Les étudiants de la promotion 2013 de l’Ecole de journalisme de Sciences Po sont désormais diplômés – et ils l’ont bien mérité. Ceux de la prochaine promotion viennent d’être recrutés. Que faire de l’été en attendant la rentrée? Voici, pour ceux qui s’impatientent, sept exercices en guise de cahier de vacances. Il y a aussi, pour ceux qui souhaitent, le cahier de vacances de l’été dernier, toujours d’actualité.
1. Diversifier ses sources d’informations
Connaître l’actualité et avoir plaisir à consommer des informations chaque jour, c’est bien, mais cela ne suffit pas. Il faut en plus diversifier ses sources d’informations pour ne pas se contenter du traditionnel triptyque des apprentis journalistes, à savoir France Inter/Rue89/France 2.
Exercice
Plutôt que d’écouter la même radio tous les matins sous la douche, changez de station chaque jour de l’été, et profitez-en pour tester des radios thématiques méconnues – mais offrant des bulletins d’informations. Idem en ligne: allez voir chaque jour en ligne un média (site d’informations, application, newsletter) que vous ne connaissez pas.
Résultat attendu
Elargir son spectre, aborder l’actualité sous des angles différents, mieux connaître le paysage médiatique, être ainsi en mesure de dire quelles sont les lignes éditoriales de chacun de ces médias.
2. Apprendre à lire comme des professionnels de l’info
Rien ne vaut la lecture des productions journalistiques des autres pour commencer son apprentissage, l’idée étant de décortiquer la structure d’un article comme s’il s’agissait de faire le commentaire composé d’un texte littéraire.
Exercice
Lisez un article dans un journal ou un site d’infos et essayez de répondre aux questions suivantes: quelle est l’information principale de l’article? L’avez-vous lue ailleurs? Combien de sources sont citées? Certaines d’entre elles sont-elles anonymes? Pourquoi? Y a-t-il des éléments d’ambiance? Comment le journaliste s’y prend-t-il pour donner l’impression au lecteur d’être sur les lieux – ce reportage sur le déraillement du train à Brétigny-sur-Orge commence par “il y a d’abord l’odeur entêtante…”? Quels mots reviennent souvent?
Résultat attendu
Etre capable de repérer les “tics” d’écriture de ses journalistes préférés, s’en inspirer, et savoir résumer, en une seule phrase, l’information contenue dans un article.
3. Eduquer son oeil
Qu’est-ce qu’une photo d’actualité ratée? Et une illustration réussie? Savoir les détecter évitera les faux pas lorsque viendra le moment de choisir la meilleure photo/illustration possible pour accompagner l’information que l’on s’apprête à publier.
Exercice
Regardez chaque image postée sur le délicieux Tumblr intitulé “Malaise en iconographie” et demandez-vous pourquoi elle pose problème. Exemple avec la photo de l’accordéoniste André Verchuren, mal cadrée, ou avec cette photo d’éléphanteau douché par la trompe de sa mère, servant à illustrer un article sur la fréquence des douches prises par les Français.
Résultat attendu
Comprendre que l’iconographie nécessite autant d’attention que la rédaction d’une phrase, et éviter de retrouver l’une de ses futures productions épinglée sur ce Tumblr.
4. Faire connaissance avec l’audience
Avant même de penser à produire des contenus, il faut s’attacher à comprendre à qui l’on s’adresse. C’est devenu un préalable nécessaire pour faire du bon journalisme, disait déjà Emily Bell, de l’Ecole de journalisme de Columbia, en décembre 2011. Qui sont les Français qui s’informent? Comment utilisent-ils les médias? A quel moment de la journée sont-ils sur leur téléphone ou sur leur ordinateur? Que cherchent-ils, en ligne, comme type d’informations?
Exercice
Regardez en détails ce portrait des Français consommateurs d’informations, réalisé par le Reuters Institute for the Study of Journalism en 2013, comparez les usages décrits avec les vôtres pour déterminer s’il y a des différences et, si oui, lesquelles.
Résultat attendu
Pouvoir proposer des sujets journalistiques susceptibles d’intéresser le plus grand nombre.
5. S’initier au code
Le futur du journalisme passe par la compréhension du code, on l’a déjà dit ici. Non contents de produire des contenus, les journalistes de demain devront savoir imaginer des formats éditoriaux innovants, et pour cela, parler à des développeurs, donc comprendre leur langage. Or la plupart des étudiants en journalisme ayant souvent fait des études littéraires, ils ont rarement eu l’occasion de toucher à la programmation informatique. Heureusement, rien n’est irréversible. Il existe en effet en ligne des dizaines de tutoriaux pour s’initier aux différents langages informatiques.
Exercice
Sur Code Academy, la Star Academy du code, choisissez l’onglet “Web fundamentals”, et tentez de passer, une à une, les étapes pour apprendre les rudiments de l’HTML et du CSS, jusqu’à construire votre propre site Web.
Résultat attendu
Y prendre goût et se lancer dans l’apprentissage d’autres langages (PHP ou Javascript) et pouvoir afficher, sur son CV, son niveau à Code Academy.
6. Apprendre le vocabulaire journalistique
Chaque métier a son jargon, et le journalisme, notamment en ligne, n’y échappe pas. Les journalistes parlent une novlangue faite d’un mélange de néologismes, de franglais, de termes issus des logiciels, et d’expressions potaches.
Exercice
Parcourez ce lexique et tentez de trouver, grâce à vos stages et expériences professionnelles estivales, les mots – et leurs définitions – qui y manquent et gagneraient à compléter le tout.
Résultat attendu
Comprendre que, derrière chacun de ces néologismes, figure une tâche journalistique.
7. Faire un reportage vidéo sur son mobile
Nul besoin d’attendre d’avoir une caméra sophistiquée en mains pour commencer à filmer. Un smartphone est un outil de choix pour enregistrer des séquences en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Autant s’échauffer dès maintenant…
Exercice
Bardez votre smartphone d’applications pour capturer des séquences et procéder à un montage rapide (Vine, Vizibee, Tout.com, Capture, GIF Boom), observez ce qu’il se passe autour de vous, et tentez de saisir un extrait signifiant (avec un début qui ne soit pas semblable à la fin, et le plus d’informations possible dans la séquence). L’idée est de tout réaliser avec un smartphone, du tournage jusqu’à la mise en ligne en passant par l’insertion de titres, de sous-titres, de transitions, sans passer par la case ordinateur.
Résultat attendu
Commencer sans attendre à expérimenter des outils, des formats, des petits sujets sans prétention, le tout en situation de mobilité et en vidéo. Attention néanmoins à ne pas publier en ligne n’importe quoi. Si la séquence est ratée, si elle risque de diffamer quelqu’un, si elle est à charge, mieux vaut passer son tour.
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Alice Antheaume
W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Christophe Carron, responsable éditorial de Voici.fr.
Une leçon de droit de la presse faite par un journaliste issu d’un canard qui s’en affranchit, en l’occurrence Voici, cela peut faire sourire. Pourtant, c’est assez logique: pour jouer avec la loi, mieux vaut la connaître. Or la plupart des rédactions ont fait preuve d’une hardiesse inadéquate au sujet de la jeune femme de 18 ans «entendue» dans l’«affaire Ribéry», montrant au mieux leur méconnaissance des règles de la diffamation et du droit à lʼimage et à la vie privée, au pire leur hypocrisie en la matière.
Le détonateur? Un article du Monde publié le 21 avril à 10h22, intitulé «Affaire Ribéry: ce qu’a dit Zahia D. à la police». Cet article rapporte les grandes lignes de lʼaudition dʼune certaine Zahia, identifiée comme la jeune femme ayant eu des relations sexuelles tarifées avec Franck Ribéry, Sidney Govou, et Karim Benzema, tous trois joueurs de l’équipe de France de foot.
Rapidement, des internautes identifient le profil Facebook supposé de la Zahia en question. Comment lʼont-il reconnue? Facile, elle est la seule Zahia D. à être amie avec le dénommé Abou, soupçonné dʼêtre le souteneur de la dame. Pas besoin d’enquêter davantage, estiment les internautes, qui sʼempressent de diffuser les photos que la demoiselle avait laissées en accès public sur son profil. L’accès aux albums photos du profil de la dite Zahia D. sur Facebook est alors verrouillé, mais c’est déjà trop tard.
Photos en cascade
A la mi-journée, un paquet d’internautes connaît désormais la Zahia de Facebook – appelons-là Zahia F. (comme Facebook) – et considère comme acquis quʼelle EST la demoiselle interrogée, citée par Le Monde, Zahia D. Pourtant, rien ne permet de faire le lien de manière solide entre les deux, sinon des on-dit et une rumeur qui se propage au fil des messages postés sur les réseaux sociaux. Aucun de ceux qui diffusent images n’est en mesure de produire un PV dʼaudition, un témoignage, une enquête journalistique permettant dʼétayer lʼimplication de Zahia F. dans lʼaffaire qui secoue le Bleus.
Dans le même temps, des petits rigolos créent, le mercredi 21 avril vers 14h30, des faux profils Facebook de la dénommée Zahia D., ainsi que des blogs à son nom. En quelques heures, les profils usurpés récoltent entre 6.000 et 9.000 fans qui disent «aimer» les pages en question.
Jusqu’aux rédactions
Le dérapage continue et, pire, il va maintenant toucher les professionnels de l’information. C’est alors que le sujet prend une tournure inquiétante: lorsque des rédactions sʼemparent du ramdam et reprennent à leur compte le lien Zahia D. / Zahia F. Le premier site à s’engouffrer dans la brèche, cʼest lefigaro.fr, où le papier sur Zahia D. est illustré par une photo issue du Facebook de Zahia F. A l’intérieur de l’article, publié le 21 avril vers 15h, aucun élément ne paraît montrer qu’une enquête journalistique a été faite, ou l’interview d’un proche du dossier, ou la consultation du compte-rendu de l’audition. Toutes les infos visibles sont en fait reprises de lʼarticle du Monde qui, lui, ne fait pas le lien entre les deux Zahia et montre une photo du café Zaman, à Paris, où se seraient rencontrés la femme et les joueurs de foot.
Quasi simultanément, de nombreux sites d’informations marchent dans les pas du Figaro.fr: reprise du Monde et illustration avec des photos pêchées sur Facebook. Au delà du délit de diffamation, constitué par le fait dʼassocier Zahia D. et Zahia F. sans pouvoir le prouver, les articles publiés sur ces sites ne respectent pas le droit à lʼimage et à la vie privée, régis par lʼarticle 9 du code civil («chacun a droit au respect de sa vie privée»).
Droit de l’image et à l’information
Quand bien même le lien entre Zahia D. et Zahia F. serait établi, aucun site Web d’info ni journal nʼa le droit de se servir des photos Facebook pour illustrer des articles sur lʼaffaire. Sous son article, Le Monde fait d’ailleurs une précision: «Les photographies publiées par la jeune fille sur sa page Facebook sont sa propriété: sans l’autorisation de cette personne, il est interdit de les publier. La publication de ces images pourrait également porter atteinte à l’image de la jeune femme, et indirectement causer préjudice à ses proches ou à sa famille.» En France, avant dʼutiliser du matériel représentant des personnalités, il faut en demander lʼautorisation expresse. Aux personnalités concernées ou à leur agent/attaché de presse. Sauf dans un cas: quand ce matériel est directement lié à des personnes qui participent d’un événement d’actualité, pour illustrer un article sur cet événement d’actualité. Ainsi, nul besoin de demander à Catherine Deneuve son accord pour publier une photo dʼelle à lʼavant-première dʼun film pour un article sur lʼavant-première de ce film. Du coup, pour pouvoir illustrer les articles sur lʼaudition de Zahia, il aurait fallu choisir des photos la montrant en train dʼêtre entendue par la police. Ou, si ces photos n’existent pas, ne mettre aucune image.
Le sens de l’iconographie
Mais cette légèreté dans les choix iconographiques pose une vraie question: et si les journalistes prenaient moins de pincettes avec Zahia qu’avec une star installée? Que la presse sérieuse agisse ainsi traduit un possible mépris des petites gens qui font lʼactualité. Qu’est-ce que cela veut dire? Que les journalistes ignorent la loi en matière de droit à l’image et à la vie privée? Ou que Zahia F. et Zahia D. seraient, dans leur esprit, des jeunes femmes qui méritent bien ce qui leur arrive?
Toujours est-il que le traitement de Zahia dans les médias tranche terriblement avec un autre traitement… Celui réservé aux Bleus mis en cause le week-end dernier. Il aura fallu plus dʼune journée pour que RMC et Lepoint.fr dégainent les noms de Franck Ribéry et de Sidney Govou, alors que tout bon journaliste spécialisé les a découvert en quelques minutes après la révélation de lʼaffaire par M6 dans son JT de 19h45, diffusé samedi 17 avril. La vie de Zahia F., elle, a été jetée en pâture à la France entière en quelques heures….
Christophe Carron
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