Crédit: REUTERS/Dylan Martinez
Sur les JT des grandes chaînes d’information nationales françaises, les événements en Egypte ont été vite expédiés en début de semaine, démontre ce zapping. Une couverture éditoriale réduite, à l’opposée de celle adoptée par les sites Web d’infos français. Ceux-ci ont, au contraire, mis le paquet et couvrent, depuis le début de la crise, chaque minute du soulèvement égyptien.
Faux procès dressé contre les JT? TF1 a finalement mis en place, en fin de semaine, une édition spéciale sur l’Egypte, lors du 20 heures du 3 février. Certes, ce n’est qu’un «one shot», pas un suivi en continu, mais la promesse de TF1 n’est pas non de faire du CNN.
Les efforts de TF1 ne paient pas
Malgré ces efforts louables, le poisson ne mord pas. Seuls 6,9 millions de téléspectateurs ont suivi le journal consacré à l’Egypte de Laurence Ferrari, dont le créneau fait en moyenne 7,4 millions de téléspectateurs en janvier et est monté jusqu’à 8,9 millions le 8 décembre 2010, au moment des épisodes de neige en France. Un «petit score», donc, selon le site spécialisé Ozap, qui rappelle que «traditionnellement, le JT de TF1 est faible lorsque l’actualité internationale est forte». «Le fait que les sujets de proximité soient, à la télévision, davantage fédérateurs que les grands événements internationaux n’est pas nouveau, écrit Franck Nouchi, cité par Arrêt sur Images. “La Corrèze plutôt que le Zambèze”, avait théorisé il y a bien longtemps le journaliste Raymond Cartier.»
Plus grave, les téléspectateurs de TF1 auraient envoyé pléthore de messages «racistes» à la chaîne sur le thème «on s’en fiche des sujets sur les Arabes, on veut d’autres sujets». C’était lors de la «révolution tunisienne», détaille lepoint.fr, qui révèle l’histoire.
Catherine Nayl, la directrice de l’information de TF1, s’en est expliqué dans l’émission Médias Le Mag, sur France 5: «Non, on ne reçoit pas de nombreux emails racistes» et oui, «la vie, pour un téléspectateur, ce n’est pas que l’actualité». Elle concède que, «pour un journaliste, les efforts que nous pouvons faire sur le terrain sont peu chèrement payés par nos téléspectateurs. Ils s’intéressent à l’actualité internationale, mais leurs préoccupations sont davantage tournées vers la pénurie d’essence et la météo». Un bon point néanmoins, selon Catherine Nayl: les téléspectateurs «venus regarder la “spéciale” (du 3 février, ndlr) sont restés jusqu’au bout, pendant 20 minutes. C’est une belle récompense».
Frénésie des lives
C’est tout le contraire sur le Web, où les internautes cliquent de façon frénétique sur tout ce qui touche de près ou de loin aux mouvements dans le monde arabe. Et notamment sur les «lives», ces formats qui permettent de suivre, minute par minute, les derniers développements sur la révolte. De la déclaration du président égyptien Moubarak, estimant que «si (il) par(t), ce sera le chaos», aux images de ses partisans à dos de dromadaires, en passant par la démission du bureau exécutif, les pages des sites Web sont «rafraîchies» des milliers de fois et font ce que l’on appelle, dans le jargon, «du clic». C’est-à-dire du trafic. Et pas qu’un peu.
Sur lefigaro.fr, vendredi 4 février, l’article le plus lu du site s’intitule «Des milliers d’Egyptiens manifestent dans le pays» (son titre a été changé depuis, actualisation oblige). Se classent ensuite, au rang numéro 3 du top 5 des plus lus, «Laëtitia: Sarkozy veut sanctionner les magistrats» puis, en numéro 4, «Les rumeurs inquiètent les expatriés français en Egypte». Même tendance sur les sites concurrents: «cette semaine, il y a eu d’incroyables pics d’audience sur deux sujets, l’Egypte d’abord, et Laëtitia (la jeune fille retrouvée démembrée, ndlr) ensuite», me racontent Elodie Drouard, iconographe à 20minutes.fr, et Catherine Fournier, chef du service des informations générales du même site.
Point commun entre ces sujets? Les deux sont des histoires-feuilletons, qui comprennent des rebondissements quotidiens, et donnent l’occasion aux journalistes Web de produire plusieurs articles, via divers angles, au fur et à mesure que se déroule l’histoire – et l’Histoire. Les journalistes, pas plus que les lecteurs, ne connaissent la suite au moment où ils écrivent ce qu’ils savent, et pourtant, ces actualités fonctionnent comme des séries télévisées, avec un air de revenez-y, comme s’il était indiqué «à suivre» à la fin de chaque épisode. «Pour l’affaire Laëtitia, le prochain épisode aura lieu quand les policiers auront retrouvé son tronc, car si cette partie du corps peut être autopsiée, on saura alors si elle a été violée ou pas», décortique un connaisseur. Pour l’Egypte, c’est pareil. Le suspens dure concernant la position d’Hosni Moubarak: partira? Partira pas?
Le Web, international, et à la demande
Pourquoi, sur le Web, l’actualité égyptienne suscite l’intérêt alors que ce n’est visiblement pas le cas à la télé? Les publics sont-ils si différents selon le média? Les internautes seraient plus portés vers l’international, pas les téléspectateurs? «Les internautes qui suivent notre couverture en temps réel de l’Egypte en ont conscience: ils assistent, en direct, à un événement historique», estime Nabil Wakim, journaliste au Monde.fr.
Autre point d’explication: le format «live» qui, quel que soit le sujet, international ou pas, est presque toujours l’un des contenus les plus vus d’un site d’infos. D’abord parce qu’il constitue un appât pour les consommateurs d’infos, à qui l’on promet de faire vivre l’actualité comme s’ils y étaient, ensuite parce que ce type de format, très mobilisateur, bénéficie d’une visibilité importante en étant disposé tout en haut de la page d’accueil.
Enfin,et c’est la troisième piste: le journalisme en ligne est capable de répondre à des demandes, en traquant les requêtes les plus cherchées par les internautes sur les moteurs de recherche. Un baromètre devenu essentiel pour savoir où mettre le curseur entre trop et pas assez sur tel ou tel sujet.
Or la question demeure: quelle partie de cette audience sur les sites d’infos français vient d’Afrique? Lors des événements tunisiens, la Tunisie était le deuxième pays à fréquenter lemonde.fr, après La France. Pour l’Egypte, le scénario ne se répète pas, et c’est logique: l’accès à Internet a été coupé dans le pays, rendant toute connexion en ligne impossible. Néanmoins, sur lefigaro.fr, Thomas Doduik, directeur des opérations du site, constate une forte progression des visites issues des pays du Maghreb: x 2 pour celles venues d’Algérie, du Maroc et d’Egypte, et jusqu’à x 6 pour la Tunisie, au plus fort de la révolution de Jasmin.
De la télé dans le live sur le Web
«Nous avons même des internautes qui allument la télé pour regarder le JT, et commentent, sous le live du Monde.fr, ce qu’ils voient sur le petit écran», reprend Nabil Wakim. Et, surprise, ils chronomètrent, façon CSA en période électorale, la longueur des sujets télé consacrés à l’Egypte, en pestant – et en l’écrivant sur un site Web d’info – «quoi? C’est déjà fini sur TF1? Il n’est même pas 13h07».»
Regarder la télévision en réagissant en direct sur les réseaux sociaux, comme si l’on était en famille ou entre amis sur un canapé: le phénomène a déjà été observé lors d’émissions comme La Nouvelle Star ou même Paroles de Français. Cette fois, un cap a été franchi. Au lieu de rédiger des commentaires parfois potaches face à une émission de divertissement, une frange du public va plus loin et commente, sur Internet, jusqu’à la façon dont les télévisions s’emparent d’un sujet international.
Arrêter un live, mission difficile
Les sites d’infos ne s’en laissent pas compter. Et cravachent à qui mieux mieux, quand bien même l’actualité qui secoue l’Egypte, et avant, la Tunisie, s’avère chronophage. En effet, il faut au bas mot deux ou trois personnes pour animer un «live» sur un tel sujet pendant une journée entière, à la fois pour alimenter le flux de nouvelles informations, et surtout, pour les vérifier.
«Dimanche soir, je me suis demandé à quel moment fallait-il qu’on arrête de “liver” l’Egypte, avant de reprendre le lendemain matin, confie Nabil Wakim. Quand on a vu qu’il y avait 250.000 personnes connectées toute la journée, sur le direct, et encore 6.000 en soirée, on s’est dit qu’on allait continuer et rester au bureau une ou deux heures de plus.»
Alice Antheaume
lire le billetLes commentaires les plus fréquents, sur un site d’informations généraliste à fort trafic? «Adieu l’artiste» (si une personnalité vient de mourir), «pauvre France» (pour les sujets de la rubrique société, également en politique), «OSEF», l’acronyme de «On S’En Fout» (pour tout type d’article). Sans compter les multiples «les journalistes devraient un peu plus chercher la petite bête avant de véhiculer au mieux des informations imprécises, au pire des manipulations….» et autres «pourquoi traiter de ce sujet stupide alors que des gens meurent en Indonésie/Somalie/Chine».
Ceux-ci côtoient, heureusement, d’excellentes réactions qui apportent un supplément d’information, voire pointent ce que le journaliste aurait pu rater.
A les lire, et, pire, à les modérer, je me demande, au fond, à quoi servent ces commentaires (1.300 sont soumis chaque jour sur lemonde.fr; plus de 2.000 commentaires sur Rue89; et près de 4.000 sur 20minutes.fr). D’où le dilemme: faut-il privilégier le volume, et laisser en ligne les commentaires cités ci-dessus, suivant l’idée que ces commentaires sont le reflet de ce que pensent les lecteurs, idiots ou pas? Ou faut-il supprimer les commentaires dont la rédaction juge qu’ils n’apportent ni fond, ni débat au sujet, voire qu’ils n’ont rien à voir avec le sujet du tout?
Crédit: Flickr/CC/zzathras777
>> MISE EN GARDE Attention, loin de moi l’idée de retirer toute possibilité de commenter les productions journalistiques. Du journalisme sur le Web sans interaction avec l’audience, ce serait comme une profiterole sans chocolat fondu. Cela n’aurait aucun intérêt. La question, c’est comment organiser l’interaction entre journalistes et internautes pour que l’échange ne soit pas «plombé» par des commentaires incongrus, sur les réseaux sociaux comme sur les fils de commentaires internes des sites d’infos? >>
Cohabitation entre rédactions et trolls
Selon Antonio A. Casilli, auteur de Les Liaisons numériques (éd. du Seuil), les commentaires parasites ne sont pas l’exception, ils sont la règle. «Nous vivons avec les trolls», lâche-t-il, en plein milieu d’un débat organisé par le Spiil, le syndicat de la presse professionnelle en ligne. Un troll, c’est quelqu’un qui va poster des commentaires sans intérêt, sinon celui de casser la discussion de l’audience et de tuer le débat. Il le fait souvent exprès. Et c’est très irritant.
Yann Guégan, community manager de Rue89, veut être positif: «l’intérêt de cohabiter avec les trolls, c’est qu’il y a un côté difficulté intellectuelle, façon “L’Art de la guerre”, pour trouver comment les contrer.» «Les trolls font partie du jeu, confirme Michel Lévy-Provencal, ex-directeur du studio multimédia de France 24, et organisateur des conférences TEDx à Paris. Quand les journalistes s’exposent sur le Net, les “trolleurs” les prennent comme objets de discussion. C’est un grand classique.»
En effet, ajoute Thibaud Vuitton, journaliste au Monde.fr: «On connaît les papiers qui vont susciter des réactions: généralement il suffit qu’il y ait “Sarkozy” dans le titre pour que ça se déchaîne. On remarque aussi que les critiques sur les papiers sont plus acerbes à partir du moment où un article est signé par un journaliste. Les commentaires sont plus neutres quand c’est signé “lemonde.fr”.»
Thermomètre
Le phénomène est tel que les trolls servent au fond de baromètre de visibilité. Car au fond, il serait inquiétant qu’un site d’infos d’envergure ne soit pas «trollé». Cela signifierait que ses contenus ne suscitent pas – assez – de réactions et qu’ils ne sont pas assez populaires. Lemonde.fr est, à ce titre, un cas à part car seuls les abonnés peuvent commenter. «Du coup, ça limite – un peu – les trolls, juge Thibaud Vuitton. Mais ça favorise un autre type de réactions de lecteurs qui, parce qu’ils sont abonnés, parce qu’ils payent pour pouvoir commenter, sont en droit d’exiger quelque chose. Les commentaires du type “Le Monde n’est plus ce qu’il était” ou “Beuve-Mery se retourne dans sa tombe” sont les plus énervants. On peut parler de trolls car ils n’apportent pas grand chose au sujet traité.»
Exportation des trolls sur les réseaux sociaux
Or il n’y a pas que sur les sites Web d’infos que cela se passe. «Sur les réseaux sociaux aussi, il y a des trolls», reprend Michel Lévy-Provencal. Sur la page Facebook d’un site d’infos, et aussi sur Twitter, en réaction à un tweet par exemple. C’est d’autant plus compliqué à vivre, pour les rédactions, que cela signifie que l’interaction et «la modération doivent aussi s’effectuer en dehors du site d’origine.» C”est-à-dire sur tous les espaces où les communautés des sites d’infos s’exportent.
A dire vrai, les rédactions en ont assez des trolls. Surtout les trolls d’extrême droite, plus offensifs sur les sites d’infos, notent les journalistes en ligne, que ceux de l’extrême gauche. Ils ont été à la fête cet été lors des polémiques sur la sécurité, la déchéance de la nationalité et les Roms. Sur les sites d’infos, nombreux sont les articles qui ont été fermés aux commentaires «quelques minutes après qu’ils ont été mis en ligne, voire avant la mise en ligne», me raconte Mélissa Bounoua, l’une des community managers de 20minutes.fr. «Nous avons même pensé faire une journée sans commentaire (sur aucun article).»
«Comme partout, il y a des millions d’abrutis qui polluent les fils de discussion, reconnaît Duy Linh Tu, professeur de journalisme à l’école de la Columbia, à New York (1). Mais si vous prenez le temps de mettre en valeur les commentaires pertinents de ceux qui réfléchissent, vous connaîtrez mieux vos lecteurs, mieux aussi les sujets sur lesquels vous travaillez, et au final, vous améliorerez la valeur de la marque de votre site d’infos aux yeux de votre audience».
Explications: à chaque fois que quelqu’un commente, lit un commentaire ou réagit à un commentaire, l’article et la page de cet article fait un clic de plus. Si les commentaires sont bien modérés et que la rédaction répond elle-même, dans les commentaires, dans le fil Facebook, aux remarques des internautes, l’audience va développer un attachement plus grand pour le site en général. Si tout va pour le mieux, le public va alors davantage s’inscrire aux newsletters, s’abonner aux flux RSS, et se sentir partie prenante de l’information, estime Duy Linh Tu. Bonus non négligeables: les clics sur les commentaires font de la page vue, et aident au référencement du site dans les moteurs de recherche.
Des éloges? Rarement. Des colères? Tout le temps
Sauf que ce serait trop simple. «Les internautes ne commentent pas pour dire que telle ou telle info est chouette. S’ils trouvent l’article bien, soit ils se taisent, soit ils cliquent sur le bouton «I like», rappelle Charles Dufresne, community manager sur les sites d’infos depuis… 2005. Les seules fois où l’on note de l’empathie de la part de l’internaute dans les commentaires, c’est lorsqu’une personnalité meurt, et/ou lors d’un exploit sportif.»
Dans le même temps, les rédactions et les internautes ont commencé à distribuer des mauvais points aux trolls. L’un s’appelle le point Godwin, c’est le pire des mauvais points. Il repose sur le principe que «plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler» devient forte. En France, un autre mauvais point est apparu, et ce, dès le 14 janvier 2007, au congrès de l’UMP porte de Versailles, lorsque Nicolas Sarkozy annonce qu’il sera candidat à la présidence de la République.
«C’est à partir de cette date que l’on note l’apparition du point Sarkozy reprenant le principe du point Godwin», se souvient Charles Dufresne. Cette fois, «plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant Sarkozy et L’UMP» devient forte. Illustration par l’exemple via ce commentaire sous un article sur la menace terroriste de Ben Laden: «Ben Laden/Sarko, même combat». Heureusement, cela reste un phénomène «infinitésimal, reprend Yann Guégan, même si «l’on a de vrais cas psychiatriques, des trolls acharnés qui nous traitent de “bande de BIP de gauchistes” et font du harcèlement numérique. Ils changent de comptes, t’embrouillent la tête et montent les internautes les uns contre les autres. Jusqu’à ce que tu comprennes que c’est la même personne qui fait les questions et les réponses sous différentes identités.»
L’insulte par mimétisme
Autre phénomène récent: le mimétisme entre le ton relevé dans les propos de personnalités publiques et celui des commentaires des internautes. Avec les dérapages langagiers de Brice Hortefeux, de Jean-Paul Guerlain au JT, «l’internaute se dit qu’il peut faire pareil, et se met à paraphraser l’insulte, dans les commentaires», sur le site d’infos comme sur les réseaux sociaux.
L’insulte, la diffamation, le racisme, la xénophobie, l’homophobie, etc… tout cela doit être supprimé sans délai sur les sites d’info, qui sont, en tant qu’éditeurs, responsables devant la loi de la bonne tenue des débats.
Les trolls le savent bien, et, même s’ils accusent les modérateurs d’être des «censeurs», ils s’adaptent à la marge. Ainsi, ils se sont mis à faire du LOL, qui n’est pas modérable, note Charles Dufresne. Lors du chat avec Benjamin Lancar, porte-parole des jeunes populaires, l’un des 10 articles les plus commentés de toute l’histoire de 20minutes.fr, ont ainsi surgi des commentaires qui passent par l’humour plutôt que par l’insulte: «Hey Benji! Petite question indiscrète… Es-tu inscrit sur DroiteRencontre?»; «Benji, étais-tu celui qui, dans la classe, recevait les boulettes de papier dans la tête?»; «Pensez-vous adopter un lolcat pour améliorer votre popularité sur la toile du web 2.0?».
Pour Yann Guégan, il n’y a pas que les trolls qui ont mûri, les rédactions aussi. «Au fil de l’eau, on a appris une chose: ceux qui commentent le plus souvent ne sont pas les plus pertinents. Alors que quelqu’un qui n’aura rédigé qu’un seul commentaire peut s’avérer très brillant.»
Quatre organisations à la loupe
Face aux trolls et autres commentaires désarmants, voici quatre tentatives d’organisation des réactions de l’audience qui valent le coup d’oeil:
1. Le tagage des commentaires, façon Gawker
Gawker, qui voit son flux de commentaires augmenter et cherche à ce que ceux-ci soient de qualité, a institué un nouveau système. Selon les explications données le 14 septembre dernier, les commentaires ineptes peuvent désormais être tagués individuellement, par les modérateurs, de mots-clés pas très charitables, tels que #horssujet ou #bancal. Ils sont alors sortis de l’article où ils ont été postés à l’origine, et deviennent visibles dans des pages taguées selon les catégories suivantes: «patrouille de trolls» (#trollpatroll); «fans de» (#fanboys) pour les «gens qui ont perdu tout sens critique au profit d’une marque ou d’une idée, et qui sont fermés à toute discussion»; «suspension de séance» (#timeout) pour ceux qui méritent d’être bannis; «zone fantôme» (#phantomzone) pour ceux qui ne savent pas écrire correctement deux phrases et font des remarques stupides; et «bruit» (#whitenoise) pour «ceux qui parlent de rideaux alors que l’article porte sur tout autre chose». En clair, cela revient à envoyer le troll au piquet, visible de tous, sur une page dédiée à sa bêtise. La correction par l’exposition publique au ridicule, donc, plutôt que par l’éviction.
2. Le statut de commentateur VIP, façon Huffington Post et Reuters
Comme sur le Huffington Post, Reuters a institué un système selon lequel les commentateurs passent des niveaux, et obtiennent des «pouvoirs» au fur et à mesure de leur progression, comme dans un jeu vidéo. Au début, ils sont simples «nouveaux utilisateurs», leurs commentaires sont modérés a priori par la rédaction de Reuters. A chaque fois que l’un de leurs commentaires est validé, ils gagnent des points. Au bout d’un certain nombre de points, ils deviennent «utilisateurs reconnus», et là, leurs commentaires sont validés a priori – c’est-à-dire qu’ils sont publiés aussitôt qu’ils sont écrits, sans devoir attendre la validation du modérateur.
Cependant, met en garde Dean Wright, de Reuters, la rédaction regarde a posteriori les commentaires ainsi publiés. Si le commentaire est pertinent, l’utilisateur gagne d’autres points. En revanche, si le commentaire est malvenu, que la rédaction doit le supprimer après publication, l’utilisateur reperd des points. A l’issue de ce comptage, l’utilisateur reconnu peut accéder, au bout d’un certain nombre de points, au statut d’utilisateur VIP, expert, etc. «Ce système n’est pas parfait, glisse Dean Wright, mais nous pensons que c’est un début qui facilitera les échanges civiques et récompensera une discussion ouverte à toutes les franges de la société.» «La notion de badge, de réputation, fonctionne très bien, analyse Michel Lévy-Provencal. Car cela fait émerger des personnages clés issus du public, qui vont permettre l’auto-régulation des débats».
3. Le classement des commentaires, façon The Daily Mail et Rue89
Le Daily Mail a organisé son flux de commentaires en quatre catégories: les plus récents, les plus vieux, les mieux notés, et les moins bien notés. Façon de gérer le flux et laisser les autres utilisateurs décider, en votant, de la qualité des réactions. Rue89 le fait aussi, dans une moindre mesure: la rédaction sélectionne les commentaires les plus enrichissants sur un article, lesquels s’affichent par défaut sous le contenu, alors que les autres sont moins visibles, et les internautes peuvent voter pour un commentaire – mais une bonne évaluation ne provoque pas la remontée en tête du fil du dit commentaire, précise Yann Guégan.
4. L’identification des commentateurs, façon Slate.com
A ceux qui s’arrachent les cheveux devant les commentaires anonymes de «lombric118», qui peut être banni puis revenir en s’inscrivant sous le pseudo «lombric128», Slate.com a choisi de ne pas publier de commentaires non identifiés. Or pour y parvenir en un clic, Slate.com demande à ses internautes de s’identifier via leur compte de leur choix (compte Facebook, Twitter, Google, Yahoo!, Friend Feed, etc.). Les identifiants et mots de passe sont donc ceux que l’internaute utilise déjà sur l’un de ces comptes. En outre, cela permet au débat de se faire avec des commentateurs plus engagés dans la mesure où ils sont définis par la page profil de leur réseau social. Avec leur photo, leur métier parfois, et leur vrai nom le plus souvent.
«Le jeu en vaut la chandelle, conclut Thibaud Vuitton. C’est quand même une des plus belles choses que le Web a apporté au journalisme: nous sommes en prise directe avec notre audience.»
(1) propos recueillis par chat
Et vous, comment faites-vous pour lutter contre les trolls et gérer le flux de commentaires?
Alice Antheaume
lire le billetCrédit: M6
Avant, c’était simple. Ce qui faisait de l’audience sur les sites d’infos français, c’était le 11 septembre 2001, le duel Chirac-Le Pen en 2002, les attentats de Madrid en 2004, ceux de Londres en 2005, ou encore l’élection présidentielle de 2007. Maintenant, les sujets qui se révèlent être les meilleurs pourvoyeurs de trafic pour les sites généralistes s’appellent Super Nanny (la star d’un show télé), Filip Nikolic (l’ex-leader des 2be3, un boy’s band des années 90) et Jocelyn Quivrin (un acteur décédé en novembre 2009 dans un accident de voiture). Sans exagération aucune, le jour de la mort de Super Nanny, alias Cathy Sarraï, le 20 janvier 2010, a été un moment historique pour plusieurs sites d’infos français.
20minutes.fr a reçu 1 million de visites sur la seule journée du 20 janvier, soit presque deux fois le nombre de visites comptabilisées en moyenne chaque jour. Si l’article annonçant le décès de Super Nanny est le plus lu de toute l’histoire de 20minutes.fr, un site dont l’ADN est de mixer des sujets légers et sérieux, ni LeMonde.fr ni Libération.fr, moins attendus sur ces sujets, n’ont échappé à l’engouement des lecteurs. Alors que le site du quotidien du soir s’est contenté d’éditer une dépêche AFP intitulée «Super Nanny est morte», celle-ci a figuré pendant deux jours parmi les articles les plus envoyés par email. Idem à Liberation.fr qui a fait, ce jour-là, sa plus grosse audience depuis les élections européennes (637.000 visites le 20 janvier).
Accident de parcours ou vraie tendance?
«Ce jour-là m’a déprimé, j’ai eu envie de rendre ma carte de presse», soupire Ludovic Blecher, rédacteur Ln chef de liberation.fr. «D’autant que c’était un mois où il y avait de l’actu, avec le tremblement de terre en Haïti, et la polémique autour de Georges Frêche».
Mais les internautes en ont décidé autrement. Et contraint les sites d’infos à s’adapter. Néanmoins, cela été un vrai cas de conscience pour les rédactions de sites d’infos dits «sérieux»: que faire d’un sujet ultra populaire? 1. Le zapper, au risque de passer à côté d’un événement qui intéresse les lecteurs et de se priver de l’audience qui va avec. 2. Le traiter, mais du bout des doigts, pour ne pas faire le grand écart entre le nucléaire en Iran et la dernière frasque de Britney Spears. 3. L’assumer, en faisant autre chose que donner l’information, par exemple en livrant une enquête poussée sur Cathy Sarraï.
La plupart ont choisi l’option numéro deux. «On a traité l’information avec deux heures de retard, me raconte un journaliste du Monde.fr. Et on ne l’a pas monté tout en haut de la page d’accueil mais mis dans notre liste d’articles sans photo en bas de la page d’accueil.» Même réponse du côté de Libération.fr: «70% du trafic sur Super Nanny est venu du “search” (par exemple en tapant Super Nanny dans Google et en cliquant sur l’article de Libe.fr dans la page de résultats, ndlr). Cela veut dire que l’essentiel de l’audience sur ce sujet ne s’est pas connectée “directement” sur liberation.fr mais est arrivée par des agrégateurs externes. Du coup, il n’y avait pas besoin de mettre Super Nanny sur la page d’accueil pour avoir du trafic.»
Série de morts d’icônes populaires
Avant la mort de Super Nanny, il y a eu celle de Filip Nikolic, de Jocelyn Quivrin et celle de Michael Jackson. Mais aussi les humeurs de Laure Manaudou, en 2007. Les sites qui ont publié ces informations ont vu leur audience augmenter de façon spectaculaire. Comment expliquer cette poussée de trafic sur le people? D’abord parce que le «marché», en ligne, a évolué. Quand l’accès à Internet était surtout accessible depuis les bureaux privilégiés que chez monsieur tout le monde comme c’est le cas aujourd’hui, les sites d’infos traditionnels publiaient en majorité des articles parlant de politique ou de diplomatie. Laissant à d’autres les faits divers ou la culture dite populaire, comme la télé, les loisirs, la culture Internet, le people. L’arrivée de nouveaux venus comme lepost.fr et 20minutes.fr a tout changé, en s’engouffrant dans ces thématiques. Et obligeant les médias traditionnels à les suivre sur ce terrain.
L’infotainment en vigueur
La tendance n’est pas que française. Au Brésil, en Angleterre, en Inde, ou aux Etats-Unis grandit l’appétit pour «l’infotainment», un néologisme issu de la contraction entre information et entertainment (divertissement). En Inde, les éditeurs parlent du «règne des 3C» dans les médias, à savoir le crime, le cricket, et le cinéma, les trois domaines qui recueillent le plus de suffrages.
«Il faut savoir qui vous regarde, rappelle un journaliste de TF1. Super Nanny a échappé à beaucoup de journalistes. Personnellement, je n’avais même jamais regardé l’émission. Mais à l’occasion de son décès, cela méritait que je change de lunettes, même si Super Nanny était sur une chaîne concurrente (M6, ndlr)». Tous les journalistes interrogés le disent: ils n’avaient pas mesuré l’attachement des Français pour cette femme. Ce qui pose avec acuité le problème de la déconnexion entre les rédactions et leurs lecteurs/auditeurs. «Même si la rédaction de Libe.fr avait bien senti que le sujet montait sur le Web (Super Nanny a fait partie des dix sujets les plus évoqués sur Twitter pendant une heure, une première pour un thème franco-français), je n’aurais jamais imaginé l’ampleur que le phénomène allait avoir», reconnaît Ludovic Blecher.
L’émotion avant tout
Interloquée, la rédaction du Monde.fr a aussi regardé de près le comportement de ses lecteurs en ligne. «Les rares fois où nous faisons des sujets people, nos internautes sont assez agressifs, arguant que Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, doit se retourner dans sa tombe en lisant ça, que nous violons la ligne éditoriale du journal, etc. Mais cette fois, pour Super Nanny, les commentaires ont été plutôt positifs.» La raison? «Les sujets people sont le plus souvent bâtis sur des rumeurs, reprend ce journaliste du Monde.fr. Or dans le cas d’un décès, il s’agit d’un fait.» Inattaquable, donc.
Alors quoi? La ligne éditoriale des sites doit-elle être déterminée par les goûts des internautes? Ou faut-il que les journalistes choisissent leurs sujets indépendamment de ce que plébiscite l’audience? Tout est question de curseur, et d’angles. L’art étant de doser entre informations essentielles — mais qui n’intéressent peut-être pas le grand public — et des sujets à visée populaire. Le risque, à terme, c’est que s’installe un journalisme à deux vitesses. Un journalisme d’élite, d’un côté, et un journalisme populaire, de l’autre. Sans que les deux puissent se rencontrer?
Pas sûr. Si la ligne éditoriale d’un site d’infos et les goûts des internautes ne coïncident pas toujours, il y a au moins une chose qui fait l’unanimité. C’est gagné quand l’article véhicule ou suscite une émotion, comme le montre cette étude sur les articles les plus envoyés du New York Times. Et cela reste valable même si l’article parle de cosmologie.
Alice Antheaume
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