«A la radio, faire de l’analyse de chiffres (issus de sondages, ndlr), à l’oral, c’est quasi impossible. A la télévision, l’exercice se résume à une infographie dotée d’une flèche qui monte et une autre qui descend», lance Gérard Courtois, directeur éditorial du Monde, lors d’une conférence organisée par l’Ecole de journalisme de Sciences Po et le Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences Po. Pour lui, «les sondages relèvent d’un usage étriqué et pauvre des médias».
Alors comment utiliser les sondages journalistiquement – et correctement? Combien cela coûte-t-il? Comment lire les chiffres? Petite revue de conseils, issus de la table ronde intitulée «de l’usage journalistique des sondages».
Crédit: Flickr/CC/Steve Mac
Savoir combien coûte un sondage
Une question, dans le cadre d’une enquête nationale sur un échantillon représentatif de 1.000 personnes, vaut 1.000 euros, détaille Brice Teinturier, directeur général délégué d’IPSOS, qui confie passer 20% de son temps professionnel à trouver des financements. Donc un sondage de cinq questions se facture 5.000 euros. Une somme pour les rédactions. «Je peux entendre que c’est beaucoup d’argent, répond Brice Teinturier, mais pas que c’est trop cher.»
Douter
Le journaliste doit vivre dans le doute. Comme le sondeur, signale Bruno Cautres, chercheur au Cevipof. Et l’un et l’autre sont supposés «s’interroger sur ce qu’ils auraient pu trouver si le temps de l’enquête avait été plus long, si l’échantillon avait été plus large.» Bref, la photographie exposée par le sondage est-elle bien révélatrice de ce que vit la population dans son ensemble? Une question fondamentale, et que le journaliste doit garder en tête avant de publier son article. Pour mieux décrypter les statistiques issues des sondages, Tom Siegried, rédacteur en chef de Science News, conseille aux journalistes de se poser deux questions – et de savoir y répondre, lors d’une autre conférence organisée en novembre à l’Université de Yale:
1. Est-ce la première fois que ce chiffre ou ce sujet fait l’objet d’un sondage/enquête?
2. Ce que les chiffres révèlent est-il contraire à une croyance commune?
Lire la méthodologie
Avant même de s’attaquer aux chiffres, le journaliste doit lire la méthode employée pour faire le sondage. Savoir combien de personnes, de quel âge, y ont répondu, selon quelle procédure (téléphonique, email, etc.), sur combien de temps, et depuis quelle partie du monde.
Faire attention à la lecture des chiffres
Comment peut-on savoir que 9/10 ne veut pas vraiment dire 9/10?, sourit Bruno Cautres. Sans surprise, décrypter les données d’un sondage n’est pas simple. «Par exemple, lors des sondages sur les intentions de vote avant les élections présidentielles de 2007, quand Nicolas Sarkozy affichait +2 et Ségolène Royal – 2, cela ne veut pas dire que les +2 du premier sont retirés du second», met en garde Gérard Courtois.
Moralité: il n’y a pas de circulation exacte entre une colonne et l’autre, les chiffres sont plus complexes que cela. Bruno Cautres invoque à ce propos l’ouvrage De la formation de l’esprit scientifique, dans lequel Bachelard dit qu’on est souvent plus sûrs des chiffres après la virgule que des chiffres avant la virgule. Façon d’insister sur le fait de manipuler les données avec des gants. «Le journaliste doit traduire les statistiques dans un langage accessible à tous, mais attention à ne pas sur simplifier les données ni en tirer des conclusions inexactes», reprend Tim Siegried.
Connaître le financeur de l’enquête
Pas trop difficile a priori, car les instituts de sondage veillent à l’indiquer, qu’il s’agisse de l’Unicef sur les droits des ados et enfants, ou du magazine Le Point pour ce baromètre politique. «Il faut introduire le plus de clarté possible», dit Brice Teinturier. Car l’interrogation «quel institut de sondage roule pour qui?» surgit toujours dans l’esprit collectif. Cependant, jure Brice Teinturier, «nous n’avons vraiment pas intérêt à faire des questions orientées en faveur de tel ou tel homme politique. Tout simplement parce que cela se voit. Et que cela atteint le capital marque de l’institut de sondage.»
Lutter contre la tentation du baromètre
«La trop grande majorité des sondages se résume désormais à la popularité des membres d’un gouvernement et aux intentions de vote», regrette Gérard Courtois. Cela sert de baromètre pour définir si l’action/la parole d’un gouvernement est «une bonne ou une mauvaise opération, si c’est Sarko +2 ou Sarko -3». Or il existe beaucoup d’autres sondages qui permettent d’en savoir plus sur la population française, par exemple en observant la répartition géographique et sociale des votes aux élections, les mutations de la consommation culturelle, ou le rapport des Français avec les écrans.
Ne pas servir la soupe au gouvernement
Certains sondages, plutôt baromètres que vraies enquêtes, «deviennent des outils de mise en scène extraordinaire de la puissance d’un gouvernement», prévient Gérard Courtois, qui ne mâche pas ses mots: «le président de la République actuel a une conception exclusive voire narcissique des sondages». Conséquence: «tout sondage concernant Nicolas Sarkozy prend d’autant plus de relief que celui-ci s’est mis en première ligne par rapport à ses prédécesseurs.» Sur ce point, Brice Teinturier est plus prudent: «il n’y a pas de manipulateur». Au journaliste de mettre de tels sondages en parallèle avec d’autres études, d’autres baromètres, de déjouer les pièges et de mettre le tout en perspective, sans oublier d’interroger un chargé d’études spécialisé ou un statisticien.
Ne pas confondre sondage et questionnaire
Un sondage, auquel répond un échantillon représentatif de la population française, ne saurait être confondu avec un questionnaire, comme le pratiquent les sites d’infos généralistes et les chaînes de télévision nationales, en s’adressant à leur communauté d’utilisateurs. «Les questionnaire fait par les médias n’est pas un sondage, mais une interrogation ouverte, une consultation aléatoire, non balisée, destinée à faire du buzz», dénigre l’un des intervenants de la conférence. Et Brice Teinturier d’enchérir: «J’en pense du mal. Cela entretient de la confusion et la fausse information». Un conseil, donc: si un journaliste rédige un questionnaire en ligne sur un site Web d’info, mieux vaut ne pas l’appeler «sondage». En outre, il faut préciser que les votants ne sont pas «les Français», mais bien les lecteurs/internautes/téléspectateurs/auditeurs de tel ou tel média.
Se servir des réseaux sociaux
Un journaliste peut-il utiliser les outils disponibles sur les réseaux sociaux pour se faire une idée de l’opinion publique? La réponse n’est pas tranchée. «Il y a de la matière à analyser, selon Brice Teinturier, même si l’on ne sait pas encore ce que va donner l’examen de ces outils». Reste que, selon lui, «ce n’est pas la masse (550 millions d’inscrits sur Facebook, dont 20 millions de Français) qui fait la qualité de l’échantillon». Pourtant, selon cette étude (en PDF) réalisée par Cision et l’Université George Washington, 56% des 371 journalistes américains (print et Web) interrogés disent que les réseaux sociaux sont «importants» ou «assez importants» pour produire des informations, par exemple en y faisant des recherches, pour trouver le commentaire d’un expert, des citations, des idées de sujets, et des données, commente Don Bates, le co-auteur de l’étude.
Ne pas sous-estimer la difficulté de l’exercice
L’opinion publique sondagière (qui s’exprime via des sondages, ndlr) n’est pas l’opinion publique manifestante (qui s’exprime via des manifestations, des petitions, des groupes de pression en ligne, etc.). Et Pascal Perrineau, politologue au Cevipof, de rappeler que le décryptage de sondages est un exercice de haute voltige: même les chercheurs, «malgré leur bagage méthodologique a priori plus conséquent, décryptent parfois aussi mal les sondages que les journalistes.»
Alice Antheaume
Que retenir de la journée spéciale dédiée aux nouvelles pratiques du journalisme, organisée par l’Ecole de journalisme de Sciences Po et la Graduate school of Journalism de Columbia, le 10 décembre?
Voici les points clés de chaque intervention, d’Ariane Bernard, du nytimes.com, à Antoine Nazaret, de Dailymotion, en passant par Masha Rigin, du Dailybeast.com, Sarah Hinman Ryan, de Times Union, Nicolas Enault, du Monde.fr, Nicolas Kayser-Brill, d’Owni.fr, Michael Shapiro et David Klatell, de la Columbia, et Jean-François Fogel et Bruno Patino, de l’Ecole de journalisme de Sciences Po…
Cliquez ici pour la lire synthèse de la journée en français
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[Merci à tous les éditeurs de l’Ecole de journalisme de Sciences Po qui ont produit vidéos, photos, textes, live stream et tweets pendant cette journée marathon. Cet article a été rédigé d’après leurs notes et le “live”]
Ariane Bernard, home page producer, nytimes.com
Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna
Masha Rigin, spécialiste du référencement (SEO), thedailybeast.com
Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna
Nicolas Enault, coordinateur de l’audience, lemonde.fr
Michael Shapiro, professeur de journalisme, cours de «city newsroom», Graduate School of journalism, Columbia
Crédit vidéo: Daphnée Denis
David Klatell, professeur de journalisme, responsable de l’international, Graduate School of journalism, Columbia
Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna
Sarah J. Hinman Ryan, directrice du pôle investigations et recherche d’informations, Times Union
Madhav Chinnappa, directeur stratégique des partenariats, Google News, ex BBC News
Nicolas Kayser Brill, journaliste de données, statisticien, Owni.fr
Crédit photo: DR/Hannah Olivennes
Crédit vidéo: Diane Jeantet
Antoine Nazaret, éditeur des contenus vidéos «news», Dailymotion
Jean-François Fogel, professeur associé à l’Ecole de journalisme de Sciences Po
Bruno Patino, directeur de l’Ecole de journalisme de Sciences Po
AA
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