Dans la série House of Cards, diffusée sur Netflix aux Etats-Unis, et sur Canal+ en France, il est question de manipulation politique, de relation entre politique et journalisme, de relation avec ses sources, de médias traditionnels, de pure-players, de circuit de la copie, de tweets et d’audience en ligne. Zoé Barnes, une jeune journaliste habituée à couvrir des sujets plutôt locaux et anecdotiques (le mariage d’un pompier, la création d’une aire de jogging dans la ville), se met à sortir des “scoops” fournis clés en main par Franck Underwood, le leader des représentants démocrates. Qu’est-ce qui est vrai et faux sur le journalisme dans la série? Réponses.
Qu’est-ce que le Washington Herald?
C’est le journal pour lequel travaille Zoé Barnes au début de la série. Son organisation a tout de celle des médias traditionnels: bureaux vieillots, lumière blafarde, une rédaction constituée de journalistes très expérimentés, volontiers old school, une piètre estime d’Internet en général et des réseaux sociaux en particulier, un circuit de la copie verrouillé, des difficultés à accepter qu’une histoire puisse être diffusée en ligne plutôt qu’imprimée dans les colonnes du journal, des actionnaires qui dictent aux rédacteurs en chef leur gestion des équipes et des contenus, et une place déclinante dans la vie politique américaine.
Le Washington Herald existe-il en vrai?
Il y a bien eu un journal portant le nom du Washington Herald, aux Etats-Unis, entre 1906 et 1939. Dans House of Cards, le Washington Herald ressemble au Washington Post – racheté cet été par Jeff Bezos –, même si celui-ci a fait une large place au numérique et n’a pas une vision d’Internet aussi caricaturale que celle que l’on voit dans la série. Le Herald est en fait le symbole des grands quotidiens américains traditionnels. Les scènes ont d’ailleurs été tournées dans les bureaux du Baltimore Sun, à Baltimore, et non à Washington, déjà le cadre fictionnel de la cinquième saison de la série The Wire. Un lieu de tournage “très déprimant”, a lâché l’actrice qui joue la correspondante à la Maison Blanche du Washington Herald, constatant que la moitié des bureaux de cette rédaction ont été fermés. Un écho à la grave crise que traverse la presse américaine: près de 20.000 emplois de journalistes ont disparu depuis 2008, en attendant une disparition annoncée des versions papier.
Qu’est-ce que Slugline?
C’est le pure-player dans lequel Zoé Barnes va travailler après sa démission du Washington Herald. «Slug» désigne, en anglais, le label que l’on accole à un contenu journalistique pour le catégoriser, par exemple “JAPON-ECONOMIE”. C’est aussi le terme qui désigne, sur les tournages, le panneau sur lequel est indiqué “intérieur” ou “extérieur”, le nom de l’endroit où est filmée la scène, et si c’est la nuit ou le jour, rappelle Beau Willimon, le producteur d’House of Cards, interrogé par le site Poynter.
Quel pure-player se cache derrière Slugline?
Dans la vraie vie, Slugline n’existe pas. S’il naissait aujourd’hui, il serait le prochain Politico, un média né en 2007, dont la rédaction est installée à côté de Washington, et qui fait de l’ombre au Washington Post. “D’ici six mois, Slugline sera ce que Politico était il y a un an et demi”, explique Zoé Barnes dans la série. “Tout le monde à Politico a les yeux rivés sur Slugline parce qu’ils publient les informations avant eux”. Slugline serait en fait un avatar de Twitter, pour le côté “breaking news” et pour les locaux, et de Buzzfeed, pour la stratégie éditoriale. Chez Twitter, à San Francisco, les bureaux à cloisons individuels ne sont pas de mise, chacun se promène avec son ordinateur et travaille où il le souhaite, et, de même, à la rédaction de Slugline, les rédacteurs se vautrent avec leurs ordinateurs sur une allée de poufs. Autre point commun entre Slugline et Buzzfeed: recruter des vedettes de la profession. Slugline recrute ainsi d’abord Zoé Barnes devenue une star grâce à ses scoops clés en main, puis la correspondante de la Maison Blanche historique du Herald Janine Skorsky, un peu comme Buzzfeed a recruté entre autres Ben Smith, venu de Politico, pour monter sa section politique et la rédaction en chef.
Etre correspondant à la Maison Blanche, ce n’est plus le Graal journalistique?
La réponse dépend du profil du journaliste. Zoé Barnes se voit proposer le poste de correspondante à la Maison Blanche, mais elle le refuse. Pour elle, “la Maison Blanche, c’est là où l’information meurt. Tout est mis en conserve, avec tous ces communiqués de presse parfaitement préparés (…) Ce poste était prestigieux quand j’étais au lycée, maintenant, c’est un mouroir.“ Pas tout à fait faux, concèdent David Carr, du New York Times, et Jake Sherman, de Politico, qui rappellent que ce poste consiste à couvrir toute l’actualité du président de la République américain, de le suivre lors de ses voyages, d’assister aux conférences de presse et autres briefings à la Maison Blanche. Les quelques scoops qui surviennent sont donnés, reprennent-ils, à des journalistes choisis en conséquence.
Est-il vrai qu’il n’y a pas de circuit de la copie dans les pure-players?
A priori, il y a un circuit de la copie dans tout média digne de ce nom. En ligne, le processus est parfois – mais pas toujours – plus léger, grâce à des systèmes de publication moins contraignants que ceux prévalant dans les rédactions papier. A plusieurs reprises, on entend Zoé Barnes se plaindre au Washington Herald de la lourdeur du processus: “dans combien de temps peut-on le publier sur le site?”, demande-t-elle, alors que ses rédacteurs en chef font relire son papier par le service juridique avant publication. A Slugline, c’est presque caricatural tant le circuit de la copie semble inexistant: “chacun est un agent libre” et “publie ce qu’il veut, d’où qu’il soit”, “la plupart écriv(ant) depuis leurs smartphones”. Une ambiance qui rappelle les journées des contributeurs de Buzzfeed, et celles de Matt Stopera notamment qui, avant 9h du matin, est en short dans son appartement et a déjà lu tous les Tumblr qui comptent et parcouru tous ses flux RSS.
Quand on est journaliste, peut-on s’inviter à 22h30 chez un homme politique?
Non, sauf si on y a été invité. C’est pourtant ce que fait Zoé Barnes en toquant à la porte de Franck Underwood. “La seule raison qui pourrait me pousser à m’incruster de la sorte chez le représentant des démocrates au Parlement”, commente Jake Sherman, qui couvre le Congrès américain pour Politico, “c’est si jamais j’avais la preuve qu’il avait tué quelqu’un”.
La relation entre Zoé Barnes et Franck Underwood est-elle crédible?
La proposition que fait Zoé Barnes à Franck Underwood tient en une phrase, trois propositions: “je protège votre anonymat, j’imprime ce que vous me dites, et je ne pose jamais de questions”. Tous les rédacteurs en chef à qui j’ai demandé s’ils trouvaient cela vraisemblable m’ont dit: “je ne peux pas croire qu’un journaliste propose de ne pas poser de questions”. En revanche, oui, c’est plausible qu’un journaliste ait une aventure avec un politique, une pratique devenue une “tradition”, selon cet article de Télérama sur les dilemmes des journalistes politiques qui répertorie les cas en France: Valérie Trierweiler/François Hollande; Béatrice Schönberg/Jean-Louis Borloo; Michel Sapin/Valérie de Senneville, etc.
Le problème de ce marché – outre qu’il est jugé “dégradant” par la grande majorité des femmes journalistes – c’est que, dans l’histoire, le Washington Herald est manipulé et fait le jeu d’une source unique. Voilà pourquoi, à Bloomberg et dans d’autres organisations, une personne au moins dans la rédaction aurait dû connaître l’identité de cette source pour éviter de devenir l’outil d’un jeu politique.
Alice Antheaume
Article intéressant.
J’aimerais suggérer à tous ceux qui comprennent l’anglais de lire la lettre annuelle de Warren Buffet aux actionnaire de Berkshire Hathaway. Quand le plus grand investisseur de tous les temps rachète 28 journaux en un peu plus d’un an, c’est qu’il y a quelque chose. La presse écrite n’est peut-être pas aussi condamnée qu’on le pense. Mais elle devra s’adapter, cela parait évident.
C’est disponible ici, à partir de la 15e page, jusqu’à la 18e. Bonne lecture. http://www.berkshirehathaway.com/letters/2012ltr.pdf
[…] http://mediadecoder.blogs.nytimes.com/2013/02/22/debating-house-of-cards-what-the-show-gets-right-and-wrong-about-journalism/?_r=0 (Fr) https://blog.slate.fr/labo-journalisme-sciences-po/2013/09/04/journalisme-house-of-cards-fiction-ou-r… […]
notez, chère Alice, que le Baltimore Sun, où donc ont été tournés les scènes du Washington Herald, est le journal historique de David Simon, le démiurge derrière the Wire https://en.wikipedia.org/wiki/The_Baltimore_Sun