Libre-échange

 

Une enseigne de chaîne de salon de coiffure française à Seoul

Si l’Union Européenne est souvent moquée pour son absence de politique extérieure commune, on ne peut pas en dire autant de son commerce extérieur. Car ce que n’ont pas encore réussi les Etats-Unis, pourtant partis avant, l’UE vient de l’accomplir: la ratification définitive d’un accord de libre-échanges avec la Corée, après approbation par le Parlement européen en février dernier, puis par le Parlement coréen aujourd’hui même. Les Etats-Unis devront attendre encore un peu que leur Congrès se décide avant d’avoir leur propre accord de libre-échange avec la Corée.

C’est donc le 1er juillet prochain qu’entrera en vigueur cet accord de libre-échange UE-Corée, accord commercial le plus important jamais scellé par l’Union et qui fera progressivement disparaître la quasi totalité des droits de douane entre les deux parties. Pour les Coréens c’est notamment l’occasion de vendre encore plus de voitures Hyundai et Kia ou de portables et téléviseurs Samsung et LG, tout en élargissant leurs approvisionnements auprès de fournisseurs européens aux dépens de leurs concurrents américains et japonais. Qui a dit que l’ouverture à l’Asie était une menace pour les PME françaises et leur savoir-faire ?

D’autant que cet accord offre à l’Europe de nouveaux débouchés pour ses constructeurs automobiles, mais également aux acteurs dans le domaine des services aux entreprises et bien sûr à ses produits agricoles: pour parler d’un secteur dans lequel je suis impliqué des vins et spiritueux, les 15% de droits de douanes imposés aux vins en provenance de nos terroirs seront ainsi progressivement supprimés. Certes dans les faits, il restera encore la taxe sur l’alcool et une taxe sur l’éducation qui font qu’au bout du compte, les prix des bouteilles ne baisseront pas significativement. Toujours est-il que les vins chiliens, qui bénéficient depuis 2004 d’un accord de libre-échange, sont premiers en terme de volume sur le marché coréen.

C’est à la sortie de la crise financière asiatique de la fin des années 90 que la Corée commence à mener une réflexion qui aboutit aujourd’hui à cet accord. Avec un marché intérieur exsangue, dont le potentiel à long terme est de toute façon plombé par une démographie déclinante, et dans un contexte d’ouverture à la concurrence étrangère imposée par le FMI, la croissance passe plus que jamais par la conquête de marchés extérieurs. Or la tendance est à l’intégration régionale: UE, ALENA en Amérique du Nord, MERCOSUR en Amérique du Sud, ASEAN en Asie du Sud-Est favorisant les échanges commerciaux entre pays membres. La Corée, coincée entre la Chine et le Japon qui se suffisent à eux-mêmes, et son frère ennemi du Nord, n’a pas les mêmes perspectives d’intégration régionale et craint de se voir éjectée du coeur des échanges commerciaux, d’autant que les accords de l’OMC n’avancent pas.

La Corée met donc en place un stratégie de négociation simultanée d’accords de libre-échange avec un double objectif de sécuriser des marchés clés, et de renforcer son économie par des investissements directs de l’étranger. Le Chili, puis l’AELE, Singapour et l’ASEAN suivront, avant donc cet accord historique entre l’UE et ce petit pays si lointain, mais qui est déjà aujourd’hui son troisième partenaire commercial en Asie.

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Rouhi Bitton

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Les Coréennes sont folles de sacs Louis Vuitton (prononcer “Rouhi Bitton”). Bien sûr ça n’est pas une caractéristique propre aux seules Coréennes, et on peut dire que les Asiatiques en général sont folles des produits du malletier Français. Il n’est d’ailleurs pas la peine de venir jusqu’en Asie pour s’en rendre compte, il suffit d’observer la faune qui fait la queue devant le magasin LV des Champs Elysées.

En valeur absolue, la Corée du Sud ne représente que le 6 ou 7ème marché pour la marque, ce qui est déjà assez notable pour un pays de 50 millions d’habitants. Mais rapporté au revenu par habitant, les Coréens sont dans le monde les clients qui consacrent la plus grande part de leurs revenus aux achats Louis Vuitton.

C’est ce que me raconte sereinement le CEO de LV Korea qui me reçoit dans ses bureaux situés dans ce qui serait l’équivalent de l’avenue Montaigne pour Paris. Lorsqu’il a pris son poste en 1994, il dirigeait une boutique de 2 vendeurs et faisait un chiffre d’affaires annuel de 2 millions de dollars. Aujourd’hui, il en réalise 350 millions.

Ajoutez à cela le fait que la Corée est à moins de trois heures d’avion de Tokyo, Beijing et Shanghai, et vous comprendrez pourquoi, Bernard Arnault, patron de LVMH (maison mère de LV) s’est rendu personnellement à Séoul la semaine dernière pour finaliser l’ouverture d’une boutique dans la zone duty free de l’aéroport d’Incheon-Seoul.

L’événement n’est pas anodin: Louis Vuitton a eu jusqu’ici pour politique de ne pas ouvrir d’enseigne dans les aéroports. Paris, Amsterdam et Singapour auraient tenté d’amadouer la marque et s’y seraient cassés les dents. Cet accord avec Seoul-Incheon est donc une première. Il faut dire que la direction de l’aéroport s’est mis en quatre pour séduire LV: l’emplacement proposé est supposé être le meilleur de tout l’aéroport, tandis que le loyer proposé (7% des ventes) fait pâlir de jalousie les enseignes voisines qui doivent elles, s’acquitter de 20%.

Non, tout va bien pour LV Korea me dit son CEO. Son problème, c’est plutôt la banalisation du produit: à trop voir de sacs siglés LV dans le métro, la marque et son prestige risqueraient de se dégrader. Et lorsque le weekend dernier en allant à ma salle de sport, je me suis aperçu qu’une dame était venu transpirer en utilisant un magnifique sac LV comme sac de sport, je me dis que c’est effectivement un souci.

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Objectif Suwon?

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Crédit photo: Krzyżówki (CC-BY-3.0)

“Si t’étais Kim Jongil tu ferais quoi maintenant?”

C’est un sujet de discussion qui revient souvent entre Séoulites en ce moment. Un peu par anxiété, mais un peu aussi parce que c’est un bon moyen de pointer du doigt les défaillances et vulnérabilités de la Corée du Sud.

L’une des options les plus débattues est celle de frapper Suwon, une ville  a priori inconnue aux yeux du monde mais qui revêt une importance stratégique pour le Sud.

D’abord, c’est une ville majeure, de plus d’un million d’habitants. Certes, mais il y en a beaucoup des villes de plus d’un millions d’habitant en Corée du Sud. Ensuite, elle est située à quelques 50 km au sud de Séoul. Là c’est déjà plus intéressant: un obus qui survole Séoul pour faire quelques morts un peu plus au sud, histoire de rappeler aux habitants de la capitale qu’ils sont aisément à portée des tirs du Nord. Certains prédisent que si un tel scénario se produisait, une panique générale s’emparerait de l’agglomération de Séoul et de ses quelques 20 millions d’habitants. Je ne suis pas loin de penser la même chose.

Enfin, Suwon ne serait pas frappée au hasard: c’est le gigantesque complexe industriel de Samsung qui s’y trouve qui serait visé et là, ça serait catastrophique. Car si dans le reste du monde, Samsung est une marque reconnue certes, mais remplaçable par Sony, Apple ou HTC, l’histoire n’est pas la même en Corée.

Ici, Samsung est irremplaçable, conglomérat monstre, occupant une position de leader dans tous les secteurs économiques qui soient. Le Groupe Samsung c’est 15% du PIB sud-coréen et plus de 20% de ses exportations. Au quotidien, ce conglomérat est tellement présent dans la vie des Coréens qu’il serait possible de vivre toute son existence en ne faisant appel qu’aux produits et services de Samsung: naître dans un hôpital Samsung, loger dans un appartement Samsung, se former au lycée puis à l’université financés par Samsung, être assuré par Samsung, rouler Samsung, manger des produits cuisinés Samsung, partir en vacances dans un hôtel de Samsung, voir des films produits par Samsung, s’habiller Samsung…

Pas étonnant que les Sud-coréens appellent parfois leur pays la République de Samsung.

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Patron voyou à la sauce Chaebol

18376882.jpg-r_760_x-f_jpg-q_x-20040331_060832Lorsqu’on parle de patrons voyous en France, c’est généralement pour dénoncer leurs agissements illégaux ou contraire à l’éthique, permettant leur enrichissement personnel ou celui de leurs actionnaires, mais rarement pour dénoncer des patrons qui se comporteraient réellement comme des voyous de rue, en agressant physiquement les gens. En Corée si.

Mais pour bien comprendre l’histoire qui suit, il faut faire une parenthèse sur les Chaebols et leur rôle central dans l’économie et la société coréenne. Dans les années 60, alors que la Corée du Sud n’est toujours qu’un chant de ruines quelques années après la guerre de Corée (1950-1953), le président Park Chung-hee entame le décollage économique du pays en s’appuyant sur quelques entrepreneurs actifs et visionnaires, à qui il octroie tous les avantages pour qu’ils réussissent: les banques sont priées d’accorder un financement presque sans limite à ces quelques heureux élus, tandis que la plupart des gros contrats publics leur sont réservés.

Ainsi émerge le modèle de développement économique coréen: d’un côté un régime politique autoritaire et dirigiste qui place le développement économique en tête de ses priorités, et de l’autre quelques entreprises qui grâce au talent de leurs fondateurs et à leurs efforts (souvent illégaux) pour cultiver leur proximité avec le pouvoir en place, se développent tous azimuts quel que soit le secteur d’activité. Ce sont les Chaebols, dont les plus connues sont Hyundai, Samsung, LG ou feu Daewoo aux destins divers mais qui connurent tous cette même success story à leurs débuts.

Ces Chaebols sont le symbole des forces et faiblesses de l’économie sud-coréenne: ils permirent un développement spectaculaire du pays, mais au prix d’un système politique autoritaire et corrompu, et d’une économie où les banques n’avaient pas leur mot à dire, notamment pour limiter l’endettement spectaculaire  des Chaebols nécessaire pour financer leurs appétits sans fin de développement. Ce modèle ne résistera pas à la crise asiatique de 1997: Daewoo en mourra tandis que la plupart des autres Chaebols seront contraints à l’éclatement pour ne se concentrer que sur quelques coeurs d’activité.

Aujourd’hui, cet éclatement n’est que partiel: si certaines filiales ont réellement été cédées, telle la cession de Samsung Motors à Renault, d’autres séparations ne furent que superficielles, préservant le modèle Chaebol au moyen de liens capitalistiques opaques ou de contrôle du management de chaque société “cédée” par un membre de la famille.

C’est dans ce contexte qu’il faut découvrir cette histoire incroyable révélée par un documentaire de MBC, l’une des trois chaînes hertziennes nationales. On y fait la connaissance de M. Yoo 52 ans, chauffeur de camion citerne  depuis 1998 pour un sous-traitant de SK Energy.

SK est un Chaebol, certes moins connu en France mais très puissant en Corée. Il est présent dans de nombreux secteurs, leader dans les telecoms, grâce à SK Telecom le premier opérateur mobile coréen. Il est leader également dans l’énergie avec SK Energy, dont l’employeur de M. Yoo est donc sous-traitant.

Faisant fasse à des conditions de travail extrêmement difficiles M. Yoo se syndicalise en 2004 pour défendre ses droits et occupe progressivement des responsabilités syndicales importantes au sein de sa branche d’activité. En août 2009, son entreprise est rachetée par l’entreprise M&M un autre sous-traitant de SK Energy. Dans les faits, les choses ne devraient pas vraiment changer: l’activité est toujours exclusivement portée par le client SK Energy, et dans le management de M&M figure M. Choi, ancien dirigeant de l’entreprise sur le point d’être rachetée. Détail notoire, ce M. Choi est également cousin germain du Chairman de SK. Le business devrait donc continuer sans encombre.

Sauf qu’on demande à M. Yoo de signer un nouveau contrat de travail où il lui est demandé, comme à tous ses collègues, de renoncer à toute activité syndicale: M. Yoo refuse et se retrouve sans emploi dès septembre 2009. S’ensuit une année durant laquelle M. Yoo manifestera seul avec son camion citerne devant le siège de ses ex-futur employeurs, tentant de donner le maximum de visibilité à ses actes de protestation pour les forcer au dialogue. Il ira également stationner son camion devant le siège de SK Energy  et du domicile de son Chairman pour faire valoir ses revendications.

Au bout d’un an, à bout de force et de ressources financières, M. Yoo accepte un rendez-vous avec le management de M&M où il est suggéré qu’on lui rachèterait au moins son camion en guise d’indemnité. Après une fouille au corps quelque peu étrange pour la circonstance, on l’amène dans une salle où des chaises sont disposées en cercle, au centre duquel on lui demande de s’agenouiller. Procédé encore plus douteux mais M. Yoo est épuisé. S’il faut perdre encore un peu plus de sa dignité et s’excuser auprès de ces gens pour obtenir l’argent tant nécessaire il est prêt à s’y résigner et se met à genoux.

C’est alors que selon M. Yoo, entrent 7 à 8 cadres de M&M qui prennent place sur les chaises autour de lui, puis arrive M. Choi qui en guise de salutation lui envoie un violent coup de pied à la poitrine. Mais cette agression n’est qu’une mise en bouche: on demande à M. Yoo de se mettre en position de pompe et on amène une batte de baseball en aluminium à M. Choi qui annonce le programme: il lui administrera 20 coups de battes dans les fesses et les jambes et lui paiera 20 million de wons (13,000 EUR) pour la peine, soit 1 millions de wons (660 EUR) le coup. Commence alors le supplice. Au bout du onzième coup de batte, alors que M. Yoo implore la pitié, M. Choi dans un élan magnanime montera le tarif à 3 millions de wons par coup de batte pour arriver au montant promis.

Enfin, pour que M. Choi termine de se défouler, on enfouira du papier toilette dans la bouche de M. Yoo pour qu’il puisse le frapper au visage sans trop de trace. On lui fera ensuite signer deux papiers que M. Yoo n’aura pas le temps de lire et  sur lesquels figurent un montant de 50 millions de wons pour l’un (33 000EUR) et 20 millions de wons pour l’autre (13 000EUR). Il s’avérera que le premier document est l’acte de vente du camion, et que le deuxième est une rémunération en compensation des coups administrés et en contrepartie de laquelle M. Yoo s’engage à ne pas porter plainte. Les photos (graphiques) des dégâts causés par M. Choi sont disponibles au milieu de cet article en coréen.

On ne sait pas ce qui est le plus choquant dans cette histoire: que ce type de châtiment corporel, bien qu’isolé, puisse encore avoir lieu dans une entreprise qui a pignon sur rue, que ce patron fou n’ait aucune once de respect pour la dignité humaine, que personne dans l’audience n’ait bougé pour arrêter le patron fou, ou encore que le management de cette entreprise n’éprouve aucun regret, ni même sentiment d’avoir quelque chose à se reprocher. Car lorsque le journaliste auteur du reportage appelle deux cadres de l’entreprise pour enquêter sur cette affaire, ceux-ci non seulement confirment, mais justifie le bien-fondé de l’acte: “il a accepté les coup en contrepartie d’une compensation, c’était du fight money en quelque sorte”, dira l’un, alors que le deuxième cadre ira même jusqu’à insulter M. Yoo en lui reprochant d’avoir quelque chose à redire  à son “juste” sort.

Ca ne serait pas faire justice aux progrès sud-coréen que de résumer sa situation socio-économique à cette affaire. Depuis 20 ans, le pays est sorti de la dictature pour devenir aujourd’hui d’une  démocratie vibrante. En un temps record, les Coréens ont vu une amélioration dramatique de leur niveau de vie avec l’avènement d’une vraie classe moyenne. Certes la société souffre toujours d’inégalités sociales mais quel autre pays de l’OCDE pourrait ne pas en dire autant? Sensibilisée par les médias, l’opinion publique s’est émue du sort de M. Yoo et sur Internet se déversent des flots de commentaires réclamant que ce crime ne reste pas impunis. Aujourd’hui, les juges affirment vouloir entendre M. Choi sur cette affaire et les experts juridiques s’accordent pour prédire que M. Choi va au devant de gros problèmes face à la Justice.

Mais voilà, M. Choi fait partie de la famille de l’un des plus puissants Chaebols dont l’importance est vitale pour l’économie coréenne. Si vitale que progressivement, le pouvoir politique leur accorda une impunité de fait, au point que des délits aussi impardonnables que des faits de corruption (Samsung) ou d’enlèvement et d’agression de personnes (Hanhwa), furent graciés par le Président au nom de l’intérêt économique supérieur de l’Etat.

Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. A part les Chaebols, rajouterait-on ici.

Photo: Une scène de Old Boy de Park Chan-wook

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