«Mais qu’est-ce que je fiche là? Et pourquoi je me suis couché à 4 heures du matin? Et pourquoi j’ai trop bu? Et pourquoi le type qui est sur l’estrade veut absolument nous vendre son livre?», grommelle l’un des festivaliers de South by South West 2016, le grand raout des nouvelles technologies organisé à Austin au Texas. Ce dimanche, à l’heure des premières sessions de la matinée – 9h30 tout de même! -, ce trentenaire, arborant un short et des tongues, lève les sourcils en accent circonflexe pour garder les yeux ouverts.
2016 est-elle l’année de la fatigue? Malgré l’optimisme habituel des fans du Web, apparaît une impression de ras-le-bol. Des réseaux sociaux, de Twitter, des discours tout faits, de la profusion d’informations. Comme si les enfants du numérique, au milieu des innovations de cette édition – la réalité virtuelle, la«plateformisation» des contenus, les robots et la technologie au service de la campagne présidentielle – avaient pris de l’âge.
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Cela tient d’abord à la programmation des conférences qui jouent volontiers de titres accrocheurs. L’une des sessions, intitulée «I’m tired of doing social media: what’s next?», ressemble à une réunion d’alcooliques anonymes, tentant de s’en sortir. Dans l’audience, des «community managers» désabusés qui se demandent quel sera leur avenir professionnel, quand ils ne souffrent pas d’un manque de reconnaissance. «Vous faites tellement plus que ce que les gens pensent. Vous résolvez en permanence des problèmes», rassure l’un des panélistes.
Thanks to everyone who came out to #NextInSM & the amazing panel: @tammy @katykelley @sarahcooley. That was fun. pic.twitter.com/B7MpSFq494
— Matthew Knell (@MatthewKnell) 13 mars 2016
Pourtant, les perspectives sont limitées: selon un sondage cité pendant la table ronde, 74% pensent qu’en théorie, ils peuvent faire carrière à long terme dans le «social» – comprendre dans les métiers liés aux réseaux sociaux – mais 39% estiment qu’en pratique, il n’est pas évident qu’ils y arrivent.
Fatigue de l’entre-soi
Même Twitter, pourtant repéré ici même, à Austin, en 2007, n’a plus bonne presse. Lors d’un panel intitulé «140 signes, 0 contexte», les journalistes américains invités évoquent leurs mésaventures. «Si je n’étais pas forcé d’y être pour mon travail, je ne serais pas sur Twitter», lâche Mike DeBonis, reporter politique au Washington Post. «Les utilisateurs de Twitter ne sont pas des gens normaux, on y trouve les politiques, les lobbyistes et les journalistes.»
Emily Ramshaw, éditrice au journal The Texas Tribune, raconte qu’elle a eu l’occasion de couper avec Twitter lors de son congé maternité. «C’était les plus formidables des vacances que je n’ai jamais eues!», s’exclame-t-elle.
Fatigue de la parlotte
Autre motif de fatigue: les discours qui ne… disent rien. Au milieu de panels extraordinaires, on ne compte plus le nombre de fois que l’on a entendu le tiercé «les réseaux sociaux sont de formidables opportunités» ou «nous vivons un âge d’or du numérique» ou «les plates-formes sont essentielles». Car chez les mastodontes du Web, où la parole des dirigeants est souvent verrouillée, enfiler les perles est une pratique courante.
Les discours des patrons de grands médias américains versent parfois dans les mêmes écueils. «Les réseaux sociaux changent le monde», dit Frank Cooper, de Buzzfeed. Nan? Jim Bankoff, le patron du groupe Vox Media, a quelques fulgurances mais ne fait pas l’économie de clichés qui ne font pas avancer le schmilblick. Exemples? «Le mobile est l’outil de l’intime» ou «nous croyons aux contenus de qualité». Okaaaaayyyy.
“We want to be where our audiences are and create content tailored to each platform,” says Jim @Bankoff #SXSW pic.twitter.com/qd0KZo6gMM
— Benjamin Bathke (@BenjaminBathke) 12 mars 2016
Il y a même une session,«How to stop speaking in bullshit», qui propose aux participants d’apprendre à parler sans jargon.
Pas étonnant, souffle Martin Rogard, directeur des opérations de Dailymotion, qui préfère rencontrer des personnalités de la communauté Web en marge de sessions trop policées: «Après 10 ans de discours éculés des géants du numérique, sur les formidables opportunités que cela va créer pour les médias, ces derniers réalisent que l’essentiel de la valeur est capté par ces mêmes géants et qu’une alliance entre eux et les tenants d’un Internet ouvert est la seule solution pour lutter contre cette hégémonie.»
Le meilleur des tendances du Web
En réalité, South by South West, c’est le meilleur des tendances à venir, concentré en quatre jours et… 900 sessions. L’édition 2016 ne déroge pas à la règle. La seule chose qui a changé, c’est que les festivaliers, ces enfants du numérique, ont maintenant grandi. Et à la naïveté et l’excitation infantiles succède la mesure, et parfois, la méfiance.
«Peut-être a-t-on perdu notre capacité à s’émerveiller?», avance l’un des participants, dont c’est la troisième année à South by South West. Dans son souvenir, la meilleure édition est celle de 2014, lorsque Julian Assange et Edward Snowden, les dissidents de la surveillance, se sont succédés sur la grande scène. Cette année, cette grande scène a été condamnée, elle est devenue un lieu balisé où les plus de 34.000 festivaliers, venus de 84 pays, retirent leurs badges.
Nostalgie
Et puis, contrairement aux éditions précédentes, point d’application qui supplante tout le reste. Outre Twitter, South by South West a vu naître Foursquare en 2009, puis Meerkat l’année dernière mais il n’y a pas de «buzz» pareil cette fois-ci. «Ce sont des années d’exception», explique Hugh Forrest, le directeur de la partie interactive de South by South West. L’absence de buzz ne signifie pas l’absence d’innovation.
Hugh Forrest, lui, préfère se réjouir du «coup» réalisé lors de l’ouverture, avec la présence de Barack Obama, le «leader du free world», comme il l’appelle. «En novembre dernier, on a demandé, en passant par les équipes de la Maison Blanche, d’avoir une vidéo de 2 minutes du président, pour le premier jour du festival. On nous a répondu qu’il n’y avait pas de problème pour la vidéo, mais que Barack Obama pouvait faire mieux. Il pouvait venir tout court.»
Promesse tenue. «A part dire que les Etats-Unis étaient un pays où il était plus facile de commander une pizza que de voter, il n’a pas dit grand chose», confie l’un des heureux accrédités. «Néanmoins j’ai eu les poils qui se sont hérissés quand il est arrivé, j’avoue que j’étais vraiment impressionné».
Les robots ne sont pas fatigués
Comment, alors, expliquer cette vague de lassitude? Il y a peut-être, en filigrane, des pointes d’inquiétude dans un univers réputé pour son excitation inébranlable face aux nouveautés. Et si l’émergence de robots et d’algorithmes finissait par entamer ce bel optimisme?
Lors d’un panel sur «trouver un boulot dans un monde automatisé», le constat est clair: plus de deux tiers des Américains vont voir leur profession se robotiser dans les 50 prochaines années. «Au 20e siècle, de nombreuses tâches physiques très répétitives ont été automatisées. Au 21e siècle, ce sont les tâches intellectuelles qui vont l’être.»
Selon Robbie Allen, le président de la société Automated Insights, qui produit des articles écrits par des algorithmes, Pour ne pas finir au chômage, mieux vaut trouver des métiers où la part de «créativité» est prégnante.
Et sinon? Sinon, la profession d’entrepreneur reste une valeur sûre. Rassurez-vous, conclut Kevin Kelly, le fondateur du magazine Wired: «Les robots sont là pour la productivité pure. Leur multiplication va créer des nouveaux jobs pour les humains.»
Alors tout va bien sous le soleil texan.
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Alice Antheaume, à Austin, Texas
lire le billetCrédit: AA
Année présidentielle aux Etats-Unis oblige, le festival South by South West, qui se tient à Austin, au Texas, du 11 au 15 mars 2016, fait une large place à la politique, via des dizaines de sessions consacrées au sujet – sur les quelque 900 qui figurent dans le programme.
>>Lire les tendances de South by South West 2014 >>
Au centre des préoccupations, cette question: qui va élire le successeur de Barack Obama? Les réseaux sociaux? Les moteurs de recherche? Si Dan Rather, le présentateur phare de la chaîne CBS, âgé aujourd’hui de 84 ans, estime que «c’est la télévision qui décidera du résultat des élections, et non Internet ni les réseaux sociaux», personne à South by South West ne semble aller dans son sens.
Quand les data gouvernent la politique
First discussion of the day: #BigData will choose the next US president #sxsw #moments2016 pic.twitter.com/OqO9gDtVbQ
— Loïc Forget (@goaheadtaccom) 13 mars 2016
Car, en 2016, ce sont les data et leur bonne gestion qui transforment un candidat en président. «Pas les data en tant que telles, mais les data comme levier pour pousser les messages politiques», tempère JC Medici, de la société Rocket Fuel, qui fabrique des publicités politiques.
Parmi les données scrutées de près par les équipes des candidats, il y a avant tout les réactions collectées lors du porte-à-porte, les dons effectués par email, le nombre de likes et de retweets obtenus en ligne, le taux de partage sur les réseaux sociaux. Autant de données – anonymisées par une société tierce avant d’être récupérées par les partis – qui peuvent prédire la victoire ou l’échec.
Sur la gauche Keegan goudiss qui s’occupe de la campagne de @berniesanders #sxsw #moments2016 @… https://t.co/C4vwMPW1qg
— Alice Antheaume (@alicanth) 13 mars 2016
Lorsqu’on demande à Keegan Goudiss, l’un des artisans de la campagne de Bernie Sanders, s’il s’attendait à ce que le démocrate l’emporte aux primaires dans l’Etat du Michigan, il répond qu’il avait vu que «le responsable de la campagne était très enthousiaste avant l’heure». Combien de temps «avant l’heure» était-il enthousiaste? On ne le saura pas.
Passion politique
«Il ne faut pas surestimer le nombre d’utilisateurs d’Internet dans le processus électoral», reprend Dan Rather. Pour Keegan Goudiss, «certains publics ne sont pas atteignables via le numérique», il faut donc continuer à faire de la publicité sur les médias traditionnels.
Un paradoxe: alors qu’en 2016, la très grande majorité des investissements publicitaires en politique se font à la télévision plutôt qu’en ligne, c’est la première élection américaine où les «millennials», ces jeunes qui désertent les médias traditionnels, sont en âge de voter. «Les millennials sont plus éduqués, plus informés que les autres électeurs», précise Cenk Uygur, éditorialiste et présentateur du programme sur YouTube, «The young turks».
Conséquence, du point de vue des médias: «la passion de l’audience pour la politique n’a jamais été aussi grande qu’en 2016», assure Jeanmarie Condon, l’une des dirigeantes d’ABC News, qui raconte comment son organisation produit des contenus exclusifs sur diverses plates-formes pour attraper là où elles se trouvent différentes catégories de lecteurs.
La partition des «millennials»
Comment intéresser un «millennial», quand on vise un mandat politique? C’est un vrai casse-tête, souffle Jaime Bowers, qui a aidé de nombreux hommes politiques à briguer des postes dans l’exécutif. «A condition d’être sur le bon canal, vous pouvez les impliquer sur des sujets auxquels ils n’auraient jamais répondu, explique-t-elle. En revanche, c’est très difficile d’obtenir d’eux des dons».
Or c’est le nerf de la guerre dans une campagne présidentielle américaine. «Depuis 1968, 10 des 12 candidats qui ont emporté la présidentielle sont ceux qui ont dépensé le plus d’argent», analysent Kyle Britt et Michael Kinstlinger, de Havas helia, une antenne d’Havas spécialisée dans l’analyse des données, lors d’un panel intitulé «data defeat Truman», une allusion au titre «Dewey defeat Truman» publié par le Chicago Tribune en 1948, consacrant par erreur la victoire du républicain Thomas Dewey contre le démocrate Harry Truman, finalement réélu.
«Inbox or die»
En 2016, c’est toujours le cas. Plus il y a d’emails, plus il y a de retweets, plus il y a de dons, plus il y a de votes, assurent les panélistes. Et le déluge de données ne fait que commencer. D’ici le 8 novembre, jour de l’élection du prochain président des Etats-Unis, les Américains vont recevoir 10 milliards d’emails de la part des candidats. Une avalanche de données qu’Havas helia a commencé à analyser. Conclusion pour les candidats? «Inbox or die» – «apparais dans la messagerie de tes électeurs ou meurs», en VF.
30% of @tedcruz‘s emails are going to spam, that’s millions of dollars left on the table. #CRM4Prez #SXSW pic.twitter.com/Up03dhasBT
— Data Defeats Truman (@DataDefeats) 12 mars 2016
Pour Kyle Britt et Michael Kinstlinger, les data ne peuvent pas forcément prédire les résultats, mais montrent des corrélations. Ted Cruz, le sénateur conservateur, candidat aux primaires républicaines, est à la traîne face à Donald Trump. A regarder de plus près les 78 emails qu’il a envoyés entre mi-janvier et mi-février, il apparaît que 22 d’entre eux sont arrivés dans les «spams», quand Donald Trump, sur la même période, fait dans la mesure: seuls 28 emails envoyés, assez peu personnalisés d’ailleurs, et 0 dans les spams.
On Super Tuesday, the candidate who sent the most email won, in every state. #SXSWDistilled #crm4prez pic.twitter.com/j4MNC13obV
— atenuta (@atenuta) 12 mars 2016
Quant aux réseaux sociaux, ils sont bien sûr utilisés à tire-larigot. Le risque? Que le candidat joue à «faire jeune». C’est le cas d’Hillary Clinton, lorsqu’elle demande à ses followers sur Twitter de décrire ce qu’ils pensent de leurs emprunts étudiants via des émoticônes, suscitant des moqueries en cascade.
How does your student loan debt make you feel?
Tell us in 3 emojis or less.— Hillary Clinton (@HillaryClinton) 12 août 2015
Bonne pioche en revanche pour Bernie Sanders qui, lorsqu’il parle de Snapchat, évoque un «Snapshot thing» et s’émeut qu’on ne lui laisse pas plus de quelques secondes pour parler. «En 2016, l’authenticité compte plus que la politique» en ligne, martèlent les conseillers.
What is this Snapshot thing and why do I only get ten seconds? pic.twitter.com/5RfsywwE2Z
— Bernie Sanders (@BernieSanders) 16 novembre 2015
Les Obamas en têtes d’affiche
Clou du spectacle de cette édition de South by South West, «les Obamas» sont de la partie, monsieur en ouverture, madame en fermeture. En trente ans de festival, c’est la première fois qu’un président en exercice monte sur la scène. Alors qu’il s’apprête à quitter le bureau ovale, il marche sur des œufs lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le chiffrement, une question ultra chaude depuis que le FBI demande à Apple la clé pour accéder au contenu du téléphone d’un des auteurs soupçonnés de la fusillade de San Bernardino, en Californie, ce à quoi Apple a opposé une fin de non recevoir.
“Really the reason I’m here is to recruit all of you.” —@POTUS at #SXSW2016 https://t.co/iRQakG5dda
— The White House (@WhiteHouse) 11 mars 2016
C’est l’un des sujets qui suscite le plus d’intérêt des participants du festival, note Quartz. Le président des Etats-Unis le sait bien et leur conseille de ne pas avoir de position «absolutiste», avant de jouer sur la corde sensible: «comment faire pour appréhender les auteurs de contenus pédophiles? Comment déjouer les plans terroristes? Il faut faire des concessions». Barack Obama, contre l’avis de la plupart des amateurs de nouvelles technologies, plaide pour «un système au chiffrement aussi fort que possible, à la clé aussi sécurisée que possible, mais accessible à un tout petit nombre de personnes, pour des problèmes précis et importants sur lesquels nous sommes d’accord».
Des propos qui, de l’autre côté de l’Atlantique, ont fait bondir Edward Snowden, lequel dit tout haut à Berlin ce que beaucoup de participants de South by South West pensent tout bas, dans la seule ville démocrate de tout le Texas: «nous avons un très gros problème lorsque le président des Etats-Unis peut arguer que la position qui fait consensus chez les experts est une position extrémiste.»
Le chiffrement est un sujet très politique qui peut peser plus qu’il n’y paraît dans la campagne présidentielle.
Pour Sam Esmail le chiffrement est un sujet “crucial” qui nourrira la saison 2 #mrrobot #sxsw @… https://t.co/OcHdkO5pyf
— Alice Antheaume (@alicanth) 13 mars 2016
Sam Esmail, le créateur de Mr Robot, également sur la scène d’Austin, s’est dit du côté de Tim Cook, le patron d’Apple, et a assuré que cette polémique «cruciale» allait nourrir la saison 2 de sa série. Applaudissements nourris dans la salle.
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Alice Antheaume, à Austin, Texas
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