Christine Ahn est une chercheuse, chroniqueuse, militante en matière de politique internationale, d’environnement et de condition féminine. Dans un article paru le 9 novembre dernier ici, co-écrit avec Anders Riel Müller, chercheur à l’université de Roskilde au Danemark, et qu’elle a gentiment accepté que je reproduise en Français sur ce blog, elle nous raconte comment les agriculteurs coréens en voie disparition, tentent d’inventer un nouveau modèle durable, bénéfique à la survie de leur activité, mais également à l’environnement et à la santé des consommateurs. Modèle dont les autres pays seraient bien avisés de s’inspirer.
Séoul : c’est sûrement cette métropole bouillonnante, dynamique et hyper connectée, que le monde connaît avant tout de la Corée. Aujourd’hui 15ème puissance économique mondiale, l’économie du pays est portée par les exportations d’entreprises telles que Samsung, Hyundai, LG et Daewoo. Ces Chaebols détiennent des parts de marché importantes au niveau mondial: 37% du marché des téléviseurs LCD, 33% de celui des téléphones portables, et 9% de celui de l’automobile. L’expression “Nation Chaebol” est une description pertinente de l’économie coréenne : les 30 premiers Chaebols représentent 82% des exportations du pays.
Difficile d’imaginer qu’il y’a deux générations, l’agriculture était le moteur de l’économie. Durant les années 70, les agriculteurs représentaient la moitié de la population alors qu’aujourd’hui, ils n’en représentent plus que 6,2%. Cette transformation rapide de la Corée du Sud d’une économie agraire à une économie hautement industrialisée n’est pas due au hasard ; elle fut le résultat d’une politique de libéralisation commerciale et de développement planifié par un gouvernement qui, à partir du début des années 80, considéra l’agriculture comme un secteur du passé et non de l’avenir de la Corée.
L’un des principaux coups de boutoir à l’agriculture coréenne fut porté en 1994, lorsque la Corée du Sud adhéra à l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, qui forçait de facto les gouvernements à supprimer leurs barrières douanières et tarifaires alors que dans le même temps, les puissances agricoles exportatrices telles que les Etats-Unis ou l’Union Européenne continuaient à subventionner leurs agriculteurs à coups de milliards de dollars. Conséquences de cette libéralisation: la Corée ne subvient qu’à 20% de ses besoins en céréales, alors qu’elle était autosuffisante à 70% dans les années 70.
Tandis que les Chaebols et les politiques sud-coréens obtenaient ce qu’ils souhaitaient, les petits agriculteurs, c’est à dire la majorité du secteur agricole coréen, étaient voués à disparaître sous le coup d’une logique selon laquelle ils manquaient de compétitivité dans un marché mondialisé, et qu’il serait beaucoup plus efficace pour la Corée de continuer à importer des produits agricoles bon marchés de pays moins développés, y compris en acquérant des terres en Afrique, ou en Asie du Sud-Est.
Et pourtant, malgré une série de mesures politiques nationales et internationales visant à les éradiquer systématiquement, les agriculteurs et paysans sud-coréens continuent de résister. Ils ont combattu l’OMC et les accords de libre-échanges bilatéraux durant les deux dernières décennies, servant de modèles aux paysans fermiers des pays du Sud dans leurs mobilisations contre les régimes de libre-échanges. En Corée, ils tentent de créer un mouvement de souveraineté alimentaire qui serait écologiquement durable, socialement équitable, et économiquement résilient, grâce à la fabrication de produits alimentaires sains, à la création de conditions de vie rurale dignes, et à la revitalisation des villages d’agriculteurs.
Au lieu d’être aveuglés par le bling bling high-tech de la Corée du Sud, nos regards devraient se tourner vers son mouvement de souveraineté alimentaire. Il nous offre une alternative solide au système alimentaire ultra-concentré, industrialisé, vorace en énergie, dépendant en produits chimiques et mondialisé, qui domine notre quotidien.
En août dernier, nous étions co-organisateurs et participants du Food First Food Sovereignty Tour au cours duquel nous avons pu visiter quelques exploitations agricoles biologiques et quelques coopératives d’agriculteurs – consommateurs progressistes à la pointe en Corée du Sud. Le pays est aujourd’hui leader en matière de production en agriculture biologique au point que la Fédération International des Mouvements d’Agriculture Biologique a établi ses bureaux ici. Et bien que de nombreuses initiatives sont dignes d’être saluées, deux organisations attirèrent particulièrement notre attention : la Korean Women Peasants Association (KWPA) et Hansalim.
Korean Women Peasants Association
“Le système capitaliste vend la nourriture comme une marchandise et non comme un bien censé vous renforcer”, nous explique KIM Jeon-Yeol de “My Sister’s Garden”, un projet de la KWPA. “C’est pourquoi nous pensons qu’aider les agriculteurs à prospérer est le seul moyen de régler cette crise alimentaire, et le moyen pour y parvenir est de permettre aux consommateurs et à chaque citoyen de nous rejoindre dans cette démarche.”
Nous avons visité My Sister’s Garden situé dans le petit village de Bongang où 14 femmes paysannes proposent un “Gerubi” hebdomadaire, sorte de panier de produits cultivés et distribués en coopérative comprenant des produits frais en agriculture biologique et des produits conditionnés tels que du radis assaisonné et du jus de poire. la KWPA opère 26 communautés d’agriculteurs ruraux dans tout le pays. Le jour de notre visite, la communauté préparait l’envoi de 141 paniers à un centre de distribution pour enfants “Bluebird Children Center” situé en ville, où leurs parents pourront venir récupérer leurs paniers. “Aujourd’hui, les enfants n’ont plus de lien avec la campagne” explique Jeon-Yeol, “à la différence des générations précédentes, beaucoup d’enfants aujourd’hui n’ont plus ni grand-parent, ni famille vivant à la campagne, avec un lien quel qu’il soit avec l’agriculture. C’est pourquoi notre partenariat tente notamment d’exposer les enfants au processus de fabrication des produits alimentaires.”
D’après Jeong-Yeol, My Sister’s Garden a démarré la culture de ses parcelles en réponse à l’impact dévastateur de la libéralisation des échanges agricoles sur l’économie rurale. Elle explique qu'”en à peine 10ans, 10% des agriculteurs ont rejoint la ville ici en Corée.” La raison? Le système alimentaire mondialisé. “Nous pensons que la solution à la crise est de nous concentrer sur les petits agriculteurs et de leur offrir de solides bases pour que chacun d’eux puisse survivre.” Chaque agriculteur est en charge des besoins de 15 ménages, lui assurant un revenu mensuel de 1,5 millions de wons, soit 1000 euros. Lorsque de nouveaux ménages deviennent membres, ils favorisent la mise en culture de nouvelles parcelles, permettant à davantage de femmes paysans d’obtenir un revenu digne.
L’objectif n’est pas la maximisation du profit ; c’est avant tout le partage entre les agriculteurs et les consommateurs qui est au centre de la philosophie du projet. Leurs membres tentent de rassembler le maximum de gens possible au sein d’un système économiquement viable et socialement juste afin d’inverser le déclin des communautés rurales. Bien qu’elles soient en majorité dans l’agriculture, les femmes paysannes souffrent d’inégalité des droits et des chances, ce qui fait d’un projet tel que My Sister’s Garden un espace d’autant plus important pour l’autonomie des femmes paysannes et leurs capacités à prendre les décisions concernant tous les aspects de la production et de la distribution.
A quelques kilomètres de Bongang, dans le village de Uiseong, les membres de la KWPA ont démarré une culture de graines indigènes afin de les préserver des rachats par les multinationales. HAN Jung-Mee, cultivatrice, de prunes, de haricots mungo, de riz et d’ail et membre de la KWPA se lamente :”Beaucoup de graines indigènes coréennes ont été rachetées ou récupérée par Monsanto ou Syngenta. Il n’y a plus d’entreprises coréennes de culture de graines indigènes.”
“Nous cultivons toutes des variétés différentes” précise KIM Jeong-mi, présidente des Protecteur des Graines Indigènes de Uiseong, “parce que nous ne pourrions pas individuellement nous occuper de toutes les graines, chaque membre est responsable de la culture et la préservation d’un certain nombre de cultures.” Les membres distribuent également des graines à des paysans à bas revenu qui n’auraient pas les moyens de les acheter. “Nous ne faisons pas que préserver les graines” précise Jeong-mi, “nous établissons un traçage, un suivi et un partage des graines entre les agriculteurs, puis nous les vendons au niveau national afin d’augmenter la consommation de produits agricoles locaux.”
L’objectif de ces projets de la KWPA est de transformer radicalement la structure du système alimentaire coréen, et de “dé-mercantiliser” le lien entre consommateurs et producteurs. Cet effort ne fut pas en vain. En 2012, la KWPA fut récompensé de la Food Sovereignty Price pour son travail de défense des droits des agricultrices de petites exploitations en Corée et de préservation de l’héritage culturel des graines coréennes indigènes.
Hansalim
En 1986, avant même que les marchés ou les paniers de producteurs ne se popularisent en occident, les agriculteurs et consommateurs coréens créaient Hansalim. “Han” en Coréen signifie “grand”, “un”, “entier”, ou encore “ensemble”, et fait référence à toute chose dotée de vie sur Terre. “Salim” fait référence aux activités ménagères nécessaires pour la bonne marche du foyer, de la famille, des enfants, de la communauté, ainsi que pour le renouvellement et la naissance de la vie.
Avec 2000 producteurs et 380 000 consommateurs membres, Hansalim fait partie des plus grandes coopératives agricoles au monde en terme de taille et de réussite, permettant une économie parallèle soutenant les producteurs en agriculture biologique et locale, et proposant par la même des produits sains et respectueux de l’environnement. Malgré la crise financière mondiale, les ventes de Hansalim ont progressé de 20% tous les ans.
“A l’époque, les agriculteurs se sont rendus compte qu’il allaient avoir besoin du concours des consommateurs de la ville”, explique PARK Woon-seok, un agriculteur membre de Hansalim. “Hansalim fut crée avec cette vision que les consommateurs et le producteurs pouvaient créer un mouvement dépassant la simple transaction commerciale, et tendre vers une compréhension mutuelle des conditions de chacun.”
Chez Hansalim, producteurs et consommateurs se réunissent tous les ans afin de décider quoi produire, en quelles quantités, et de délibérer sur les prix pour l’année suivante. La coordination à une telle échelle, couvrant la production, le prix, la récolte, la distribution et le conditionnement, est pour le moins qu’on puisse dire, remarquable.
Celle-ci a en tout cas profondément impressionné un agriculteur bio américain : David Retsky, de Country Line Harvest, dont les agriculteurs de Hansalim a fait réfléchir, “je viens de Californie, où j’essaie juste de faire marcher mon exploitation. Je suis en concurrence avec les autres exploitations, et de voir autant de producteurs en collectivité, c’est impressionnant de réaliser que cela fonctionne plutôt bien.” Afin de manifester davantage leur engagement au soutien des agriculteurs de Hansalim, les consommateurs ont établi un fonds de stabilisation des produits en cas de mauvaise récolte provoquée par des causes aussi multiples que la hausse du coût de l’énergie ou le réchauffement climatique. A la différence de nombreux agriculteurs qui ont dû jeter l’éponge ces dernières années, en raison de conditions climatiques extrêmes ayant entraîné de mauvaises récoltes, ce fonds a été une bouée de sauvetage pour les agriculteurs de Hansalim qui ont pu garder leurs exploitations.
Les agriculteurs de Hansalim sont conscients que le réchauffement climatique pose un challenge à la viabilité de l’agriculture en Corée. “C’est pourquoi nous n’exploitons que des produits locaux” explique Woon-seok, parce que “consommer des produits Hansalim est un moyen de combattre le changement climatique.” Pour autant Hansalim n’exclut pas les agriculteurs non bio de la coopérative. Tout en encourageant la production bio, la proximité reste le facteur le plus important en raison du coût écologique élevé du transport longue distance et souvent avec réfrigération des marchandises. Hansalim exploite également la seule usine à bétail utilisant exclusivement de la nourriture pour bétail fournie par les agriculteurs locaux. A la différence de la majorité des exploitations de bétail, celle de Hansalim est ainsi indépendante des importations de nourriture qui représente la majorité des importations de céréales en Corée.
Hansalim informe également ses consommateurs sur les bénéfices pour l’environnement de la production alimentaire locale. Sur chaque produit figure l’économie en distance et en carbone réalisée en consommant celui-ci plutôt qu’un produit importé. Et pour que ce chiffre soit parlant, il est traduit en nombre d’heures d’électricité consommés par une télévision ou une ampoule fluorescente allumée.
Remplacer la concurrence par le partage
La KWPA et Hansalim sont des réponses à une politique gouvernementale ayant libéralisé l’agriculture coréenne et ses cultures au profit de l’expansion commerciale à export de ses Chaebols. Et ceci ne fait que commencer.
La Corée du Sud a signé 9 accords bilatéraux de libre-échanges, tandis que 12 sont en cours de discussion, dont un accord trilatéral avec la Chine et le Japon. L’accord le plus significatif est le KORUS FTA, signé avec les Etats-Unis malgré des manifestations massives en Corée du Sud en 2011.D’après HAN Doo-gong et KIM Kyung-min de la Korea University, la perte en valeur de production de l’agriculture coréenne s’élèverait à 626 millions de dollars (465 millions d’euros), tandis que 45% des agriculteurs seront déplacés sous l’effet des accords de libre-échanges avec les Etats-Unis.
Durant les dernières semaines, la Corée du Sud a également manifesté un intérêt pour rejoindre le Trans Pacific Partnership, qui constitue le projet d’accord de libre-échanges le plus ambitieux que le monde ait jamais connu et qui représenterait 40% de l’économie mondiale. Si Séoul décide de le rejoindre, la Corée serait la 4ème économie en taille de ce pacte après les Etats-Unis, le Japon et l’Australie.
Ces accords de libre-échanges sont invoqués comme un moyen de renforcer la demande en produits high-tech qui constituent le coeur de l’économie sud-coréenne orientée à l’exportation, et à ce titre, l’agriculture coréenne doit s’adapter ou mourir.
Pourtant, la KWPA et Hansalim démontrent que que la concurrence n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni l’unique voie de progrès. Plus d’un million de foyers sont aujourd’hui membres de coopératives telles que Hansalim, prouvant la viabilité et l’intérêt croissant pour un système alimentaire alternatif. Par la mise en valeur du concept de partage et de la notion que “les producteurs et les consommateurs ne font qu’un,” ces coopératives ont montré qu’une autre économie était possible.
Le destin des campagnes sud-coréenne reste incertain, mais si l’Histoire nous enseigne quelque chose c’est que les paysans coréens savent endurer et résister. Lors de la légendaire rébellion de Donghak en 1894, les paysans fermiers se soulevèrent avec leurs lances de bambou contre le roi de Chosun qui levait de lourds impôts afin de développer l’industrie coréenne et de renforcer le pouvoir monarchique contre les envahisseurs étrangers tels que la Chine, le Japon, la Russie et les Etats-Unis. Les paysans étaient motivés par une philosophie qui dans son fondement, prônait l’égalité entre les hommes, une notion radicale en ces temps de féodalisme. La rébellion fut écrasée avec l’aide des Japonais, mais l’idée que tous les hommes sont égaux et que tous les êtres vivants ne font qu’un subsista, et continue d’inspirer les mouvements sociaux d’aujourd’hui.
Selon la tradition populaire coréenne, le haricot mungo, nokdu, symbolise l’esprit résilient du paysan coréen. Même dans les conditions les plus extrêmes, le Nokdu grandit et se développe afin de nourrir les affamés. Confrontés aux politiques nationales et internationales qui ont systématiquement miné leurs conditions de vie et endommagé leurs campagnes, les paysans et agriculteurs coréens continuent de grandir, de se développer et d’inspirer les Coréens et autres Citoyens du Monde en montrant qu’une autre économie et qu’un autre système alimentaire peut prospérer, même dans les conditions extrêmes imposées par le régime de libre-échanges favorable aux multinationales.
lire le billetPour comprendre l’ampleur du défi économique qui guète les dirigeants sud-coréens, il suffit de se pencher sur l’évolution du taux de croissance du pays au cours des trente dernières années : de 1983 à 1992 l’économie sud-coréenne a connu en moyenne une croissance annuelle digne des performances chinoises actuelles de 9,3% (source Banque Mondiale). Cette moyenne est tombée à 5,6% de 1993 à 2002, pour finir à 3,8% entre 2003 et 2012, année où la croissance n’aura “plafonné” qu’à 2%.
Bien sûr, il faut mettre en perspective cette évolution et rappeler que la Corée était en 1983, une économie émergente avec à ce titre, des taux de croissance reflétant un développement économique fulgurant qui lui aura permis d’entrer dans le club selectif des pays industrialisés en un temps record. Ceux qui aujourd’hui encore, parlent de la Corée comme d’un pays émergent, le font par habitude plus que par souci de coller à la réalité d’un pays où le PNB par habitant avoisine les 30 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) et où la taille de l’économie dépasse les mille milliards de dollars comme 14 autres pays seulement au monde. A l’échelle de l’Union Européenne, la Corée du Sud serait d’un poids et d’un niveau de vie équivalents à ceux de l’Espagne, soit la 6ème économie de l’Union.
Pour le pays industrialisé qu’elle est devenue, la Corée n’a donc pas à rougir de ses 2% de croissance, et encore moins devant nous autres modestes ressortissants d’un pays, qui sommes priés de nous réjouir d’une prévision de croissance de 0,2% pour cette année. Mais pour les dirigeants sud-coréens ayant à faire à des électeurs pour qui toute croissance annuelle inférieure à 3% est considérée comme une situation de morosité économique, le problème n’est pas si simple.
Lee Myung-bak, le prédécesseur de l’actuelle Présidente Park Geun-hye, s’y était déjà cassé les dents. Celui-ci arriva au pouvoir en 2007 avec la promesse d’une croissance annuelle de 7%, que n’importe quel économiste aurait jugé totalement ubuesque, même en période électorale, mais qu’il choisit néanmoins de proclamer, car il fallait bien faire rêver un électorat encore bercé de taux de croissance “à la chinoise” des décennies passées. Sa stratégie pour tenter d’y parvenir se porta principalement sur les technologies vertes : la “Green Energy Initiative” prévoyait un plan d’investissement massif de 86 milliards de dollars sur 20 ans, dont 11 milliards de dollars de deniers publics pour la R&D dans les secteurs concernés. Une crise financière mondiale et quelques projets controversés tel le “Four Major Rivers Project” plus tard, la messe était dite : Lee finissait son mandat avec un taux de popularité inférieur à 30% largement dû aux frustrations économiques et sociales des électeurs.
C’est en partie la nostalgie des années de croissance folle et de plein emploi initiées par le général Park Chung-hee, qui porta sa fille au pouvoir en 2012. Mais pour Park Geun-hye le défi reste de taille : réformer un modèle économique coréen qui a réussi mieux que tout autre à sortir la Corée de la pauvreté, mais qui semble de moins en moins adapté aux enjeux du moment, aux aspirations d’une génération à une amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et encore moins aux forces et faiblesses d’une économie sud-coréenne qui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Park père.
Afin d’assurer à la Corée une trajectoire aussi ascendante que celle des décennies précédentes, Park Geun-hye propose d’ouvrir l’ère du “Changjo Gyeongjae” (창조경제), ou économie créative, comme le montre la teneur de son discours lors de sa visite officielle en Europe de cette semaine.
Pourtant, la Corée ne semble pas manquer de créativité au premier regard: après Israël et la Finlande, elle est le pays de l’OCDE à faire le plus d’efforts financiers en recherche et développement (source OCDE), tandis qu’en matière de dépôt de brevets, elle se classe au 5ème rang mondial, devant la France et la Grande Bretagne (source OMPI). Mais il suffit de se pencher sur la liste des déposants pour se rendre compte du problème : les performances coréennes sont essentiellement dues à quelques acteurs, Samsung et LG principalement, sans qui le pays rejoindrait l’anonymat des fonds de classement.
La Corée est à la pointe des efforts en matière de recherche et développement certes, mais il s’agit trop souvent de recherche appliquée, servant les intérêts de quelques puissants Chaebols, dictée par quelques-uns de leurs “Seniors VP” à une armée d’ingénieurs collaborateurs se concentrant sur quelques domaines stratégiques pour l’avenir de leurs entreprises. La créativité à laquelle fait référence Park Geun-hye n’exclut pas ce type d’effort, mais aspire à plus : une créativité non nécessairement technique ou industrielle, mais également culturelle. Celle-ci ne se limiterait pas à quelques filiales de conglomérats mais irriguerait l’ensemble du tissu économique et social coréen afin de dynamiser les PME et favoriser l’entrepreneuriat. Bref, Park Geun-hye aspire à une créativité que Jean Pierre Raffarin aurait pu qualifier d’en bas et que les anglo-saxons qualifieraient certainement de “bottom-up”.
Le problème, c’est que les Coréens ne sont pas encore très doués pour ce qui est de la créativité. Longtemps, celle-ci était d’ailleurs plutôt mal perçue, car sans même aller chercher l’argument du confucianisme prônant le respect de l’autorité, le pays doit jusqu’à présent sa réussite grâce à la discipline, au dirigisme, au labeur intensif, au collectivisme, ou encore au conformisme – suivisme : autant de valeurs en contradiction avec l’originalité, l’excentricité, l’individualisme, voire l’oisiveté qui sont les conditions favorables à la créativité.
Voilà pourquoi le défi auquel s’attaque Park Geun-hye est de taille : parce qu’en prônant une économie créative, elle demande aux Coréens non pas de devenir numéro un dans tel classement, ce à quoi les Coréens excellent, ni de rattraper puis de dépasser tel concurrent, exercice dont les Coréens se délectent, ni même de déplacer des montagnes, ce que les Coréens sauraient d’ailleurs très bien faire, mais de changer leur manière d’aborder les problèmes, d’abandonner les recettes et méthodes qui ont bâti leurs succès passés pour en adopter d’autres, totalement étrangères, voire suspectes. Ce que Park demande au Coréens finalement, c’est de changer leurs habitudes, leur mentalité.
Et ceux-ci ont la dent dur, surtout chez les Chaebols qui n’ont aucune raison de sortir du confort d’un environnement économique et social dont ils sont les maîtres absolus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier la photo ci-dessus, où figurent côte à côte deux eaux pétillantes de marques différentes. L’une bien connue est l’un des leaders des eaux gazeuses que son voisin tente manifestement de singer: bouteille de taille, forme et couleur similaires, même variante arôme de citron et citron vert, même goût et sensations en bouche pour l’amateur d’eau pétillante que je suis… Seule la marque change : Trevi, pour donner une même sonorité européenne au produit, aux différences près que l’un sonne français et l’autre italien – ce qui pour un Coréen ne fait aucune différence – et que l’un, Trevi, est plus facile à prononcer pour un Coréen – ce qui fait par contre une légère différence. L’autre différence évidente, c’est le prix, Trevi étant sensiblement moins cher que son concurrent et qu’en plus, il fait l’objet d’une promotion “une bouteille offerte pour une achetée”.
Un coup d’œil à la contre étiquette d’une bouteille de Trevi montre que le producteur de ce ersatz de Perrier est Lotte Chilsung, filiale du groupe Lotte, 6ème conglomérat coréen avec un chiffre d’affaires annuel frôlant les 30 milliards d’euros. Si Lotte s’est senti la force de défier Perrier qui appartient quand même au groupe Nestlé, c’est parce qu’en Corée Lotte dispose d’un avantage de taille, même face à ce géant mondial de l’agroalimentaire : celui d’être présent et craint dans de nombreux secteurs d’activité au travers de filiales sœurs.
C’est ainsi que Trevi peut être mis en vente dans des conditions avantageuses dans le réseau de convenience stores 7-Eleven opéré par Lotte, ou dans les chaînes d’hypermarché Lotte Mart, ou encore dans tous les stands de boisson des Lotte Cinéma, sans oublier la chaîne de restaurants TGI Friday opérée par également par Lotte, ou les coffee shops Krispy Kreme, tous les restaurants et bars des Lotte hotels…
Imaginez ce qu’un Lotte, qui ose s’opposer à un géant comme Nestlé par des pratiques concurrentielles à la limite de la correction, se permettrait avec une PME coréenne, et vous avez un aperçu de l’immense chemin à parcourir avant que la créativité prônée par Park ne soit pas tuée dans l’œuf par quelques acteurs et pratiques bien ancrés, pour devenir le moteur de la croissance de la Corée de demain.
lire le billetGarer sa voiture en double file et la laisser, moteur tournant, avec tous ses effets personnels à l’intérieur, le temps d’aller récupérer un café à emporter dans le coffee shop d’en face serait pure folie à Paris. C’est pourtant mon rituel du matin à Séoul, ville 5 fois plus peuplée que Paris, mais où la petite délinquance est aussi inexistante que dans les petits villages reculés où tout le monde se connait.
Pour un Parisien, cette réalité est déconcertante : dans les rues, les boutiques d’opérateurs mobiles regorgent d’étales de smartphones derniers cris livrés à des passants indifférents, sans qu’aucune mesure de protection particulière n’ait été prise, et sans qu’aucun problème particulier ne survienne. Quant à la plupart des lieux publics à forte fréquentation tels que les couloirs du métro ou les halls de gare, ils sont recouverts d’écrans plats derniers cris, vierges de toute protection et de toute trace de vandalisme, alors qu’on imagine que leur durée de vie à la station Châtelet-les-Halles ne dépasserait pas l’échelle de la semaine.
Il m’a fallu du temps pour trouver une explication satisfaisante à cette qualité si appréciable de la société coréenne. Les Coréens sont-ils plus civiques par nature que nous autres Français ? Sont-ils mieux sensibilisés dès l’enfance et par la suite aux méfaits du vol ou du vandalisme ? Ou plus cyniquement, sont-ils dissuadés plus efficacement de voler du fait de l’omniprésence des caméras de surveillance, des policiers, et des peines encourues ?
Tous ces facteurs jouent certainement un rôle, mais j’en découvris un autre, peut-être plus fondamental que tous les autres, lors d’une rencontre avec des habitants d’un quartier un peu spécial de Séoul.
Ce quartier s’appelle Guryong, situé à deux pas du siège mondial de Hyundai – Kia Motors, et d’un quartier de Gangnam reconnaissable à ses grattes-ciel résidentiels, où l’on trouve certainement la densité de multi – millionnaires la plus élevée de tout la Corée du Sud.
Coincé entre ces deux emblèmes du capitalisme coréen triomphant, le quartier de Guryong a lui aussi émergé dans le sillage de la réussite économique fulgurante du pays à partir des années 80, mais plutôt comme une touffe coriace de mauvaises herbes qui repousserait sans cesse en marge d’un beau jardin anglais. Car c’est à cet endroit que les derniers pauvres de Gangnam dont les situations trop modestes ne convenaient plus au développement immobilier du quartier, ni à l’image d’une Corée sortie de la pauvreté que le pays voulait projeter à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul en 1988, y élurent résidence.
Aujourd’hui, le quartier de Guryong a tout d’un bidonville de métropole du Tiers-Monde : ses ruelles sont faites de goudron cabossé, lorsqu’elles ne sont pas en terre ; ses habitations se résument à des amas de tôles récupérés ici et là, où l’eau courante n’existe pas, tandis que l’alimentation en électricité est assurée en détournant les lignes à hautes tension qui passent à proximité.
Discuter avec les habitants de Guryong, de leurs parcours et de leurs vies dans cette poche de misère cachée au milieu d’un océan d’opulence et de bling bling, n’est pas aussi délicat qu’il n’y paraît. Une fois les intentions non malveillantes clairement affichées, l’accueil des habitants, intrigués par la présence d’étrangers et pas mécontents de récupérer un peu d’attention sur eux, est chaleureux, et la discussion facile. Bien sûr, les vies de chacun ne sont pas livrées dans le détail : on devine les accidents de parcours non anticipés, les événements exceptionnels qui font basculer l’existence de gens trop modestes pour avoir des filets de sécurité.
On ne serait pas surpris d’entendre dans ces circonstances quelques manifestations de colère à l’égard d’un pays qui les a laissés sur le bas côté avec d’autres malchanceux, tandis qu’une minorité s’accaparait les richesses immenses produites par le développement économique fulgurant de la Corée depuis un demi-siècle. N’ont-ils pas travaillé eux aussi d’arrache-pied pour le développement de leur pays? On le devine. D’ailleurs, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, les habitants de Guryong ne sont pas des fardeaux pour la société. Certes ils vivent dans une poche de pauvreté dont leurs voisins de Gangnam préfèrent détourner les yeux, mais pour le reste, la plupart des gens en âge de travailler ont un emploi, les rares enfants ou adolescents présents sont scolarisés, tandis que tous les habitants à quelques exceptions près, sont d’apparence digne, au point de se demander par exemple, si ces passants bien habillés, dont un homme en chemise, cravate et attaché-case, sont bien des habitants de Guryong ou quelques passants égarés.
Ces gens-là semblent tout faire pour mériter au moins l’eau courante et les égouts qui composent la base de toute condition de vie digne, mais ils n’y ont pas droit. Et malgré tout, les discours tenus sont plus proches d’un plaidoyer pour le modèle sud-coréen et pour le gouvernement conservateur actuel, qu’une critique du système en place. Bien sûr ces propos sont partiellement dus au patriotisme sans faille de chaque Coréen, toujours prompt à vanter les prouesses de son pays devant les étrangers, mais cette adhésion totale et semble-t-il sincère à un modèle qui les a broyés laisse perplexe. Les Coréens sont-ils moins enclins à se rebeller contre un ordre établi ? Est-ce pour cette raison que de l’autre côté du 38ème parallèle trois générations de dictateurs se succèdent sans que le peuple se soulève ? Le prétexte d’un peuple naturellement plus soumis serait confortable, mais ne convient pas, car dans ce cas, comment expliquer les multiples soulèvements des Coréens contre l’occupant japonais, puis contre les régimes militaires autoritaires de Syngman Rhee dans les années 60, puis contre le général Chun Doo-hwan dans les années 80 ?
Peut-être que si les habitants de Guryong semblent accepter leur sort, c’est parce qu’en Corée, pays dont la plupart des gens ne mangeaient pas à leur faim il y’a à peine 40 ans, et dont les traumatismes liés à la misère sont toujours vivaces chez les plus de 50 ans, être pauvre c’est faire partie de ces quelques attardés n’ayant pas su profiter d’une période où le pays tout entier se sortait de la misère. Etre pauvre, c’est n’avoir pas su participer à ce mouvement général vers la prospérité qui fait la fierté de tout un peuple, pour vivre encore dans la Corée d’il y’a un demi-siècle : cette Corée miséreuse, traumatisante, presque tabou. Bref, être pauvre pour un Coréen, c’est bien sûr une souffrance, une précarité, une faiblesse, mais c’est avant tout une honte.
Voilà pourquoi, lorsqu’on est pauvre, on le cache. Il suffit d’observer les rues de Séoul pour réaliser que la Corée n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches et de faux riches, qui même s’ils sont payés à coups de lance-pierre, et vivent dans un taudis, auront néanmoins les attirails de la richesse, en premier lieu desquels les berlines de luxe allemandes ou japonaises et les sacs de marque française ou italienne. Voilà pourquoi aussi, les habitants de Guryong tiennent ces discours et ces comportements: ils n’adhèrent pas forcément au système qui les broient, mais nient leur pauvreté en public en adoptant un comportement que l’on prêterait aux riches dont ils sont pourtant aux antipodes.
L’absence de vol participe peut-être du même procédé comportemental : voler renvoie à une époque pas si lointaine et peu glorieuse où les pauvres y étaient contraints pour manger. Le miracle économique coréen a bien sûr balayé ces pratiques dans les faits, mais il n’a pas tout à fait effacé l’image du voleur miséreux dans les esprits. En Corée, le voleur n’a rien d’un Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, et tout de cette vermine crasseuse que l’on croise dans les romans de Dickens, ou dans les souvenirs d’une Corée que les Coréens préféreraient oublier.
lire le billetMais quelle mouche a donc bien pu piquer ce cadre supérieur d’un grand groupe coréen passager d’un vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier ? Tentait-il de battre le record du comportement le plus odieux en classe affaires? Testait-il la patience et la qualité de service supposée irréprochable de la Korean Air? Sa performance, rapportée d’abord par les réseaux sociaux, puis par les médias coréens, lui permet en tout cas d’atteindre ces deux objectifs haut la main.
Tout commence avant le décollage, lorsque le passager en question s’aperçoit que le siège à côté du sien est occupé. Furieux de ne pouvoir voyager tranquillement étalé sur deux sièges, celui-ci se serait plaint en des termes peu appropriés auprès du personnel navigant, leur intimant l’ordre de le changer tout de suite de place. Le décompte final des passagers n’est pas effectué mais le personnel obtempère et propose à ce passager si soucieux de son espace vital de changer de place, lorsque celui-ci s’aperçoit qu’il est observé par un collègue (supérieur?) qui voyage sur le même vol que lui. Notre passager décide alors de rester sagement à sa place initiale.
Ca n’est que partie remise pour notre cadre supérieur décidément bien irascible, car il existe tant d’occasions de rendre la vie infernale aux hôtesses de l’air, lors des 13 heures de vols qui séparent Séoul de Los Angeles. A commencer par le premier repas où ce passager se plaint de son riz qui serait rance. L’hôtesse s’excuse platement et lui remplace son riz qui après vérification ne posait aucun problème, au contraire du passager qui renvoie également le riz de remplacement, lui aussi supposément rance.
Notre passager de mauvais poil aura au moins servi à rendre un hommage appuyé au travail difficile et ingrat des hôtesses et stewards en général et de la Korean Air en particulier, notamment à leur patience à toute épreuve, car lorsque celui-ci exige qu’on lui prépare un Ramyun (bouillon de nouilles asiatiques) en lieu et place du riz supposé rance, le même manège nourri de mauvaise foi recommence: le Ramyun devra être remplacé à plusieurs reprises, sous prétexte tantôt que les nouilles seraient crues, tantôt que le bouillon serait trop salé. Lorsqu’enfin le Ramyun préparé plut aux goûts de Monsieur, celui-ci put enfin se rassasier et se débarrasser élégamment du bol vid par terre.
Ce premier repas n’est apparemment qu’un échantillon infime de tout ce que notre passager fit subir aux hôtesses de la Korean Air: scandale parce que la température ambiante est trop élevée, esclandre parce qu’un article proposé en duty free n’est plus disponible, refus d’obtempérer lorsqu’on lui demande de retourner à son siège et d’attacher sa ceinture, le tout dans le langage familier qu’on imagine. C’est sûrement avec un sentiment mêlé de soulagement et d’appréhension que le personnel de bord dut accueillir les dernières heures de vol annonçant la fin de leur calvaire mais également la préparation du dernier repas.
Comme redouté, celui-ci partit sur les mêmes bases que le repas précédent: après s’être perdu en insultes parce qu’un plat qu’il aurait souhaité ne figurait pas au menu, notre cauchemar de passager se serait levé pour réclamer le Ramyun qu’il aurait commandé, puis excédé, aurait frappé le visage d’une hôtesse de l’air à l’aide d’un magazine enroulé.
Certes la Korean Air n’est pas une compagnie aérienne parfaite. Mais ceux qui ont eu l’occasion de voler chez eux en classe éco, affaire ou première, s’accorderont pour témoigner du caractère quasi-irréprochable de la prestation du personnel de bord: leur réactivité, leur volonté de toujours satisfaire au maximum de leurs capacités les demandes des passagers, leurs sourires trop impeccables qu’on pourrait à la limite leur reprocher de trop en faire, leur patience enfin, à supporter les passager les plus désagréables. Patience qui prit fin ici avec ce geste brutal et humiliant.
Pour autant, notre turbulent passager ne fut pas particulièrement réprimandé lors du temps de vol restant. Le personnel de bord se contenta d’informer le commandant de bord de la situation, qui lui même informa les autorités américaines de la présence à bord d’un individu quelque peu violent. Et c’est ainsi que celui-ci fut accueilli à son arrivée à l’aéroport de Los Angeles par… le FBI. On connait la capacité de discernement des autorités américaines lorsqu’il s’agit d’accueillir des individus posant d’éventuels problèmes sur leur sol. Notre passager se vit néanmoins offrir deux choix: soit d’être placé en détention provisoire et interrogé par les autorités américaines pour avoir attenté à la sécurité d’un vol à destination des Etats-Unis, soit de repartir illico pour la Corée. Notre passager dut sûrement sentir le caractère un peu bancal de sa version des faits selon laquelle c’est l’hôtesse de l’air qui se serait malencontreusement cognée la tête contre le magazine enroulé qu’il tenait à la main. Il repartit par le premier vol pour Séoul.
Cet épisode aérien resterait du registre de l’anecdote malheureuse s’il n’était pas révélateur d’un mal plus profond dont souffre la société coréenne plusieurs fois évoqué sur ce blog : l’extrême précaution, pour ne pas dire l’indulgence avec laquelle les médias coréens traitent tout sujet pouvant nuire à un Chaebol. Ce sont d’ailleurs, comme bien souvent en Corée, grâce aux médias sociaux que cette affaire a été connue du grand public, notamment par la publication des captures d’écran du compte-rendu détaillé des faits rapporté par un membre de l’équipage de ce vol sur son smartphone, très vite suivi par l’identité du passager en question. Il s’agirait d’après les informations qui circulent sur les réseaux sociaux d’un manager senior du groupe Posco.
Posco n’est peut-être pas l’un des Chaebols les plus connus hors de Corée. Il n’empêche que c’est l’un des acteurs majeurs du capitalisme coréen pour au moins trois raisons: la première, c’est qu’il est un champion mondial dans sa catégorie de sidérurgiste: 4ème producteur mondial d’acier, Posco est l’un des fleurons de l’industrie coréenne qui avait même fait brièvement parler de lui en France il y’a dix ans, lorsque feu Arcelor se défendait contre l’OPA de Mittal, et que le Coréen était évoqué comme potentiel chevalier blanc.
La deuxième raison c’est qu’en tant que producteur d’acier, Posco est le socle de nombreux secteurs à succès de l’industrie coréenne tels que l’automobile, dont la Corée est le 5ème producteur mondial devant la France, et les chantiers navals, dont la Corée est numéro un mondial. Ca n’est d’ailleurs pas anodin si Park Tae-joon, le fondateur défunt de Posco, était l’un des tout proches du dictateur Park Chung-hee, le père de la Corée moderne et de l’actuelle Présidente de la République Park Geun-hye.
Enfin la dernière raison majeure qui fait de Posco l’un des fleurons du capitalisme coréen, c’est la relative bonne image institutionnelle dont le groupe jouit auprès des Coréens, et notamment auprès des jeunes générations pourtant plus enclines à poser un regard critique sur les omnipotents Chaebols. Posco arrive généralement en tête des classements des entreprises lorsqu’elles sont jugées en fonction de leurs performances en matière d’entreprise citoyenne ou de développement durable (un comble pour un sidérurgiste). Le groupe arrive également souvent en tête des sondages auprès des étudiants, sur l’entreprise où ils préféreraient être embauchés, devant les habituels Samsung ou SK.
C’est cette belle image qui aurait pu être égratignée lors de ce vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier, s’il s’avérait que le passager en question fût effectivement un dirigeant de Posco. Bien sûr il serait injuste d’incriminer un groupe tout entier du fait du comportement condamnable de l’un de ses dirigeants, ou d’en déduire quelques enseignements sur la culture d’entreprise qui règne au sein de Posco . Il n’empêche, être cadre dirigeant d’un Chaebol en Corée, c’est être dans la position sociale du dominant par excellence : c’est avoir sous ses ordres une armée de petits ou gros bras dévoués et corvéables à merci ; c’est être choyé par les fournisseurs, sous-traitants, partenaires, et prestataires de toute nature, trop contents d’avoir un client aussi prestigieux ; c’est aussi en général être un homme âgé de la cinquantaine dans une société profondément patriarcale. C’est en somme jouir d’une position sociale telle, qu’elle pourrait procurer un sentiment d’impunité propice à se comporter n’importe comment.
Face à ces informations circulant sur Internet, le rôle de tout média d’information serait d’en vérifier l’exactitude afin de confirmer ou d’infirmer. En l’occurrence, il semblerait que le passager en question soit effectivement un dirigeant de Posco dans la mesure où des journalistes de la chaîne TV SBS ont recueilli une déclaration du groupe prenant la défense de son dirigeant, confirmant implicitement l’identité et les informations liées au passager en question.
Que la version des faits rapportés sur Internet soit exacte ou pas, il est donc confirmé qu’un cadre dirigeant de Posco est impliqué dans une affaire de trouble à bord d’un vol international ayant provoqué l’intervention du FBI. Or aucun média coréen n’a pour l’instant eu le courage de mentionner le nom de Posco, préférant parler d’un grand groupe coréen, et ainsi préserver l’image d’un des plus puissants acteurs économiques de la Corée.
Et ça marche: sur la rubrique news de Naver, le Google coréen, la requête “Posco” ne renvoie aucun résultat ayant trait à l’affaire du vol Séoul – LAX, alors que cette même requête sur les rubriques blog, ou forum de discussions de ce même Naver ne renvoie pratiquement qu’à cette affaire. Voilà pourquoi le concept de journalisme citoyen est né en Corée à la fin du siècle dernier: pour palier aux lacunes coupables d’une presse traditionnelle aux ordres de puissants annonceurs locaux.
Pour terminer sur une note plus légère: une habituée d’Air France se demande sur Twitter si le comportement du malotru aurait été similaire à bord d’un vol de la compagnie française. Sûrement pas pense-t-elle, vu que lors de ses voyages, elle remarque de nombreux mâles coréens, la cinquantaine, complètement flétris devant les physiques imposants des hôtesses d’Air France, se contentant de manger docilement tout ce qu’on veut bien leur donner lors des repas.
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Qu’il est regrettable pour les étrangers s’intéressant à la Corée, que le principal journal anglophone du pays, le Korea Herald, soit d’un niveau encore plus médiocre que la plupart des médias en langue coréenne, dont la qualité laisse déjà à désirer.
Alors qu’on pensait avoir été abreuvé des moindres détails de l’anniversaire de Lee Keun-hee, chairman du groupe Samsung, fêté en grande pompe au Shilla hotel, propriété du groupe et dirigé par Lee Boo-jin, fille aînée du chairman, le Korea Herald n’en a visiblement pas eu assez et nous rapporte dans un article en page d’accueil de son site web des compléments d’informations précieux : le lendemain de cette fête d’anniversaire réussie et avant la fermeture temporaire de l’hôtel pour cause de travaux de rénovation, la fille du patron de ce conglomérat qui contrôle 20% du PIB coréen aurait réuni tout le personnel de l’hôtel et leur aurait offert un repas où pour une fois, les managers de l’hôtel faisaient le service pour le petit personnel.
Sans oublier de louer les talents de management de Lee Boo-jin, et de préciser que pendant les travaux, aucun personnel de l’hôtel ne sera mis à la porte, le journal rapporte que celle-ci aurait été émue jusqu’aux larmes, reconnaissante de la dévotion et des efforts de son personnel. Bref, nous ne pouvons nous empêcher d’être nous-mêmes gagnés par l’émotion devant tant de grandeur d’âme et d’humanité dont fait preuve le management de l’hôtel (donc de Samsung) et nous imaginons que c’est parce que toute la rédaction du Korea Herald fut tétanisée par l’émotion qu’il aura fallu mobiliser deux journalistes pour pondre ce qui doit être un copier-coller intégral des paroles d’un responsable de la communication de l’hôtel.
Si cet article a une vertu, c’est qu’il permet aux non coréanophones d’avoir un aperçu de la déférence avec laquelle la plupart des médias traitent les Chaebols et le groupe Samsung en particulier. Car dans un contexte de prise de conscience générale de la domination excessive des Chaebols sur l’économie coréenne, si vraiment on voulait traiter ce quasi-non-événement que constitue l’anniversaire du patron de Samsung ou des travaux que l’hotel dirigé par sa fille aînée est sur le point d’entamer, il y aurait mille et un angles beaucoup plus intéressants de le faire que celui de s’extasier devant la magnanimité des dirigeants de Samsung, à commencer par celui du coût d’une telle fête privée ou encore de l’identité de celui qui paiera l’addition.
Cet anniversaire de l’homme le plus puissant de Corée du Sud aurait pu être également l’occasion de se demander pourquoi 50% de l’économie coréenne et plus de 80% de ses exportations sont entre les mains d’une dizaine de groupes, eux-mêmes contrôlés par des familles qui se transmettent le pouvoir depuis trois générations grâce à des schémas opaques de participations croisées.
Non pas qu’il faille poser un regard inquisiteur sur tous les faits et gestes de familles, aussi puissantes soient elles, dans leurs sphères privées ou les soupçonner systématiquement d’être mal intentionnées. Mais au moins, faire preuve de vigilance et d’esprit critique lorsqu’on choisit d’en parler. Car à force de faire passer docilement tous les messages que les dynasties régnant sur l’économie sud-coréenne souhaiteraient voir diffusés pour soigner leurs images, le Sud se retrouverait rapidement avec une presse digne de celle du Nord.
lire le billetToute l’histoire du développement économique de la Corée résumée en un cliché: au premier plan une grosse berline qui ressemble à s’y méprendre à un modèle allemand mais qui en fait est “Made in Korea” du fait d’un accord entre les constructeurs Ssangyong, et Mercedes. Longtemps, le consommateur coréen n’a eu accès qu’à cette pâle copie de la berline allemande, l’originale étant réservée à une infime élite tant ses tarifs étaient prohibitifs.
Qu’importe: on racontait au conducteur coréen que la copie était (presque) aussi bien que l’originale, avec l’avantage d’être moins chère et surtout d’être fabriquée en Corée. Acheter une Ssangyong, c’était donc faire preuve de patriotisme et tant pis si cette berline coréenne était moins jolie ou fiable que l’Allemande: encore faudrait-il en voir sur les routes pour pouvoir s’en rendre compte.
Depuis le début du millénaire, les choses ont changé: les berlines de luxe allemandes ou japonaises sont légions dans les rues de Séoul depuis que le pays a progressivement ouvert ses frontières aux constructeurs étrangers. Mais entre temps les constructeurs coréens ont pu grandir grâce à leur chasse gardée que représentait le marché coréen. C’est parce que l’industrie automobile coréenne fut protégée de la concurrence internationale qu’elle put se développer rapidement et aujourd’hui, proposer des berlines qui n’ont plus rien à envier à celles de leurs concurrents européens, japonais ou américains.
Copier ce qui marche, tester sur son marché pour s’améliorer, puis égaler, voire dépasser l’original. Est-ce parce que le succès économique de la Corée commence par la copie que personne ne s’étonne ici que n’importe quelle devanture reprenne librement n’importe quel logo? Ainsi ce PC-Room (Internet Café) en arrière plan de la photo, baptisé Apple.
lire le billetExpérience riche d’enseignements pour le Français que je suis, d’assister aux perspectives économiques mondiales exposées par un gestionnaire de portefeuille coréen à ses clients particuliers. Son exposé doit rester simple, ne s’adressant pas à des investisseurs professionnels, mais pertinent dans la mesure où il entraîne in-fine des décisions d’investissement qui peuvent être lourdes de conséquence.
Ce qui étonne, c’est qu’on y parlera beaucoup, presque exclusivement d’Europe. Pourtant, la Chine, puissante voisine à deux pas d’ici ne présente-t-elle pas des enjeux qui pourraient influer sur l’économie mondiale et en particulier sur la balance commerciale de la Corée? Quant aux Etats-Unis, alliés historiques et partenaires commerciaux majeurs de la Corée, n’ont-ils pas leur propre lot de problèmes faisant peser leur part d’incertitude sur l’économie mondiale? Mais sur l’écran de projection, ça n’est ni la photo de Hu Jintao, ni celle d’Obama, mais bien celles de Mario Draghi, le Président de la Banque Centrale Européenne, et d’Angela Merkel qui apparaissent, illustrant l’influence majeure dont le Vieux Continent et ses quelques 500 millions de consommateurs jouissent (encore) sur la Planète.
Il faut dire que les problèmes de l’Europe sont sérieux, et rien de tel que le résumé simpliste de notre banquier pour s’en convaincre. Son diagnostic tient en une courte phrase: le sud de l’Europe est endetté. Notez au passage à quel point les différents Etats européens disparaissent au profit de “l’Europe”, cette entité économique avec ces régions riches au nord et pauvres au sud. Face à ce problème d’endettement, deux solutions de bon sens: soit dépenser moins, mais l’Europe du Sud en serait incapable car son système social coûte trop cher et que personne ne serait prêt à le remettre en cause parce que “ça n’est pas dans la culture des Européens du Sud d’être économes”.
Reste donc l’autre solution: gagner plus d’argent, mais l’Europe du sud en est également incapable car le peu d’industrie qu’il lui reste décline comme peau de chagrin. Et le gestionnaire de portefeuille de rajouter que certes les plus riches (l’Allemagne) pourraient prêter aux endettés pour retarder la catastrophe, mais “est-ce que vous mesdames, seriez prêtes à sacrifier votre épargne durement gagnée pour soulager les dettes d’un voisin dépensier et insouciant?”
-“Noooon!!” général de l’audience sur un ton à la fois amusé et inquiet.
Voilà donc réglé le compte de l’Europe lors d’une synthèse certes très vulgarisée, dont je vous épargne certaines tirades de café du commerce notamment sur la fraude fiscale, qui serait le dernier savoir-faire possédé par les Grecs… Discours vexant pour tout Européen, mais après tout est-ce sur la réalité de la crise économique en Europe qu’il faut se vexer ou sur la caricature qui en est faite?
Et la France dans tout ça? Suis-je forcé de me demander. Est-elle perçue comme faisant partie du Sud pauvre et insouciant ou du Nord riche et performant? Lorsque j’interroge le banquier, celui-ci est dithyrambique sur l’industrie française, sa technologie, son leadership dans certains secteurs de pointe. “Mais ce qui est bizarre, c’est que d’un côté vous avez Airbus ou Areva sur lesquels vous devriez vous concentrer, et que de l’autre vous avez PSA, une entreprise sans grand avenir que votre gouvernement s’acharne à défendre avec de mauvais arguments.”
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Pour avoir entendu parler du club des 20 – 50, il faut assurément vivre en Corée car autant ce club est inconnu au bataillon partout ailleurs dans le monde, autant ce club fait les gros titres des journaux coréens ces jours-ci. Qu’est-ce donc que ce fameux club? Simplement la liste des pays qui respectent deux critères: un PIB par habitant supérieur à 20 000 dollars et une population supérieure à 50 millions d’habitants. Il seraient 7 pays dans ce cas là: Les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie et depuis le 23 juillet, date à laquelle les Coréens ont vu naître leur 50 millionième compatriote, la Corée.
Les médias coréens sont constamment à la recherche de classements ou autres gratifications à la gloire de la réussite fulgurante de leur pays. Il y eut notamment l’entrée de la Corée dans l’OCDE au milieu des années 90, dont la signification était réelle vu que cette organisation est généralement reconnue comme le club des pays industrialisés. Aujourd’hui avec ce club des 20 – 50, l’auto-congratulation paraît un peu plus tirée par les cheveux vu que ce club n’a aucune réalité si ce n’est dans l’esprit des Coréens.
Bien sûr tout ce qu’a accompli la Corée en un demi-siècle et ses performances économiques aujourd’hui sont impressionnants. Beaucoup de pays européens donneraient cher pour avoir la même croissance économique et les finances publiques que la Corée et il serait ingrat de dénigrer les réjouissances d’un pays qui a tant sacrifié pour se hisser en un temps record parmi les 7 premiers pays au monde en terme de richesse produite et de taille de sa population.
Mais ce que trop peu de journaux coréens ont tendance à relever c’est la courbe inquiétante de l’évolution de la population coréenne. Quelques articles parlent bien d’un déclin qui ferait que d’ici une trentaine d’années la population coréenne serait réduite à 40 millions, mais rares sont ceux qui s’attardent sur l’impact qu’aurait un tel déclin sur l’économie. Car avec un indice de fécondité de 1,23 en 2011, la Corée est le pays au monde qui vieillit le plus rapidement. Résultat, comme le note le Hankook ilbo, alors que les plus de 65ans ne représentaient que 6,1% de la population active en 1980, elle en représenterait 57% en 2040. On imagine l’impact sur la capacité de la Corée à continuer à créer de la richesse.
Il n’y pas pléthore de solutions pour contrecarrer cette évolution démographique inquiétante. Les Coréens devront à la fois augmenter leur productivité, faire travailler plus de non-actifs et accueillir davantage de travailleurs étranger. Je fais confiance aux Coréens pour améliorer leur productivité: entre les innovations technologiques et leur recherche progressive de l’efficacité en entreprise au détriment de la hiérarchie, le potentiel de progrès est réel. Pour faire travailler plus de non-actifs le challenge me semble plus relevé: il s’agirait de laisser plus de place aux femmes dans l’entreprise, ce qui implique un changement des mentalités. Or je suis moi-même surpris de la condescendance avec laquelle même mes jeunes collègues masculins traitent leurs collègues féminins. Surtout il faudrait une politique de la maternité permettant aux femmes d’être active et mère en même temps et sur ce chantier tout ou presque est à faire.
Enfin l’accueil plus massif d’immigrés semble lui illusoire. Certes la Corée s’est ouverte considérablement mais la quasi majorité des Coréens associent toujours à l’extrême leur identité au sang qui coulent dans leurs veines. Accueillir quelques Philippins ou Pakistanais pour travailler (au noir) dans les chantiers est donc à la limite accepté, mais il faudra attendre longtemps avant que les étrangers puissent jouer un rôle plus prépondérant dans la société coréenne. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir les manifestations de xénophobies qui se sont déversées sur Jasmine Lee, le premier député coréen d’origine étrangère, qui plus est une femme…
lire le billetLe TGV, ce fleuron de l’industrie française qui sauve les meubles de notre balance commerciale, mais pour combien de temps encore? Il y a 20 ans, notre TGV national remportait un contrat majeur pour équiper le territoire sud-coréen d’un réseau ferré à grande vitesse. Contrat remporté de haute lutte face à une rude concurrence allemande et japonaise et au prix d’un accord de transfert de technologies pour qu’à terme les Coréens puissent développer leur propre modèle de train à grande vitesse.
Côté Français, on pense que le jeu en vaut la chandelle: le marché coréen est important, il constitue en plus une bonne vitrine du savoir-faire technologique français sur la Chine, et les technologies transférées sont celles de la première génération de TGV, préservant ainsi à la France une avance technologique confortable. Livrer suffisamment de technologies pour vendre mais en garder suffisamment pour toujours garder un temps d’avance sur ses nouveaux adversaires : un savant dosage qui dépend notamment de l’évaluation qu’on fait de la rapidité à laquelle les clients d’un jour pourront assimiler les technologies livrées pour batir une offre concurrente.
En terme de rapidité, les Coréens se débrouillent: après quelques débuts difficiles dans la construction du réseau ferré (la Corée est un territoire à 70% montagneux) les premières lignes à grande vitesse sont mises en service en 2004. Les premiers KTX (Korea Train Express) ravissent des passagers bluffés de pouvoir faire dans la journée un aller-retour entre entre Seoul et Busan, la grande ville portuaire au sud-est de la péninsule. Mais pour les habitués d’un Paris – Lyon en TGV, rien de très excitant car mis à part la couleur, les logos et quelques écrans plats équippant les wagons, il s’agit exactement du même train que celui qui sillonne la France à 250km/h depuis le début des années 80.
La SNCF et Alstom peuvent-ils rester sereins? Ils ont vendu une version antérieure de leur joyau, dont par ailleurs il n’ont pas livré tous les secrets vu que les Coréens doivent continuer à importer certaines pièces de France. Sauf que dès 1996, la Corée lance son programme de développement d’un train à grande vitesse 100% indigène. Ils repartent des plans livrés par la France et mettent au point un KTX deuxième génération (KTX-Sancheon) capable de transporter 360 personnes à une vitesse commerciale de 305km/h, dont les premiers modèles furent mis en service en 2010. Cette mise en service en un temps record engendra d’ailleurs son lot de couacs et défaillances techniques forçant annulations et retards de trains.
Mais ces ratés s’effacent au fur et à mesure que la technologie coréenne des trains à grande vitesse avance. Début mai, le HEMU 430X, prototype de dernière génération fait ses premiers pas en parcourant une trentaine de kilomètres au sud de la péninsule. Doté de la technologie de traction distribuée comme l’AGV, le dernier né d’Alstom, il atteindrait la vitesse maximale de 430km/h et une vitesse commerciale de 370 km/h. Des performances pures peut-être encore en deça de l’offre française, mais si l’on prend en compte la capacité des Coréens à proposer des délais et des tarifs imbattables, on ne peut nier qu’en 20 ans, la Corée est passée du statut de client à choyer à celui de concurrent à redouter.
lire le billetJe me souviens de certaines lectures de jeunesse de Marx où il affirme que le système capitalisme est voué à sa propre destruction du fait de l’accumulation de la richesse par un toujours plus petit nombre d’individus. Parfois j’ai l’impression qu’on y arrive doucement en Corée, comme l’illustre le classement Forbes des dix premières fortunes du pays: excepté le fondateur de Nexon, éditeur de jeux vidéos et troisième fortune de Corée, tous les autres membres de ce top 10 ont constitué leurs patrimoines par héritage, étant eux-même fils, ou petit-fils d’un fondateur de Chaebol, en l’occurrence Samsung, Hyundai, SK et Lotte.
Il y a en France aussi des dynasties industrielles qui se perpétuent et le patrimoine des Lagardère ou Dassault n’ont sûrement rien à envier à ceux des familles régnant sur les actifs des Chaebols coréens. Mais alors qu’en France la part de ces groupes familiaux dans l’économie nationale est relative, en Corée le chiffre d’affaires des 5 plus gros Chaebols réunis (Samsung, Hyundai, SK, LG et Lotte) représentaient en 2009 près de 60% du PIB national. Alors imaginez qu’on rajoute à ces 5 Chaebols, le poids des CJ, Hanwha, Hanjin, Kumho, et autre Doosan, conglomérats familiaux moins connus à l’international mais se taillant la part du lion de nombreux secteurs d’activité de l’économie coréenne.
Surtout, si l’on veut appréhender le poids réel de ces quelques douzaines de familles dans l’économie coréenne, il faut regarder au delà du périmètre strict des Chaebols et s’intéresser aux activités de chacun des membres de la famille. Imaginez le destin de tous ces enfants, oncle, tantes ou autres cousins par alliance, délivrés de tout souci matériel et guettés par une vie morne et désoeuvrée. D’où l’émergence du “hobby business”, une activité lancée pour s’occuper plus que par contrainte alimentaire. Et forcément ça marche: dans le secteur du luxe, de la mode, des cosmétiques, ou encore du catering, nombre de marques étrangères prestigieuses sont importées ou ont un accord de licence avec des filles ou fils de. Quoi de plus simple lorsque le financement n’est pas un souci (l’argent de poche donné par papa) et les débouchés commerciaux non plus (le carnet d’adresses de papa).
Progressivement, tous les secteurs de l’économie sont affectés par l’appétit de ces quelques familles, au point que la situation des PME en Corée devient alarmante: déjà réduites à n’être que des sous-traitants à la merci de quelques Chaebols dans le secteur industriel, les commerces de proximité pourraient bientôt connaître un sort similaire. C’est ainsi que Lee Boo-jin, fille aînée de l’actuel Président de Samsung Lee Kun-hee (lui-même fils du fondateur du groupe), fut prise d’un intérêt soudain pour la patisserie et lança la chaîne de boulangerie pâtisserie “Artisée”, dont 27 boutiques ouvrirent en un temps record à Seoul en 2011 pour concurrencer les commerces de quartier.
Cette fois-ci le timing ne fut pas optimal car 2012 est une année d’élections nationales en Corée aussi. Et devant le mécontentement général contre le monopole des Chaebols, même le Président conservateur actuel, pourtant pro-business et ancien CEO de Chaebol, dut dénoncer publiquement l’appétit vorace des Chaebols nuisible aux petits commerces. Reste à savoir si ce “Chaebol-bashing” qui semble gagner toute la classe politique est une réelle prise de conscience des dérives du capitalisme coréen, ou une simple posture électorale.
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