«Bertrand a 42 ans, il est illettré». Ainsi commence l’article d’un étudiant en journalisme. Son relecteur lui demande: «Pourquoi Bertrand tout court? Pourquoi ne pas avoir mis son nom de famille?» Réponse: «Parce que c’est lourd à porter, l’illettrisme. Donc mon témoin a demandé à rester anonyme.» Et son professeur de reprendre: «Mais c’est son vrai prénom? – Oui.» Le même jour, un autre exemple: dans un sujet sur la souffrance au travail, réalisé par un autre étudiant, l’identité de salariés ayant mal vécu leur licenciement n’est pas révélée.
Il n’y a pas que les étudiants. Bien au contraire. Ils ne font que suivre l’exemple des nombreux journaux français qui publient des articles avec la fameuse mention «les prénoms ont été modifiés», ou qui ne donnent pas les noms des «sources». Ou… qui donnent un vrai prénom, sans le nom de famille, mais en illustrant l’article avec une photo pêchée sur Facebook, comme cela a été le cas, paradoxal, pour nombre de sujets sur Zahia, la jeune femme ayant eu des relations sexuelles tarifées avec des joueurs de l’équipe de France de foot.
Rendre une source anonyme, modifier prénom et nom des témoins, supprimer le patronyme est bel et bien un droit pour les journalistes. Mais pour Peter Peter Gumbel, correspondant de Time Magazine et professeur de déontologie à l’école de journalisme de Sciences Po, le procédé est utilisé abusivement. «L’identification des sources est vraiment essentielle pour éviter toute manipulation», argue-t-il.
Question culturelle
Or, en France, l’enjeu n’est pas le même, à écouter les étudiants, et les journalistes dans les rédactions. «C’est vrai que de plus en plus de personnes demandent à rester anonymes quand ils parlent de leur entreprise en des termes pas toujours tendres, explique Renaud Lecadre, journaliste d’investigation à Libération. Ils craignent de nuire à leur carrière. Je ne leur force pas la main, car moi non plus, je ne souhaite pas que l’article où je les cite leur nuise». Si certains demandent à ce que leur nom ne soit pas dévoilé, c’est peut-être parce qu’ils ont désormais conscience des traces numériques qui restent d’eux en ligne. Et n’ont sans doute aucune envie qu’un potentiel employeur tape leur nom sur Google et tombe sur un article qui décrit par le menu leur dépression dans leur précédent travail.
Crédit: DR/Desencyclopedie
Léa Khayata, une étudiante de l’école de journalisme, en a fait l’expérience, lors d’un reportage sur des jeunes juifs français. «Deux des trois témoins principaux du reportage ont demandé à ce que leur nom soit modifié, explique-t-elle. Je ne m’y attendais pas (…) Une fois la surprise passée, j’ai compris les raisons de leur demande. “Olivier” et “Rachel” m’ont tous les deux expliqué qu’ils n’auraient pas pu s’ouvrir à moi de la même façon si je n’avais pas respecté leur anonymat.»
Excès de prudence, voire frilosité? «C’est un problème culturel», martèle Peter Gumbel. Lequel estime que cela proviendrait des sources françaises, en général très réservées, contrairement aux «Etats-Unis où l’on donne tout aux journalistes, identité, profession, âge, adresse, téléphone, y compris salaire et niveau d’imposition».
En outre, selon Peter Gumbel, les journalistes français auraient une fâcheuse tendance à ne pas se formaliser d’abuser de formules telles qu’une «source proche du dossier»; «glisse-t-on dans les couloirs»; «dit-on en coulisses»; «de l’avis de l’entourage». «Tout l’art du journalisme, c’est de négocier pour que le “off” (ce qui n’est pas enregistré, ndlr) puisse devenir du “on the record”», publiable donc, insiste Peter Gumbel.
«Je ne leur force pas la main»
Même avis de Jean-Pierre Mignard, avocat spécialisé notamment dans le droit de la presse: «Les journalistes français doivent forcer leurs interlocuteurs à prendre leurs responsabilités, plutôt que de faire un usage massif du procédé.» Pour le magistrat, sous couvert de confidentialité, les dits interlocuteurs se permettent de «dire tout et n’importe quoi». Du n’importe quoi qui se finit parfois au tribunal, en cas de plainte pour diffamation ou insulte. Or «une source anonyme ou non identifiable est par définition une source non recevable», rappelle Jean-Pierre Mignard, «puisqu’on ne peut pas y apporter ni une preuve de faits ni un argument de bonne foi». Comprendre: cela ne vaut rien, juridiquement parlant. «Non seulement c’est un procédé facile, paresseux et très contestable, résume l’avocat, mais c’est encore un danger supplémentaire pour le journaliste qui, lors de procès, va davantage porter la responsabilité des paroles de sa source… non identifiée.» C’est d’ailleurs écrit dans la charte des droits et devoirs des journalistes français: «Un journaliste digne de ce nom prend la responsabilité de tous ses écrits, même anonymes».
Nul besoin d’en faire tout un plat, estime Renaud Lecadre. «Le nom de la source n’est pas toujours une information en soi. Par exemple, pour les faits-divers, sur des histoires qui concernent des gens ordinaires, qu’importe leur vrai nom! Mettre l’identité de la personne ne change pas l’histoire, et n’y apporte rien non plus.»
Secret professionnel
D’autant que, dans certains cas, la modification du nom des interlocuteurs est quasi obligatoire: par exemple s’il s’agit de mineurs, de policiers, ou plus généralement, de fonctionnaires d’Etat, soumis à une obligation de réserve. Moi-même, j’ai changé le prénom et le nom d’une institutrice interrogée dans un article publié sur 20minutes.fr, «à quoi sert vraiment l’école maternelle?». C’était à sa demande. Et c’était la condition à laquelle je pouvais publier ses propos.
En évoquant ce cas avec Peter Gumbel, celui-ci m’a dit qu’il aurait fallu essayer de trouver quelqu’un d’autre, quelqu’un qui aurait accepté de parler à visage découvert. En clair, une ou un instituteur syndiqué(e), protégé par son statut.
«Il est toujours préférable d’avoir des sources identifiées, afin que les lecteurs puissent évaluer l’importance de l’information, ainsi que la crédibilité et la position de la source», explique le rédacteur en chef du New York Times, Bill Keller.
Des paroles prononcées après que le New York Times a changé sa charte sur le bon usage des sources anonymes, en 2004, à la suite de l’affaire Jayson Blair, un journaliste qui avait bidonné toute une série d’articles. De quoi «embarrasser le journal». Désormais, il est prévu dans la charte du quotidien américain que, si une source anonyme doit être citée, le journaliste doit expliquer – dans l’article – pourquoi cette source est restée anonyme. Et il doit également livrer la vraie identité de cette source anonyme à son rédacteur en chef, au motif que «l’engagement de garantir l’anonymat est collectif, celui du journal, et non celui d’un journaliste de façon individuelle».
Et vous, l’usage des sources anonymes vous gêne-t-il en tant que lecteurs? Voyez-vous des différences entre leur utilisation par la presse française et la presse anglo-saxonne?
Alice Antheaume
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Nicolas Voisin, Alice Antheaume, brunopatino, JBingold, Bruno Jargot et des autres. Bruno Jargot a dit: Très intéressant : RT @alicanth: "Les prénoms et noms ont été modifiés"… Abus d'anonymat? A lire sur W.I.P. http://bit.ly/cci5Bs […]
J’ai récemment témoigné pour un article sur un sujet lié à l’emploi. J’ai effectivement témoigné sous pseudo. Ca ne change rien à la valeur de ce que j’ai dit. Par contre, d’éventuels recruteurs ne risquent pas de faire le rapprochement. Ca m’a donc permis d’être plus précis et concret.
J’aime bien les “donneurs de leçons” que vous citez :-/. D’ou parlent-ils pour juger les gens qui demandent à rester anonyme ? Quelle expérience concrète d’éventuelles conséquences ou mesures de rétorsion ont-ils ?
Aux USA, le statut de “whistle blower”* est reconnu dans beaucoup de circonstances, même dans les entreprises et assure la protection de l’anonymat. Une telle notion n’existe pas en France.
PS: j’écrit ici sous mon vrais nom comme pour 99% de mon activité sur Internet et le Web depuis 1995…
* http://en.wikipedia.org/wiki/Whistleblower
Qu’est-ce qui empêche un commentateur, à la suite d’un article où “Une source proche du ministère” est évoquée, de dire : “Cette source, c’est nécessairement Jean Dupont, puisque c’est le seul à avoir discuté avec l’auteur de l’article depuis les évènements” ?
J’aime bien quand les Britanniques nous donnent des leçons de journalisme qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes. Donner le nom d’un employé, c’est très bien, mais donner la source d’une information qui fait plonger les marchés, ça serait quand même mieux, non? Le Financial Times est le roi des sources anonymes et même de l’absence de source comme je l’explique ici : http://bit.ly/bsr9VJ
Trop d’articles sont incomplets, exagèrent pour faire sensation. Ceci est du fait soit du journaliste, soit de celui qui témoigne qui ne prend pas ses responsabilités.
Une citation anonyme ne vaut rien et n’est que pollution de l’information. Il y a des efforts à faire de la part des journalistes et de ceux qui témoignent. Un peu de rigueur que diable, dans ce grand n’importe quoi qu’est souvent l’information.