Sur le front des vidéos en ligne, “c’est la guerre”, déclare Clémence Lemaistre, rédactrice en chef du site de BFMTV.com. C’est une “jungle où chacun fait ce qu’il veut”, ajoute Célia Meriguet, rédactrice en chef de France TV Info.
Alors que les sites d’information cherchent la formule des vidéos qui ne soit pas de la télévision à la papa, certains acteurs se livrent à une bataille sans merci du “qui-a-rippé-quoi”. Ripper, dans le jargon, cela veut dire subtiliser une vidéo produite par un autre pour l’intégrer dans son lecteur. Pour ce faire, il suffit d’enregistrer le flux d’une chaîne de télévision, ou une simple émission, afin de stocker la matière dans laquelle puiser, puis d’y découper un extrait – plus ou moins long -, insérer un générique de début et de fin aux couleurs et au logo du “fauteur”, l’encoder dans son lecteur et le publier. A ce jeu-là, Full HD ready, un ancien de feu Lepost.fr, a été l’un des pionniers.
Ce qu’il y a dans la loi
De “l’encodage sauvage” et illégal, juge Marc Lloyd, responsable de la distribution vidéo à BFM TV. C’est vrai. Même si la législation française en la matière est élusive, il est écrit dans le code de propriété intellectuelle qu’un média a le droit de reproduire la vidéo (ou un extrait de cette vidéo) d’un concurrent à condition que :
Or les points 3 et 4 sont flous.
Ambiance Far West
En réalité, de telles ambiguïtés en arrangent plus d’un. Dans ce Far West, le site de Jean-Marc Morandini a une rubrique intitulée le Morandini Zap, avec un extrait provenant ici du JT de France 2, là d’une émission de M6, à chaque fois précédés d’une séquence publicitaire et d’un générique fait maison. “Vous avez déjà vu, vous, un zapping avec un unique extrait? Il ne faut pas se moquer du monde!”, tempête Marc Lloyd. “Je suis désolé, mais un zapping digne de ce nom devrait comporter un vrai travail éditorial” de sélection, de hiérarchisation et de montage.
D’autres éditeurs arguent qu’ils s’autorisent à piquer la vidéo quand le diffuseur traîne à la mettre en ligne. Un argument qui n’est pas recevable au regard de la loi (cf le point 1 ci-dessus). “L’idée, c’est d’être le plus rapide, c’est clair”, m’explique Julien Mielcarek, passé par le site PureMédias, devenu en janvier dernier chef du service vidéos du Figaro.fr. Et cela se joue à dix minutes près. “On enregistre tous les flux des émissions politiques des chaînes de télévisions, des matinales des radios, pour que les extraits intéressants soient le plus vite possible en ligne sur lefigaro.fr”, continue-t-il.
Un phénomène qui rappelle la lutte, en 2008, entre les sites d’informations pour éviter les copiés-collés de leurs articles au profit, là encore, d’une “courte citation” suivie d’un lien vers la source originelle…
L’appât publicitaire
“Leur logique n’est pas d’avoir l’info”, décrypte Célia Meriguet, “mais d’avoir la vidéo dans leur lecteur” pour y bénéficier de 100% des revenus provenant d’un pre-roll publicitaire. Insérer le lecteur vidéo “embedabble” d’un autre dans ses pages n’est pas intéressant de ce point de vue, car dans un “embed” il y a certes le contenu vidéo mais aussi… la publicité de la source qui en empoche les revenus.
Tel est donc le nerf de la guerre: l’appât publicitaire. “C’est un problème industriel”, regrette Clémence Lemaistre. “Il suffit de comparer les revenus générés par les pre-roll dans les vidéos (environ 15 euros) et ceux des displays (les bannières disposées sur les sites d’infos, ndlr), très inférieurs (entre 1 et 6 euros, ndlr), pour comprendre…”
Parce qu’il y a une audience friande du format vidéo (jusqu’à 10 millions de consommateurs de vidéos quotidiens, selon Médiamétrie), parce que le CPM (coût de la pub pour mille affichages) y est plus élevé que sur les formats publicitaires classiques, et parce que le nouvel indicateur sur lequel louchent annonceurs et éditeurs se compte en vidéo vue – plutôt qu’en visiteur unique -, tous les grands médias en ligne ont mis le cap sur le format vidéo.
Lemonde.fr poste sur Instagram des photos de son studio “tout neuf” dans lequel sont réalisées des séquences “éclairages” avec des journalistes maison. Lefigaro.fr a un service doté de sept journalistes et trois techniciens dont “la politique, c’est de mettre un maximum de vidéos sur tous les sujets”, reprend Julien Mielcarek. Avec une production actuelle de 50 à 60 vidéos par jour dont trois ou quatre zappings quotidiens, il veut atteindre les 100 vidéos par jour d’ici quelques mois. De son côté, BFMTV.com met en ligne jusqu’à 80 vidéos par jour, dont des “replay” comme l’interview matinale de Jean-Jacques Bourdin, et des séquences tirées de sujets diffusés à l’antenne. A France Télévisions, en dehors du million de vidéos vues par mois en télévision de rattrapage, la plate-forme d’informations en continu France TV Info produit une grosse vingtaine de vidéos au quotidien.
Le sport, chasse gardée
Il y a donc de quoi se servir. Pourtant, aucun média n’a encore intenté d’action en justice auprès des pirates de vidéos. Plutôt attentistes, beaucoup disent réfléchir sérieusement à taper du poing sur la table.
Il n’y a guère que dans le domaine du sport que personne ne se risque à ravir la vidéo d’un autre. La raison est simple: les droits sportifs sont si faramineux que le propriétaire de la vidéo n’hésiterait pas une seconde à mettre en demeure celui qui ripperait une telle vidéo, voire à lui demander des sommes astronomiques. Pour les vidéos de sport, au Figaro.fr, on se contente de reportages plus magazines produits par la rédaction et de faire un commentaire sur des images fixes d’agence, point.
Sur les sites d’informations appartenant à des groupes audiovisuels, cela se passe à un autre niveau. Le moindre écart sur une vidéo – sauf à créer un GIF animé ou à prendre les reconstitutions en 3D faites par l’AFP – montrant un but au foot se répercuterait, non au niveau du Web mais au niveau de l’antenne. En guise de représailles, outre la facture salée, Clémence Lemaistre sait que “Canal+ pourrait faire de la rétorsion d’images des matchs auprès de BFM TV, et ce serait très grave”.
Alice Antheaume
lire le billetW.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Aurélien Viers, rédacteur en chef au NouvelObs.com, explique pourquoi il a envoyé, à ses équipes, un email sur l’utilisation journalistique de Twitter.
Twitter et les journalistes? Une belle histoire. A croire que les fondateurs ont forgé un service de micro-blogging sur mesure pour la profession.
En mode passif, le réseau social sert d’outil de veille, d’alertes, et comme agrégateur de flux d’informations. On suit en temps réel des médias, des hommes politiques, des sites d’infos, des blogs, etc.
En mode actif, ce couteau suisse peut aussi être utilisé comme moyen de diffusion par le reporter, qui délivre des infos, souvent depuis son smartphone, par tranche de 140 caractères.
Enfin, le réseau permet de rechercher des contacts (interlocuteurs, spécialistes, etc.), d’entrer en relation avec eux – comme avec le reste du monde – et d’établir un dialogue en direct entre le journaliste et le public.
En bref, Twitter = veille + information + communication + discussion.
Là où les rédactions permettaient aux journalistes de s’exprimer dans un format défini et limité (une page dans le journal, un reportage dans une émission de radio), Twitter permet aux journalistes de s’exprimer avant, pendant, après le bouclage. Jour et nuit.
Comme ils le veulent? Oui. Les journalistes se sont appropriés le réseau. Chacun à leur manière. Certains ne diffusent que des infos sur leur secteur d’’activité, par exemple, et partagent leur veille. D’autres recherchent des témoins. D’autres encore débattent sans fin de l’actu. Beaucoup en rigolent. Et puis, certains font tout cela à la fois: veille, information, discussion, débat, humour.
Tout dépend de la couleur que vous annoncez dans votre biographie, ces quelques lignes que l’on écrit à côté de la photo de son profil. Et si c’était le contrat de lecture que vous passez avec ceux qui vous suivent – vos followers?
On peut être journaliste Web et ne pas s’empêcher de plaisanter de temps en temps. Ce que fait très bien Alexandre Hervaud, qui se présente sur son profil comme “journaliste en quasi-vacances. CECI N’EST PAS UN COMPTE (trop) SERIEUX”.
Moins abruptement, certains glissent aussi à leur audience qu’ils manient le second degré. Nicolas Filio, par exemple, rédacteur en chef adjoint de Citizenside, affiche son “amour pour la langue française” quand la moitié de ses messages sont écrits en anglais.
L’ironie, le second degré, l’humour transpirent dans les articles à la française. Alors, les bâillonner sur Twitter?
Un journaliste ne peut oublier qu’un tweet, même écrit en une seconde, ne peut colporter des éléments non vérifiés. D’autant que, hormis ceux qui perdent toute retenue, le journaliste sait que cet espace, Twitter, est public, voire grand public, avec plus de 3 millions d’inscrits en France.
Au sein de son média, dans son service, lors des conférences de rédaction, le journaliste discute avec ses collègues. Ceux-ci s’interpellent et s’opposent parfois. C’est plus que normal. C’est nécessaire. Mais s’en prendre à son propre média, ou critiquer sa direction? Cela peut bien sûr arriver, mais ces séquences n’ont pas vocation à se retrouver déballées à l’extérieur de la rédaction. Il en va de même sur Twitter.
C’est pour rappeler ces quelques règles élémentaires et de bon sens (voir à ce sujet le très intéressant billet d’Eric Mettout, le rédacteur en chef de lexpress.fr) que j’ai adressé un email au service Web du Nouvel Observateur. Un message repris in extenso (sans m’avoir contacté) par Télérama.fr, puis évoqué dans un article du Monde.
Avec ou sans charte d’utilisation des réseaux sociaux (le Nouvel Observateur a une charte de déontologie, mais pas de charte relative à ce que les journalistes ont le droit ou pas d’écrire sur Twitter ou Facebook, ndlr), les journalistes laissent transparaître leur personnalité sur les réseaux sociaux – continuons ainsi.
Les surréalistes ont beaucoup cité le vers d’Arthur Rimbaud – il faut absolument être moderne. Sur Twitter, nouvel espace d’expression, où tout reste à expérimenter, journalistes, restez vous-mêmes. Il faut absolument être non terne.
Aurélien Viers
«Bertrand a 42 ans, il est illettré». Ainsi commence l’article d’un étudiant en journalisme. Son relecteur lui demande: «Pourquoi Bertrand tout court? Pourquoi ne pas avoir mis son nom de famille?» Réponse: «Parce que c’est lourd à porter, l’illettrisme. Donc mon témoin a demandé à rester anonyme.» Et son professeur de reprendre: «Mais c’est son vrai prénom? – Oui.» Le même jour, un autre exemple: dans un sujet sur la souffrance au travail, réalisé par un autre étudiant, l’identité de salariés ayant mal vécu leur licenciement n’est pas révélée.
Il n’y a pas que les étudiants. Bien au contraire. Ils ne font que suivre l’exemple des nombreux journaux français qui publient des articles avec la fameuse mention «les prénoms ont été modifiés», ou qui ne donnent pas les noms des «sources». Ou… qui donnent un vrai prénom, sans le nom de famille, mais en illustrant l’article avec une photo pêchée sur Facebook, comme cela a été le cas, paradoxal, pour nombre de sujets sur Zahia, la jeune femme ayant eu des relations sexuelles tarifées avec des joueurs de l’équipe de France de foot.
Rendre une source anonyme, modifier prénom et nom des témoins, supprimer le patronyme est bel et bien un droit pour les journalistes. Mais pour Peter Peter Gumbel, correspondant de Time Magazine et professeur de déontologie à l’école de journalisme de Sciences Po, le procédé est utilisé abusivement. «L’identification des sources est vraiment essentielle pour éviter toute manipulation», argue-t-il.
Question culturelle
Or, en France, l’enjeu n’est pas le même, à écouter les étudiants, et les journalistes dans les rédactions. «C’est vrai que de plus en plus de personnes demandent à rester anonymes quand ils parlent de leur entreprise en des termes pas toujours tendres, explique Renaud Lecadre, journaliste d’investigation à Libération. Ils craignent de nuire à leur carrière. Je ne leur force pas la main, car moi non plus, je ne souhaite pas que l’article où je les cite leur nuise». Si certains demandent à ce que leur nom ne soit pas dévoilé, c’est peut-être parce qu’ils ont désormais conscience des traces numériques qui restent d’eux en ligne. Et n’ont sans doute aucune envie qu’un potentiel employeur tape leur nom sur Google et tombe sur un article qui décrit par le menu leur dépression dans leur précédent travail.
Crédit: DR/Desencyclopedie
Léa Khayata, une étudiante de l’école de journalisme, en a fait l’expérience, lors d’un reportage sur des jeunes juifs français. «Deux des trois témoins principaux du reportage ont demandé à ce que leur nom soit modifié, explique-t-elle. Je ne m’y attendais pas (…) Une fois la surprise passée, j’ai compris les raisons de leur demande. “Olivier” et “Rachel” m’ont tous les deux expliqué qu’ils n’auraient pas pu s’ouvrir à moi de la même façon si je n’avais pas respecté leur anonymat.»
Excès de prudence, voire frilosité? «C’est un problème culturel», martèle Peter Gumbel. Lequel estime que cela proviendrait des sources françaises, en général très réservées, contrairement aux «Etats-Unis où l’on donne tout aux journalistes, identité, profession, âge, adresse, téléphone, y compris salaire et niveau d’imposition».
En outre, selon Peter Gumbel, les journalistes français auraient une fâcheuse tendance à ne pas se formaliser d’abuser de formules telles qu’une «source proche du dossier»; «glisse-t-on dans les couloirs»; «dit-on en coulisses»; «de l’avis de l’entourage». «Tout l’art du journalisme, c’est de négocier pour que le “off” (ce qui n’est pas enregistré, ndlr) puisse devenir du “on the record”», publiable donc, insiste Peter Gumbel.
«Je ne leur force pas la main»
Même avis de Jean-Pierre Mignard, avocat spécialisé notamment dans le droit de la presse: «Les journalistes français doivent forcer leurs interlocuteurs à prendre leurs responsabilités, plutôt que de faire un usage massif du procédé.» Pour le magistrat, sous couvert de confidentialité, les dits interlocuteurs se permettent de «dire tout et n’importe quoi». Du n’importe quoi qui se finit parfois au tribunal, en cas de plainte pour diffamation ou insulte. Or «une source anonyme ou non identifiable est par définition une source non recevable», rappelle Jean-Pierre Mignard, «puisqu’on ne peut pas y apporter ni une preuve de faits ni un argument de bonne foi». Comprendre: cela ne vaut rien, juridiquement parlant. «Non seulement c’est un procédé facile, paresseux et très contestable, résume l’avocat, mais c’est encore un danger supplémentaire pour le journaliste qui, lors de procès, va davantage porter la responsabilité des paroles de sa source… non identifiée.» C’est d’ailleurs écrit dans la charte des droits et devoirs des journalistes français: «Un journaliste digne de ce nom prend la responsabilité de tous ses écrits, même anonymes».
Nul besoin d’en faire tout un plat, estime Renaud Lecadre. «Le nom de la source n’est pas toujours une information en soi. Par exemple, pour les faits-divers, sur des histoires qui concernent des gens ordinaires, qu’importe leur vrai nom! Mettre l’identité de la personne ne change pas l’histoire, et n’y apporte rien non plus.»
Secret professionnel
D’autant que, dans certains cas, la modification du nom des interlocuteurs est quasi obligatoire: par exemple s’il s’agit de mineurs, de policiers, ou plus généralement, de fonctionnaires d’Etat, soumis à une obligation de réserve. Moi-même, j’ai changé le prénom et le nom d’une institutrice interrogée dans un article publié sur 20minutes.fr, «à quoi sert vraiment l’école maternelle?». C’était à sa demande. Et c’était la condition à laquelle je pouvais publier ses propos.
En évoquant ce cas avec Peter Gumbel, celui-ci m’a dit qu’il aurait fallu essayer de trouver quelqu’un d’autre, quelqu’un qui aurait accepté de parler à visage découvert. En clair, une ou un instituteur syndiqué(e), protégé par son statut.
«Il est toujours préférable d’avoir des sources identifiées, afin que les lecteurs puissent évaluer l’importance de l’information, ainsi que la crédibilité et la position de la source», explique le rédacteur en chef du New York Times, Bill Keller.
Des paroles prononcées après que le New York Times a changé sa charte sur le bon usage des sources anonymes, en 2004, à la suite de l’affaire Jayson Blair, un journaliste qui avait bidonné toute une série d’articles. De quoi «embarrasser le journal». Désormais, il est prévu dans la charte du quotidien américain que, si une source anonyme doit être citée, le journaliste doit expliquer – dans l’article – pourquoi cette source est restée anonyme. Et il doit également livrer la vraie identité de cette source anonyme à son rédacteur en chef, au motif que «l’engagement de garantir l’anonymat est collectif, celui du journal, et non celui d’un journaliste de façon individuelle».
Et vous, l’usage des sources anonymes vous gêne-t-il en tant que lecteurs? Voyez-vous des différences entre leur utilisation par la presse française et la presse anglo-saxonne?
Alice Antheaume
W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Christophe Carron, responsable éditorial de Voici.fr.
Une leçon de droit de la presse faite par un journaliste issu d’un canard qui s’en affranchit, en l’occurrence Voici, cela peut faire sourire. Pourtant, c’est assez logique: pour jouer avec la loi, mieux vaut la connaître. Or la plupart des rédactions ont fait preuve d’une hardiesse inadéquate au sujet de la jeune femme de 18 ans «entendue» dans l’«affaire Ribéry», montrant au mieux leur méconnaissance des règles de la diffamation et du droit à lʼimage et à la vie privée, au pire leur hypocrisie en la matière.
Le détonateur? Un article du Monde publié le 21 avril à 10h22, intitulé «Affaire Ribéry: ce qu’a dit Zahia D. à la police». Cet article rapporte les grandes lignes de lʼaudition dʼune certaine Zahia, identifiée comme la jeune femme ayant eu des relations sexuelles tarifées avec Franck Ribéry, Sidney Govou, et Karim Benzema, tous trois joueurs de l’équipe de France de foot.
Rapidement, des internautes identifient le profil Facebook supposé de la Zahia en question. Comment lʼont-il reconnue? Facile, elle est la seule Zahia D. à être amie avec le dénommé Abou, soupçonné dʼêtre le souteneur de la dame. Pas besoin d’enquêter davantage, estiment les internautes, qui sʼempressent de diffuser les photos que la demoiselle avait laissées en accès public sur son profil. L’accès aux albums photos du profil de la dite Zahia D. sur Facebook est alors verrouillé, mais c’est déjà trop tard.
Photos en cascade
A la mi-journée, un paquet d’internautes connaît désormais la Zahia de Facebook – appelons-là Zahia F. (comme Facebook) – et considère comme acquis quʼelle EST la demoiselle interrogée, citée par Le Monde, Zahia D. Pourtant, rien ne permet de faire le lien de manière solide entre les deux, sinon des on-dit et une rumeur qui se propage au fil des messages postés sur les réseaux sociaux. Aucun de ceux qui diffusent images n’est en mesure de produire un PV dʼaudition, un témoignage, une enquête journalistique permettant dʼétayer lʼimplication de Zahia F. dans lʼaffaire qui secoue le Bleus.
Dans le même temps, des petits rigolos créent, le mercredi 21 avril vers 14h30, des faux profils Facebook de la dénommée Zahia D., ainsi que des blogs à son nom. En quelques heures, les profils usurpés récoltent entre 6.000 et 9.000 fans qui disent «aimer» les pages en question.
Jusqu’aux rédactions
Le dérapage continue et, pire, il va maintenant toucher les professionnels de l’information. C’est alors que le sujet prend une tournure inquiétante: lorsque des rédactions sʼemparent du ramdam et reprennent à leur compte le lien Zahia D. / Zahia F. Le premier site à s’engouffrer dans la brèche, cʼest lefigaro.fr, où le papier sur Zahia D. est illustré par une photo issue du Facebook de Zahia F. A l’intérieur de l’article, publié le 21 avril vers 15h, aucun élément ne paraît montrer qu’une enquête journalistique a été faite, ou l’interview d’un proche du dossier, ou la consultation du compte-rendu de l’audition. Toutes les infos visibles sont en fait reprises de lʼarticle du Monde qui, lui, ne fait pas le lien entre les deux Zahia et montre une photo du café Zaman, à Paris, où se seraient rencontrés la femme et les joueurs de foot.
Quasi simultanément, de nombreux sites d’informations marchent dans les pas du Figaro.fr: reprise du Monde et illustration avec des photos pêchées sur Facebook. Au delà du délit de diffamation, constitué par le fait dʼassocier Zahia D. et Zahia F. sans pouvoir le prouver, les articles publiés sur ces sites ne respectent pas le droit à lʼimage et à la vie privée, régis par lʼarticle 9 du code civil («chacun a droit au respect de sa vie privée»).
Droit de l’image et à l’information
Quand bien même le lien entre Zahia D. et Zahia F. serait établi, aucun site Web d’info ni journal nʼa le droit de se servir des photos Facebook pour illustrer des articles sur lʼaffaire. Sous son article, Le Monde fait d’ailleurs une précision: «Les photographies publiées par la jeune fille sur sa page Facebook sont sa propriété: sans l’autorisation de cette personne, il est interdit de les publier. La publication de ces images pourrait également porter atteinte à l’image de la jeune femme, et indirectement causer préjudice à ses proches ou à sa famille.» En France, avant dʼutiliser du matériel représentant des personnalités, il faut en demander lʼautorisation expresse. Aux personnalités concernées ou à leur agent/attaché de presse. Sauf dans un cas: quand ce matériel est directement lié à des personnes qui participent d’un événement d’actualité, pour illustrer un article sur cet événement d’actualité. Ainsi, nul besoin de demander à Catherine Deneuve son accord pour publier une photo dʼelle à lʼavant-première dʼun film pour un article sur lʼavant-première de ce film. Du coup, pour pouvoir illustrer les articles sur lʼaudition de Zahia, il aurait fallu choisir des photos la montrant en train dʼêtre entendue par la police. Ou, si ces photos n’existent pas, ne mettre aucune image.
Le sens de l’iconographie
Mais cette légèreté dans les choix iconographiques pose une vraie question: et si les journalistes prenaient moins de pincettes avec Zahia qu’avec une star installée? Que la presse sérieuse agisse ainsi traduit un possible mépris des petites gens qui font lʼactualité. Qu’est-ce que cela veut dire? Que les journalistes ignorent la loi en matière de droit à l’image et à la vie privée? Ou que Zahia F. et Zahia D. seraient, dans leur esprit, des jeunes femmes qui méritent bien ce qui leur arrive?
Toujours est-il que le traitement de Zahia dans les médias tranche terriblement avec un autre traitement… Celui réservé aux Bleus mis en cause le week-end dernier. Il aura fallu plus dʼune journée pour que RMC et Lepoint.fr dégainent les noms de Franck Ribéry et de Sidney Govou, alors que tout bon journaliste spécialisé les a découvert en quelques minutes après la révélation de lʼaffaire par M6 dans son JT de 19h45, diffusé samedi 17 avril. La vie de Zahia F., elle, a été jetée en pâture à la France entière en quelques heures….
Christophe Carron
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