C’est comment qu’on freine?

Crédit: Flickr/CC/mark_devries

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Notifications en cascade sur les réseaux sociaux, alertes push envoyées sur mobile, bandeaux clignotants sur les chaînes d’informations en continu, “lives” à tous les étages, détecteur de rumeurs et de “fakes” en temps réel, contenus d’actualités qui n’auront peut-être que 24 heures de durée de vie avant de disparaître sur l’application de messages éphémères Snapchat….

L’information n’est pas un long fleuve tranquille mais un rapide à proximité des chutes du Niagara. Quant à l’urgence, elle est désormais brandie en étendard.

Tout cela est “toxique, comme le sucre”, peste cet article du Guardian, pour qui les lecteurs sont certes capables de repérer “ce qui est nouveau dans l’actualité, beaucoup moins ce qui est pertinent”. De toute façon, à quoi cela sert aux lecteurs de se noyer dans ce rapide si leur rétine n’imprime plus du tout ce qu’elle voit?

C’est aussi le diagnostic de Laurent Mauriac, ex-Libération et ex-Rue89, qui lance en France Brief.me, un email quotidien qui “explique ce qui est compliqué, résume ce qui est long, analyse ce qui est important”.

Objectif : offrir “une approche reposante de l’actualité”, pile poil dans la mouvance du Slow Web. “Nous voulons prendre le contre pied de cette logique de flux où, notamment sur les sites d’informations, tout est mis sur le même plan”, me confie-t-il. “Nous visons des gens qui ne sont pas comme nous, qui ne sur-consomment pas les médias, qui ne sont pas forcément très à l’aise avec les réseaux sociaux et ont peu de temps pour s’informer après leur journée de travail”.

Une proposition éditoriale en français, actuellement en version bêta et garantie sans algorithme, à mi chemin entre la newsletter Time to sign off (il est en temps de conclure, en VF), qui, tous les soirs, “vous dit ce que vous avez raté aujourd’hui, ce que vous ne devez pas rater demain et quoi faire si vous n’avez pas envie de dormir” avec un vrai talent dans l’écriture, et les applications permettant de digérer l’actualité comme News Digest, développé par le petit génie Nick d’Aloisio.

Les maîtres du temps 

Tous ces projets éditoriaux sont des tentatives pour maîtriser le temps – et non le ralentir. Et pour cause, le Web a jusque-là vu émerger des outils permettant de maîtriser l’espace via la géolocalisation. Quant au temps, il reste pour l’instant un élément indomptable, donnant l’impression, au choix, de courir comme un hamster dans une roue lancée à tout berzingue, ou de vivre dans le film “Un jour sans fin”.

“Un contenu devient viral et est immédiatement partagé par un très grand nombre. Tout aussi immédiatement, il disparaît, remplacé par un autre contenu”, décrit Kyra Maya Phillips, la co-fondatrice de Snail Mail, une newsletter envoyée chaque premier jeudi de chaque mois sélectionnant des contenus qui “restent” après la vague virale et sont parfois vieux de plusieurs mois voire années.

Le plus grave, selon elle? “Nous sommes moins mués par l’envie d’acquérir des connaissances que par la validation sociale des contenus que l’on partage – faire savoir aux gens que oui, nous savons ce qu’il se passe”. Or c’est vrai que les algorithmes sont paramétrés pour donner la priorité au nouveau au détriment du vieux – le fameux #old tant décrié dans les rédactions. Le nouveau l’emporte sur l’essentiel, dit encore le philosophe et écrivain Luc Ferry sur le plateau de Médias Le Mag.

ça va trop viiiiiiite…

Sonner le glas du temps réel de l’information arrangerait beaucoup de journalistes. Ce serait oublier que la demande de nouveau, de frais, de neuf, provient de l’audience qui, des centaines de milliers de fois par jour, réactualise ses applications et ses pages en espérant y découvrir des nouvelles plus récentes (nouveaux emails non lus dans la messagerie, nouveaux tweets, nouvelles actualités sur Facebook). Il y a une vraie tendance à ce que cet article du Figaro appelle le “présentisme”, cette attention portée à l’instant.

Mais il ne faut pas s’y tromper. Le vrai défi des rédactions n’est pas de se détourner du temps réel ni de le ralentir mais d’apprendre à le maîtriser. Mieux, de jongler entre des temporalités différentes, entre le temps réel et le long format. “Entre le chaud et le froid, entre le flux et le stock”, continue Ludovic Blécher, le directeur général du Fonds Google pour l’innovation numérique de la presse. “La demande de l’audience”, me glisse-t-il, c’est “cher journaliste, fais moi vivre ce que je lis sur Twitter, et vérifie-le pour moi. Si tu mets 2 heures à m’en parler, je ne vais plus avoir confiance en toi.”

“Nous voulons enrayer la défiance des lecteurs en faisant une sorte de promesse d’apaisement par rapport à l’information, la garantie qu’ils vont arrêter de stresser sur l’actualité”, reprend Laurent Mauriac qui, pendant quelques semaines, a choisi de tout tester (le prix, les contenus, l’heure d’envoi de la newsletter) sur Brief.me auprès d’une communauté de bêta-testeurs – 550 personnes y participent déjà -, pour vérifier chacune de ses intuitions.

Une chose est sûre : temps calme ou non, Laurent Mauriac compte sur l’addiction de ses futurs abonnés. “Après quinze jours d’essai, il faut qu’ils soient devenus accros à Brief.me”.

Merci de partager cet article sur les réseaux sociaux, Twitter et Facebook – et contribuer ainsi au flux.

Alice Antheaume 

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Journalisme numérique: les marronniers de l’automne

Crédit: Flickr/CC/rore

Le payant paie-t-il? Jusqu’où aller dans la couverture des “breaking news”? Comment combiner instantanéité et temporalité plus longue? Faut-il permettre les publicités déguisées en contenus journalistiques? Ces questions, pas vraiment nouvelles, animent toujours les rédactions en cette deuxième moitié de l’année 2013, en France et à l’étranger.

Le payant paie-t-il?

C’est l’obsession d’un nombre grandissant de rédactions françaises. Influencées par l’expérience du New York Times (dont le paywall génère certes des revenus, mais qui ne compensent pas encore la perte des revenus publicitaires), elles veulent “faire payer les lecteurs” en ligne.

“Comment faire en sorte que ce qui est payant sur le papier soit aussi payant sur le Web?”, demande à plusieurs reprises Jean-Michel Salvator, le directeur délégué des rédactions du Figaro, lors d’une master class donnée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po jeudi 19 septembre. Face à à un étudiant en journalisme aguant que, même s’il gagnait un salaire, il ne lui viendrait pas à l’esprit de payer pour de l’information généraliste en ligne, Jean-Michel Salvator concède que “l’idée de la gratuité de l’information est tellement ancrée dans les usages des internautes que cela va être compliqué”. Le Figaro espère atteindre d’ici la fin de 2013 15.000 abonnés payants – sur 4 millions de membres – en misant sur son “produit d’appel”, la mise en ligne dès 22h du journal du lendemain.

Lemonde.fr, lui, possède 110.000 abonnés dont 50.000 sont des “purs Web” (qui n’ont pas souscrit à l’offre imprimée, donc). Objectif visé: 200.000 abonnés à l’offre purement numérique d’ici dans deux ans.

Crédit: Flickr/CC/ Jason Tester Guerrilla Futures

Même idée fixe du côté du Point.fr qui compte passer à un modèle mixant gratuit et payant début 2014. Sous la pression conjointe des actionnaires et de la direction de la rédaction, Lexpress.fr va aussi installer, à partir du printemps 2014, un “metered paywall” (mur payant dosé). En quoi cela consiste-t-il? Le lecteur a accès à un certain nombre de contenus gratuits. Un clic de plus et il doit payer pour poursuivre ses lectures. “Le principe est acté, mais nous n’avons pas encore décidé des modalités”, m’informe Eric Mettout, le directeur adjoint de la rédaction. A partir de combien d’articles consultés devra-t-on payer? La partie “Styles” fera-t-elle partie du dispositif ou restera-t-elle en accès gratuit? “On affinera au fur et à mesure”, reprend Eric Mettout, qui veut voir là un test sans résultat garanti. Au moins, cela “va nous aider à obtenir une base qualifiée d’internautes enregistrés sur lexpress.fr et nous obliger à monter en qualité sur le site”.

Pour l’instant, la stratégie du paywall n’a pas vraiment fait ses preuves. Pour l’expérimenter, deux conditions sont nécessaires, selon Frédéric Filloux, auteur de la Monday Note: 1. avoir des contenus à haute valeur ajoutée qui justifient qu’ils soient payants (voilà pourquoi l’information économique et financière a plus de chance d’être monnayée que de l’information généraliste) et 2. disposer d’un spécialiste des données et statistiques qui traque les itinéraires des utilisateurs, pour comprendre pourquoi, quand ils se heurtent au paywall, ils font machine arrière ou, à l’inverse, décident de s’abonner.

Jusqu’où aller dans la couverture des “breaking news”?

Aux Etats-Unis, après la fusillade survenue à Washington DC lundi 16 septembre, les rédactions s’émeuvent des erreurs commises. “Les premières informations faisaient état de trois tireurs. Puis deux. Puis un. Puis, à nouveau, trois. Que quatre personnes avaient été tuées. Mais qu’il y en avait peut-être six en fait”, décrit le Washington Post, pour qui cette cacophonie (il y a eu en fait treize morts, dont le tireur, seul, un dénommé Aaron Alexis) est devenue “presque systématique à l’âge des réseaux sociaux”.

Sur Gawker, le diagnostic est encore plus sévère: “les gens à la TV, tout particulièrement, n’ont aucune idée, vraiment aucune, de ce qu’il se passe. Les blogueurs non plus, mais au moins ils ne sont pas coincés sur un plateau à devoir remplir le vide à l’antenne, face à une audience qui veut connaître les faits que l’on n’a pas, là tout de suite”. Et de conclure que l’information en temps réel est une vaste blague: “personne ne sait rien, ignorez-nous!”.

Pourtant, les journalistes n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour commettre des erreurs au moment des breaking news. Le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat du président J.F. Kennedy à Dallas, alors que n’existaient ni Internet ni les réseaux sociaux, il est annoncé à la radio américaine que le vice-président Lyndon Jonhson a lui aussi été tué, et que plusieurs tireurs sont à l’origine de la tuerie. Rien de nouveau, donc, dans le chaos qui accompagne la couverture d’un événement inopiné, si ce n’est que ce chaos est désormais visible par tous, exposé via de multiples témoignages, vrais et faux, en ligne. Les discerner fait partie des compétences requises pour les journalistes d’aujourd’hui, lesquels doivent savoir à la fois joindre des sources officielles (policières, gouvernementales, etc.) le plus vite possible – ce pour quoi les médias traditionnels sont les mieux armés – et vérifier les témoignages glanés en ligne en pratiquant le crowdsourcing – une pratique que maîtrisent les utilisateurs de Reddit.

Comment faire du long format en ligne?

Si les rédactions en ligne se sont beaucoup concentrées sur les breaking news, les “lives” et les billets de blogs très anglés, elles cherchent désormais à juxtaposer au temps réel une autre temporalité, celle des longs formats. “Comment j’ai fini Grand Theft Auto en 38h”, sur Buzzfeed, Snowfall, le reportage interactif du New York Times, ou l’enquête en cinq volets de Reuters sur le “child exchange”, ces contenus nécessitent parfois jusqu’à 15 minutes de lecture. Une tendance encouragée par l’essor du mobile. Depuis un canapé, le lit, le métro – où le réseau défaillant ne permet pas toujours de changer de page -, la salle d’attente du médecin, on consomme de plus en plus de longs formats sur smartphones ou tablettes.

Fini le temps où l’on pensait le Web dédié au picorage d’informations vite préparées et vite avalées. Fini aussi de croire que la lecture sur écran empêcherait la consommation de longs formats. Slate.com a redessiné son interface pour les mettre en majesté. Buzzfeed a une section intitulée “Buzzreads” qui comporte des longs formats, faits maison ou agrégés, distribués chaque dimanche, jour où la frénésie est moindre. C’est un “Buzzfeed pour ceux qui ont peur de Buzzfeed”, a souri Steve Kandell, qui coordonne cette partie.

Le pure-player Politico, qui publie des infos plus vite que son ombre et commence aux aurores, a embauché des journalistes provenant de la presse magazine, capables d’utiliser des ressorts narratifs et des figures de style dans l’écriture, pour “embrasser un nouveau défi, faire renaître les longs formats journalistiques, alors que les lecteurs cherchent des contenus originaux qui ne peuvent être ni cannibalisés” ni copiés facilement.

En France, Lemonde.fr a doté son application d’une section “morceaux choisis” et permet en outre à ses abonnés d’opter pour le “mode zen”, une fonctionnalité qui fait le vide autour de l’article choisi pour faciliter le confort de lecture. Et bénéficier d’une durée de consultation allongée. La même “lecture zen” est disponible sur liberation.fr.

Attention néanmoins, rappelle le journaliste Rem Rieder sur USA Today, à ne pas confondre long format et mise en ligne de papiers de 30.000 signes édités pour l’imprimé. “L’erreur serait de simplement balancer ces articles en ligne sans prendre en compte la nature du réseau”, écrit-il. “Une narration palpitante doit aller de pair avec une construction qui mélange vidéos, sons, graphiques interactifs pour une expérience à couper le souffle en ligne”.

Faut-il laisser la publicité s’incruster davantage?

Avant, c’était simple, il y avait, sur les applications et les sites d’informations, bannières et pavés publicitaires aux couleurs criardes d’un côté et contenus journalistiques édités sur fond blanc de l’autre. Désormais, on voit fleurir ce que les Anglo-saxons appellent l’advertorial (advertising + editorial), ou “native advertising”, c’est-à-dire des publicités qui singent le journalisme. Leur ton, leur format et même leur angle ressemblent à s’y méprendre à ceux utilisés par des journalistes. Et pour cause, les annonceurs ont parfois accès au système de publication pour insérer, dans les gabarits éditoriaux utilisés par les journalistes, leurs publicités. Il n’y a pas pour autant tromperie sur la marchandise pour qui sait lire: sur les sites qui s’y adonnent, du New Yorker à The Atlantic en passant par Quartz.com, le nom de la marque est indiqué dans la signature et l’intitulé “contenu sponsorisé” écrit en toutes lettres.

Choquant? A ce stade, on ignore quelle en est la réception des lecteurs. Nombre de journalistes ont, eux, du mal à avaler la pilule. Pourtant, ils savent la tentation grande alors que le marché publicitaire est moribond pour les médias? Quant aux marques, elles n’attendent que ça: explorer des nouveaux formats pour communiquer. Dans un message adressé aux plus de 300 employés de Buzzfeed, Jonah Peretti, le fondateur, dévoile les grandes directions stratégiques à venir, publicité comprise. “Nous devons être un “must buy” pour les annonceurs. Nous devons leur donner l’accès total à notre système, à nos données, notre équipe de créatifs, et notre technologie.” Mieux, une Université Buzzfeed va être lancée “pour former marques et agences à la façon de faire de Buzzfeed”. La rançon du succès, continue Jonah Peretti: “nous avons commencé il y a quatre ans avec zéro revenu et nous sommes désormais une entreprise profitable”.

Il n’y a qu’une façon de répondre à ces questions: tester des réponses, voir comment l’audience réagit et en tirer des enseignements. A contrario, rappelle le journaliste Mathew Ingram, la posture qui consiste à ruminer que Google “nous vole des contenus” et à ressasser en boucle le bon vieux passé est stérile.

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Alice Antheaume

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Mise à jour: Engagez-vous, qu’ils disaient…

Crédit: Flickr/CC/Sourcefabric

A chaque conférence sur le journalisme, le mot «engagement» est répété à l’envi, que ce soit en français ou en anglais. Compter ses occurrences lors des tables rondes est un exercice éloquent. Dans les articles publiés sur ce blog, j’ai moi-même utilisé ce terme une bonne dizaine de fois. A l’Ecole de journalisme de Sciences Po, l’un des cours, socle de la deuxième année de master, s’intitule «engagement avec l’audience». Or que signifie exactement le terme «engagement»? Sachant qu’à l’origine, en anglais, il désigne des fiançailles, qualifie-t-il la nouvelle relation entre journalistes et lecteurs? Ou les types d’interactions de l’audience avec les contenus? Leur mesure (taux de partage d’un article, nombre de vidéo vues)? Ou un peu de tout à la fois? Pour le savoir, j’ai posé la question à des professionnels des médias, en France, en Angleterre, en Belgique, et aux Etats-Unis.

Samantha Barry, journaliste et productrice à BBC News et BBC World News (Angleterre)

«L’engagement est central pour comprendre et servir l’audience. Il ne faut pas seulement se fier à ce qui est populaire ou ne compter que sur des utilisateurs numériquement avertis. Engagez-vous avec tout le monde, n’excluez personne. A l’ère où les rédactions ont des budgets très serrés, il faut bien réfléchir à ce que le retour sur investissement d’un bon engagement pourrait être. A mon avis, il est inestimable. Audience et engagement sont la clé de tout et m’occupent à chaque moment de la journée. En plus de mon rôle de journaliste et productrice à la BBC, je forme aussi des journalistes dans des pays en voie de développement et dans des zones de conflit et participe à une start-up de partage de vidéos pour les journalistes, appelée Vizibee. Améliorer notre engagement au sein de la rédaction veut dire que notre audience est entendue. Nous réajustons les informations que nous donnons et les sujets que nous couvrons en fonction des réactions de l’audience. Lors des formations, notamment en Birmanie et au Nigeria, nous développons des liens avec des audiences locales afin de comprendre leurs besoins médiatiques. Et enfin, avec Vizibee, l’interaction avec les utilisateurs a défini et redéfini ce qu’est devenue l’application depuis un an.»

Nick Wrenn, rédacteur en chef de CNN.com/international (Etats-Unis)

«A CNN, l’engagement regroupe plusieurs ingrédients de mesure de l’audience: le nombre de pages vues, le nombre de visiteurs uniques par mois, et le temps passé par visite. L’engagement se mesure aussi au taux de complétion observé sur les vidéos. Comme ailleurs, notre objectif est de réduire notre taux de rebond (cela concerne les internautes qui n’ont vu qu’une seule page du site et n’ont pas souhaité visiter d’autres pages, ndlr).»

David Cohn, fondateur de l’application Circa, qui permet de s’informer depuis un mobile (Etats-Unis)

«Je pense qu’il s’agit moins de la mesure des interactions (comment mesurer l’engagement et qu’est-ce que cela signifie?) que du sens éditorial de l’engagement (qu’est-ce que cela veut dire d’avoir une relation avec un lecteur?). Autrefois, c’était simple: nous produisions du contenu, le lecteur le consommait. Désormais, le nombre d’actions reliant le média à son audience s’est multiplié. Le lecteur peut partager, commenter et même contribuer à redéfinir le contenu. Toutes ces actions, déterminées par l’équipe rédactionnelle d’un média, sont des actes d’engagement. Une personne désengagée ne commente pas, ne partage pas, ne contribue pas. Ceci considéré, regardez comment, à l’inverse, il est excitant de voir des utilisateurs s’engager avec un média. Cela signifie que le contenu a, pour eux, de la valeur. Faire en sorte que son audience contribue, de quelque manière que ce soit, a plus de valeur que de n’avoir aucune réaction. C’est préférable pour le journalisme en tant que tel. Cela requiert d’être honnête intellectuellement, franc et transparent avec l’audience.»

MISE A JOUR Jack Sheper, directeur éditorial de Buzzfeed (Etats-Unis)

«A Buzzfeed, quand on parle d’engagement, on parle d’abord d’engagement émotionnel. On a découvert que provoquer une forte émotion – au sens positif – à la lecture d’une publication est de loin le moyen le plus efficace de s’assurer que celle-ci va être partagée. Créer du contenu qui “engage émotionnellement” l’audience, au point qu’elle va partager ce contenu (le tweeter, le poster sur Facebook, l’envoyer par email à des amis, etc.) est une forme d’art. C’est le coeur de ce que l’on fait, et on ne peut pas faire semblant. Recueillir un haut degré d’engagement signifie surtout que l’auteur du contenu a réussi à proposer une approche empathique du sujet – par exemple en anticipant la manière dont les lecteur vont réagir, plutôt que de se contenter de diffuser l’information, ce qui est une façon obsolète de faire de la distribution de contenus à l’ère de Facebook. Cela n’a plus de sens aujourd’hui. Dans cette optique, l’engagement est crucial pour qui s’efforce d’être un éditeur accompli à l’heure des réseaux sociaux.»

Thomas Doduik, éditeur du Figaro.fr (France)

«La notion d’engagement recouvre toutes les actions réalisées par un internaute au contact d’un média, d’un réseau social, d’une marque, lorsqu’il dépasse le stade de simple consommateur d’informations pour en devenir un acteur. Concrètement au Figaro, cela se traduit par la mise en oeuvre d’une stratégie dite “d’entonnoir”. Si la majorité de notre audience se contente d’une relation “passive” (consulter nos contenus), une partie a lien plus étroit avec Le Figaro et peut réaliser un acte d’engagement plus ou moins impliquant: s’abonner à une newsletter gratuite, participer à la conversation en déposant un commentaire, acheter une édition électronique du quotidien ou bien s’abonner à l’une de nos offres digitales. Toutes ces actions nécessitent la création d’un compte “Figaro Connect”. Après trois années d’existence, nous comptons 1,3 millions de membres.

Ce système est extrêmement vertueux pour trois raisons:
1. il renforce le lien entre la rédaction et son audience (au travers notamment des commentaires sélectionnés par les journalistes);
2. il augmente significativement la consultation de nos sites. Un membre Figaro Connect consulte en moyenne six fois plus de contenus qu’un internaute non identifié et passe trois fois plus de temps sur le site;
3. il nous permet de mieux connaitre nos internautes, via les données de surf que nous collectons. Nous sommes ainsi en mesure de leur apporter des informations et services autour de leurs thématiques favorites.»

Michaël Szadkowski, social media editor au Monde.fr (France)

«L’engagement de nos lecteurs recouvre tout ce qui dépasse la simple lecture d’un contenu du Monde.fr. Cela peut se faire de manière assez basique. Un lecteur qui “aime” un article sur Facebook ou Google+, retweete Le Monde.fr ou tweete un de nos articles, s’engage, dans la mesure où il diffuse notre travail d’information. L’engagement plus construit, et plus qualitatif, peut concerner les conversations liées à l’actualité, entre les lecteurs eux-mêmes, mais aussi entre les lecteurs et les journalistes. Il s’agit, à mon sens, d’un nouveau format journalistique, et ce sont les prises de paroles de nos lecteurs qui en est la source. Le lecteur “engagé” réagit au fait d’actualité en lui-même (“Je trouve ça scandaleux”, “Je trouve ça génial”, “Je fais une blague”, etc…), mais peut aussi nous poser des questions (sur notre traitement éditorial, ou sur un point qu’il n’a pas compris), et nous donner des précisions et informations supplémentaires (liens, expertise, etc). A nous, journalistes, de cultiver ensuite cet engagement en valorisant les meilleurs prises de paroles de l’audience, et en répondant aux questions et aux commentaires. Le format, tout comme la qualité, de cet engagement dépendent de l’endroit et des cadres dans lesquelles les conversations ont lieu.

Sur notre page Facebook, il s’agit par exemple des commentaires sous un de nos posts, ou des mails échangés sur la messagerie de la “fan page”. Sur Twitter, il s’agit des gens qui nous interpellent en mentionnant “@lemondefr”, et qui discutent avec nos journalistes sur tel ou tel fait d’actualité. Sur le site, nos lecteurs prennent particulièrement la parole au moment des “lives” et des chats (avec un volume très important de commentaires et de questions postés dans nos fenêtres Cover It Live), et des appels à témoignages (où ils racontent leurs expériences avec des textes, des photos, etc). Nous réfléchissons en ce moment à de nouveaux formats pour dynamiser, et enrichir, ce type d’engagement. Et ce, dans un souci d’enrichissement éditorial, pour nous et pour l’audience. Mais il ne faut pas se leurrer: cela sert aussi à ce que les lecteurs passent plus de temps sur le site, et restent en contact avec “Le Monde.fr” sous toutes ses formes.»

Erwann Gaucher, journaliste à France Télévisions (France)

«Je ferais une distinction entre engagement et interaction. L’interaction, c’est l’audience qui discute d’un sujet traité dans un média, ou d’une émission de télévision par exemple. L’engagement, c’est l’interaction active, poussée et fidélisée, avant, pendant et après la publication ou la diffusion d’un contenu. Cela résulte des mécanismes d’animation de communauté que l’on met en place, via des fonctionnalités et des rendez-vous complémentaires et parallèles aux émissions télévisées, afin que l’audience recommande, partage et agisse concrètement avec le média. Devant l’émission Envoyé Spécial sur France 2, par exemple, l’audience peut interroger, sur Twitter, les présentatrices Françoise Joly et Guilaine Chenu pendant la diffusion des reportages à l’antenne. Celles-ci leur répondent en direct. Capter une conversation pour en publier / passer à la télévision des extraits, c’est pour moi de l’interaction. Proposer à l’audience de sélectionner elle-même l’extrait de l’émission ou de l’événement sportif via un bouton de “snapshot” (les vidéos à la volée, ndlr) et de le partager avec son propre réseau, c’est de l’engagement.»

Damien Van Achter, développeur éditorial, fondateur de Lab.Davanac (Belgique)

«De ma perspective, l’engagement est la résultante d’une processus plus ou moins long d’insertion d’individus, de marques, de médias au sein de communautés d’intérêt. L’engagement se révèle quand des utilisateurs participent de manière pro-active à des processus de co-création de valeur ajoutée, partagent leurs idées, leur énergie et leur temps afin d’entretenir des liens sociaux et affectifs forts, voire à ouvrir leur porte-monnaie pour acquérir des produits ou des services devenus légitime et signes d’appartenance à une ou plusieurs de ces communautés d’intérêt. L’engagement n’est pas une fin en soi, mais aucun projet porté par un individu, une marque ou un média, n’a de chance de récolter un retour sur investissement sans qu’il y ait engagement des communautés auxquelles ils s’adressent.»

Aude Baron, rédactrice en chef du Plus au Nouvel Observateur (France)

«L’engagement est un terme que j’entends surtout dans la bouche des services marketing, pour désigner toutes les actions de l’internaute par rapport au contenu, qu’il s’agisse de lectures, commentaires, likes, partage sur les réseaux sociaux, envoi par mail… J’emploie rarement ce mot, qui reste un peu flou. Dans les faits, je fais attention à toutes les actions des lecteurs pour évaluer le succès, et surtout, la qualité de lecture d’un article, par ordre croissant: vu / lu / liké / partagé / envoyé / commenté. Ainsi, un article qui est beaucoup “vu” peut juste avoir été pris par Google Actu, ça ne voudra pas dire pour autant qu’il a été “lu”. Etre vu, c’est bien pour les stats, mais être lu, c’est quand même ce qu’on recherche. Le nombre de shares et commentaires permet d’évaluer la qualité de lecture avec un peu plus de précision. Ainsi je préfère voir un billet affichant 10.000 vues, 120 commentaires et 1K de partages Facebook, qu’un billet avec 150.000 vus mais 20 partages Facebook et 2 commentaires: la lecture n’aura pas du tout été qualitative.»

Propos recueillis par Alice Antheaume

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