font, car ils changent leur statut en fonction du sujet qui les préoccupe», me raconte l’un d’eux. Paradoxal? Entre un journaliste travaillant sur un site de presse et son homologue bossant sur le journal imprimé du même groupe, la distance professionnelle, psychologique et même humaine, est peut-être plus grande qu’entre deux journalistes Web, même issus de sites concurrents.
Technologie au quotidien
L’esprit de corps règnerait donc davantage au sein des travailleurs du Web que dans les autres supports (télé, radio, presse écrite)? Le Web serait-il le monde des gentils bisounours qui s’entraident? Et si, à force d’échange et de mise en commun, ces pratiques empêchaient les sites de sortir des informations exclusives? «Je tweete souvent ce sur quoi je bosse, reprend Samuel Laurent. Ce qui me permet parfois d’avoir de l’aide, de trouver des interlocuteurs, etc. Je ne donne pas le détail de mes angles, en tous cas plus maintenant. Il m’est arrivé de me faire “piquer” une idée par quelqu’un d’autre, depuis j’ai tendance à tweeter des angles que je ne vais pas faire plutôt que ceux que j’ai en tête.»
D’autant que, sur le Web, nombre de rédacteurs travaillent, au même moment de la journée, sur les mêmes informations, chacun cherchant à la traiter à sa façon (ici, une interview, là, un décryptage, ici encore, un diaporama, là, une vidéo, etc.) et, si possible, avant les autres. Du coup, en plus d’écrire leurs papiers, les rédacteurs suivent leurs confrères sur les réseaux sociaux, voient ce qu’ils publient, commentent leurs articles, et partagent des infos. «Si je tombe sur un document important pour le sujet que je traite, je ne vais pas le balancer directement, surtout si je sais que d’autres bossent sur la même chose.» En revanche, donner des liens vers des vidéos qui ne serviront pas pour son sujet, «pas de problème», elles pourront servir à d’autres.
Synchronisation des flux, des infos, des contacts
La «supra rédac», c’est donc un échange d’intérêts bien compris: à la fois système de veille et d’aide collective, outil d’espionnage industriel, et… carnet d’adresses commun. En effet, et contrairement à ce qui se pratique dans les autres médias, il arrive qu’un journaliste Web demande un contact ou un numéro de téléphone à un autre journaliste Web, même si celui-ci travaille pour un site concurrent. Lequel va le plus souvent lui répondre en quelques minutes, avec le numéro de téléphone demandé, ou, a minima, un «désolé, je n’ai pas cela dans mes tablettes».
«J’ai tendance à donner un numéro si on me le demande, ce qui n’arrive pas non plus tous les jours, m’assure l’un des journalistes concernés. Mais je fais attention, par exemple pour un portable perso, ou si le contact m’a donné son numéro à titre exceptionnel… Un contact “général”, genre attaché de presse de politique, se partage sans souci. Le numéro “exclusif” que tu as eu un mal fou à dégotter, moins».
Confrères ET concurrents
Solidarité entre travailleurs rompus au temps réel et habitués à ce que, dans le flux de l’information en continu, un message ne puisse rester plus de quelques minutes sans réponse? Très certainement. Mais aussi réseau entre journalistes qui, «turn over» des rédactions Web oblige, ont déjà travaillé ensemble et/ou savent qu’ils seront amenés un jour ou l’autre à se croiser dans une rédaction. «Disons que ça nous place dans une situation de “confrères-concurrents” qui n’est finalement pas très différente de situations de reportage ou d’événements où des dizaines de journalistes couvrent la même chose… Au congrès du PS à Reims, ou à La Rochelle, par exemple, il y a aussi une forme d’entraide entre journalistes de médias concurrents», dit Samuel Laurent.
En dehors de l’hexagone, ce phénomène de «mutualisation/collaboration de forces journalistiques», comme l’écrit Jeff Jarvis, est un peu différent. Il est affiché. Et passe par des titres de rédactions plutôt que par des individus membres d’une rédaction. Ce qui a été manifeste en juillet, lorsque le site Wikileaks, diffusant 77.000 documents provenant des services de renseignements américains sur la guerre en Afghanistan, s’est allié avec trois noms de la presse mondiale, le New York Times, le Guardian et le Spiegel. Wikileaks a collecté les informations, les trois autres y ont apporté, en ligne, de la valeur ajoutée, en commentant, mettant en perspective, croisant des données, recueillant des réactions, et attirant «l’audience et son attention».
«Grâce au Net, le coût marginal du partage d’informations est égal à zéro, analyse Jarvis sur son blog. Donc la valeur du journaliste dans la diffusion des informations est proche de zéro (…) Cette mutation du marché nous force à regarder ce qu’est la vraie valeur du journalisme (…)». Le salut dépend de «la valeur ajoutée» que peuvent apporter les journalistes. Ceux-ci ne peuvent et ne doivent pas seulement «mettre en scène l’information» mais y «ajouter de la perspective (ce qui, horreur, pourrait vouloir dire avoir une opinion)», ironise Jarvis, avant de conclure: «Si vous n’apportez aucune valeur ajoutée, alors on n’a plus besoin de vous.» Compris, «supra rédac»?
Et vous, avez-vous construit des sujets de façon transversale avec des confrères? Avez-vous demandé de l’aide pour trouver un interlocuteur à un membre d’une rédaction concurrente?
Alice Antheaume
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