Désinformation

Rendre compte de la situation d’un pays aussi inaccessible que la Corée du Nord doit être le cauchemar de toute rédaction, et on imagine la démotivation du pigiste ou du stagiaire devant la médiocrité et la maigreur des informations à partir desquelles il va devoir pondre son article sur ce pays mystère. Mais ces difficultés ne devraient pas être prétexte pour traiter le sujet nord-coréen de manière désinvolte.

Or qu’apprenons-nous dans les rubriques actualité internationale de la presse en ligne française du 20 août? Que la pénurie de femmes vierges serait le grand sujet d’inquiétude du leader nord-coréen Kim Jung-un, la virginité étant l’un des critères de recrutement de la “brigade du plaisir” chargée de divertir le dirigeant et quelques privilégiés.

 

L’information, semble-t-il révélée en France par le blog hébergé par lemonde.fr Big Browser et reprise en coeur par une douzaine de sites d’informations, nous révèle que cette pénurie assez particulière serait en tête des préoccupations de Kim Jong-un, avant même les exercices militaires conjoints américano-sud-coréens.

Car le phénomène serait d’une ampleur majeure: poussée par la misère, la prostitution serait galopante au point que 60% des jeunes filles nord-coréennes de 16 ans auraient eu un rapport sexuel. Cette information a été jugée suffisamment fiable pour dispenser la plupart de ces sites d’informations de l’utilisation du conditionnel, car voyez-vous, ces chiffres seraient issus des examens médicaux effectués lors de la conscription.

Bien sûr ces révélations ne sont pas le résultat d’une quelconque enquête journalistique directement effectuée par l’un de ces sites d’informations qui d’ailleurs ne s’en cachent pas : ils ne font que rapporter les éléments d’un article publié par la version web anglophone du premier quotidien sud-coréen Chosun Ilbo, lui-même traduction d’un article initialement publié en Coréen.

Il n’y a jusqu’ici rien de choquant. Entre la barrière de la langue, le fait que la presse libre nord-coréenne soit inexistante, et le fait qu’aucun média étranger, à l’exception de l’agence de presse AP, ne dispose de correspondant basé en Corée du Nord, il est logique que les médias français n’aient d’autres recours que celui de se fier parfois à leurs confrères sud-coréens pour évoquer la Corée du Nord: mieux vaut cela que ne pas en parler du tout.

Le problème c’est que les reprises françaises de l’article coréen n’en sont pas. Elles s’en inspirent certes, mais pour ensuite broder une histoire qui colle aux attentes de lectures estivales légèrement racoleuses : un dictateur vociférant qu’on ne lui ramène pas assez de jeunes vierges, car celles-ci sont occupées à faire le tapin dès 16 ans.

Qui sait? Cette vision est peut-être proche de la réalité, mais elle n’est en aucun cas rapportée par l’article sud-coréen, ni sa version coréenne, ni sa version anglaise qui constitue l’unique source d’informations des articles français. A aucun moment n’est-il fait mention de Kim Jung-un, encore moins d’un quelconque mécontentement de sa part. Tout juste est-il fait mention en une ligne dans la version coréenne et en deux lignes dans la version anglaise d’un article qui en fait plus de 40, que d’après un réfugié nord-coréen, ancien membre gradé d’une antenne provinciale du Parti des Travailleurs, les autorités auraient du mal à recruter des femmes vierges pour cette fameuse “brigade du plaisir”.

La statistique concernant la virginité des jeunes femmes nord-coréennes relèvent du même fantasme, car d’après l’article du Chosun Ilbo, ce ne sont pas 60% de jeunes femmes nord-coréennes qui auraient eu un rapport sexuel à 16 ans, mais 60% des jeunes femmes de la municipalité de Chongjin. L’article précise par ailleurs que ce chiffre est une affirmation du même réfugié nord-coréen que précédemment.

L’article du Chosun Ilbo lui-même est à prendre avec des pincettes. D’abord parce que ce quotidien, tout comme la plupart de ses confrères sud-coréens, n’est pas un modèle d’indépendance journalistique, qu’il a lui même été l’instrument de propagande des régimes militaires sud-coréens des années 80 et qu’il penche toujours aujourd’hui en faveur des partisans d’une ligne dure face à la Corée du Nord.

Surtout parce que le journaliste qui a travaillé sur cet article n’a eu d’autre choix que de faire appel à des sources d’information dont la fiabilité est discutable: les services de renseignements sud-coréens d’abord, certainement parmi les organisations les mieux renseignées sur la situation en Corée du Nord, mais dont l’objectif est plus la désinformation concernant un pays contre lequel il est toujours techniquement en guerre, que l’information impartiale. Un article du Chosun concernant la Corée du Nord basé sur des sources des services de renseignement sud-coréen, c’est un peu comme un reportage de Fox News sur l’Irak de Saddam Hussein commenté par un officiel de la CIA, avec certes, la qualité en plus.

Les témoignages des réfugiés nord-coréens ne peuvent pas non plus être reçus sans une certaine précaution. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute ni l’atrocité de leurs expériences, ni l’absolu cruauté du régime totalitaire en place en Corée du Nord. Mais les membres sud-coréens des associations d’aides aux réfugiés nord-coréens vous le diront eux-mêmes: si le parcours individuel courageux et admirable de chacun des réfugiés doit être loué et soutenu, leurs témoignages ne reflètent pas toujours la réalité nord-coréenne, parce qu’au travers de leurs témoignages, les réfugiés poursuivent eux-mêmes un agenda militant – bien évidemment louable – d’opposition au régime du Nord, ou de reconnaissance par une société sud-coréenne qui n’est pas toujours tendre avec eux. Et que ces objectifs peuvent parfois inciter certains à forcer le trait, voire à inventer.

Voilà quelques uns des filtres dont le lecteur devrait avoir conscience avant d’ingurgiter toute information sur la Corée du Nord: une situation déjà suffisamment compliquée pour qu’un média en quête de raccourcis sensationnalistes ne viennent en rajouter, même en plein mois d’août.

lire le billet

Séoul l’indifférente

Je sais bien qu’il serait de bon ton d’écrire ici quelques lignes sur les tensions en Corée : l’angoisse qui doit régner à Séoul et ses environs où quelques 24 millions d’habitants vivent à un vol d’oiseau de la frontière nord-coréenne; la ruée vers les supermarchés à la recherche de produits de première nécessité; la présence militaire ou policière plus marquée dans les rues, les regards tendus et inquiets des passants.

Le problème, c’est qu’il n’en est rien, à part peut-être pour la présence militaire il est vrai un peu plus marquée. Pour le reste, les couples s’attardent devant les forsythias et les cerisiers en fleur qui annoncent enfin l’arrivée du printemps. Dans les artères de Gangnam ou près de l’Hotel de Ville, la circulation est aussi dense qu’à l’accoutumée. Et le fait que les restaurants ou bars paraissent un peu moins bondés s’explique avant tout par le ralentissement économique plutôt que par la crainte d’un bombardement. Bref, beaucoup sont dans l’état d’esprit de ce moine bouddhiste à qui l’on demandait comment il interprétait les menaces proférées par Kim Jong-Un et qui répondit : “comme un bâtard qui aboie dans une rue déserte…”

Si les Coréens du Sud semblent si immunisés contre les tensions avec leurs voisins du Nord c’est également parce que celles-ci ne sont que les dernières d’une longues séries de provocations, menaces et affrontements sporadiques qui ont jalonné le demi-siècle qui s’est écoulé depuis l’armistice de 1953. Et si pour l’opinion mondiale, les tensions semblent n’avoir jamais été aussi élevées cette fois-ci, c’est aussi parce qu’elle a oublié, à la différence de la plupart des Coréens, celles qui les ont précédés.

L’épisode de 1994 par exemple, sous l’ère de Kim Il-Sung, grand-père de Kim Jong-Un et père fondateur de la Corée du Nord. Lorsque soupçonné par la communauté internationale de conduire un programme nucléaire clandestin, le régime de Pyongyang décide de se retirer du Traité de non prolifération nucléaire, l’administration de Bill Clinton envisage sérieusement une attaque aérienne préventive contre les installations nord-coréennes, au risque du déclenchement d’une deuxième guerre de Corée que le secrétaire d’Etat à la défense de l’époque William Perry admet et assume publiquement.

De nombreux Coréens se remémorent cet épisode en avouant que cette fois-là, oui, ils y ont cru au début d’une nouvelle guerre, parce qu’attaquée par les Etats-Unis, la Corée du Nord n’aurait eu d’autre choix que celui de se défendre. Comme ils se souviennent (pour les plus âgés) du commando de 31 soldats nord-coréens qui s’infiltra en 1968, avec pour objectif d’assassiner le Président du Sud, pour être arrêté en plein Seoul, aux abords du palais présidentiel lors de combats de rue faisant 68 morts côté Sud. Ou plus récemment le bombardement de l’île de Yeongpyeong qui fit les première victimes civiles depuis la fin de la guerre de Corée.

Un ami à qui je demandais s’il n’était pas inquiet par la Corée du Nord, me répondit: “mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter! parce que si la guerre éclate vraiment, alors on mourra tous ensemble et en même temps !” Voilà au cynisme près, l’autre raison majeure pour laquelle les Coréens du Sud ne s’en font pas trop : une sorte de fatalisme face à un voisin qui représente une menace réelle, mais contre qui l’impuissance prévaut. Et la nouvelle donne nucléaire n’ajoute finalement pas grand chose au sentiment d’insécurité d’une population sud-coréenne, dont une bonne moitié vit entassée depuis un demi-siècle, sous la menace de plusieurs centaines de pièces d’artilleries qui provoqueraient des dégâts considérables.

Du fatalisme et beaucoup d’indifférence aussi, en particulier chez les jeunes qui n’ont connu ni la guerre, ni la misère qui en a résulté, et pour qui la Corée du Nord évoque à peine plus qu’un turbulent voisin partageant la même langue et quelques vagues héritages historiques communs. Pour cette génération-là, une guerre semble tout simplement inconcevable justement parce que leurs parents en ont trop souffert et qu’ils ont oeuvré toute leur vie pour que leurs progénitures ne connaissent jamais ni les morts, ni la misère qu’eux-mêmes ont eu à subir.

Leurs efforts ont bien payé. Trop peut-être, car si aujourd’hui leurs enfants ne manquent de rien et peuvent se consacrer tout entier à leurs réussites personnelles, ils réinventent aussi une conscience nationale qui s’arrête au 38ème parallèle. Quel serait l’intérêt d’une réunification pour cette génération pour qui la réussite individuelle prime sur tout et qui ne se sent aucune affinité avec le Nord? Qui n’a connu la guerre qu’au travers des récits de leurs grands-parents, et qui n’est séparé d’aucun membre de sa famille par cette frontière infranchissable, à part peut-être pour le cas d’un grand-oncle éloigné ? Certains étudiants avec qui je discute n’hésitent pas à tenir un discours décomplexé sur la question et à rejeter ouvertement la réunification.

Les perspectives d’une réunification ne pourront que s’éloigner au fur et à mesure que cette génération arrive aux commandes. Déjà beaucoup semblent l’évoquer comme un voeu pieux : une réunification à condition qu’elle ne soit pas au détriment de la prospérité économique, à condition qu’elle ne signifie pas une marée d’immigrants venus du Nord prenant les emplois de ceux du Sud. 13 siècles d’unité nationale sont finalement bien peu de choses face à 20 ans de prospérité.

lire le billet

Raid aérien imaginaire

Je suis à 500m de mon bureau lorsqu’au dernier carrefour, une dame en vague uniforme se tient au milieu de la chaussée et fait des gestes qui se veulent autoritaires mais qui respirent la panique, pour tenter d’arrêter la circulation chargée d’un jour de semaine à Séoul. Un accident? Une personne âgée en difficulté au milieu de la chaussée? Une classe de primaire de sortie? J’ignore donc le feu qui pourtant m’indique de passer, et m’arrête à quelques mètres de cette farouche ménagère pour constater que non, rien ne justifie un tel blocage de la circulation.

Le temps de baisser la radio et je constate que des sirènes hurlent au loin, un peu comme celles qui s’exercent à Paris tous les premiers mercredi du mois. Mais ici elles annoncent une menace bien plus tangible qu’en France: celle que constitue la 4ème armée au monde, dont les principales capacités sont amassées à quelques 70km d’ici et avec qui la Corée du Sud est toujours techniquement en guerre. Il faut bien ça pour que Séoul, la ville qui ne s’arrête jamais, s’arrête avec peine le temps de répéter les mesures à prendre en cas d’attaque aérienne.

Je dois dire que l’exercice n’est pas particulièrement rassurant: les dames en charge de faire respecter les consignes de l’exercice sont certes farouches (il faut un certain courage pour tenter d’arrêter la circulation de Séoul à la force de son petit fanion), mais on les imagine mal faire preuve d’autant de motivation en cas d’attaque réelle. Autour de moi, quelques conducteurs font vrombir leur moteur comme s’il s’agissait d’un départ de grand prix de formule 1, trahissant ainsi leur impatience ; certains livreurs passent outre les consignes de notre sympathique ménagère et continuent leur route; au bord de la chaussée, les piétons qui ne peuvent traverser montrent plus d’agacement pour ce temps perdu que de réel intérêt pour un exercice dont ils semblent avoir oublié la justification.

Paradoxalement cet exercice de préparation montre le degré d’impréparation de la population à l’éventualité d’une attaque. Pour les gens du Sud, la menace du Nord a toujours existé. Séoul est tellement proche de la frontière qu’une menace nucléaire en plus ne change pas grand chose à leur situation: en cas de guerre, la capitale subirait de toute façon des pertes énormes. C’est sous cette épée de Damoclès que le pays s’est reconstruit depuis un demi-siècle.

Si bien qu’aujourd’hui les gens ont développé une accoutumance à la menace du Nord: présente vaguement dans l’esprit des gens, un peu plus précisément peut-être lors d’accrochages militaires qui arrivent à fréquence régulière, mais ignorée par le plus grand nombre dans la vie de tous les jours.

lire le billet

Vivre l’enfer de Corée du Nord et s’enfuir

Parler de la Corée du Nord, pays le plus fermé au monde, c’est prendre le risque de se tromper. Mais ne pas en parler lorsqu’on en a l’occasion, c’est ajouter son indifférence aux souffrances sans fin qu’un régime totalitaire inflige à une vingtaine de millions d’hommes et de femmes. Comment donc ne pas en parler après une série de rencontres avec trois Coréens du Nord qui ont réussi à fuir l’enfer de leur pays pour s’installer au Sud? On les appelle talbukjas ici. Ils seraient 24 000 en Corée du Sud et j’ai pu en rencontrer dans le cadre d’un projet auquel j’ai pu contribuer et dont j’espère vous reparler très prochainement.

Ce qui frappe en premier lorsqu’on rencontre des talbukjas, les jeunes surtout, ce sont les séquelles que la malnutrition a laissées sur des corps qui ne demandaient qu’à grandir, mais qui pour les moins chanceux d’entre eux, n’avaient droit qu’à des bouillons de racine ou d’écorce d’arbre lors de la terrible famine que la Corée du Nord a connu dans les années 90. Parmi les trois avec lesquels j’ai pu faire connaissance, un étudiant de 29 ans paraissait en avoir 16, tandis qu’une étudiante de 21 ans paraissait en avoir 14.

Ce qui fait réfléchir ensuite, c’est que les trois talbukjas sont des exemples vivants que l’homme peut vivre longtemps et docilement privé de toute liberté élémentaire, mais pas avec la faim au ventre. C’est cette faim terrible, que peu de gens connaissent aujourd’hui en Europe ou en Corée du Sud qui pousse d’abord l’un des trois talbukjas, et avec lui certainement beaucoup d’autres gens normaux, à envisager de voler, “mais il n’y avait plus rien à voler”, puis finalement le cloue au lit, sans force, même pas celle de soulever sa tête devenue trop lourde pour un corps où il ne reste plus que les os. Mais de cette faim naît également l’énergie du désespoir qui permet à certains Coréens du Nord de traverser la frontière au mépris de la mort et du sentiment de trahison de leur patrie.

Car c’est paradoxal mais ce sentiment de trahison existe et montre l’étendue de l’emprise du régime de la dynastie Kim sur son peuple. A écouter ces témoignages on comprend qu’aucun autre régime au monde n’a poussé aussi loin le contrôle total du corps et de l’esprit de son peuple, si ce n’est celui imaginé par Orwell dans 1984. Car pour la grande majorité des Coréens du Nord, celle qui vit dans la relative indifférence du régime, ni particulierement persécutée, ni particulièrement choyée, celle donc, qui se contente de souffrir silencieusement de la faim et de l’absence totale de liberté, cette population là semble rester incroyablement fidèle au régime. Au point que parmi les trois talbukjas rencontrés, l’un raconte avoir traversé la frontière avec la Chine parce qu’il avait faim, mais en culpabilisant de trahir ainsi son pays, les siens, ses dirigeants, bref incapable de réaliser que c’est ce régime qui était à l’origine de toutes ses souffrances. A tel point qu’il pensait rester en Chine le temps de manger puis revenir au paradis socialiste une fois rassasié.

L’exemple de l’étudiante de 21 ans est encore plus révélateur de l’immense réussite du régime dans son entreprise d’endoctrinement absolu. Lorsqu’on rencontre cette charmante étudiante au sourire pétillant, on imagine une enfance sans histoire dans une chambre remplie de posters Hello Kitty. Point de Hello Kitty dans son village de Corée du Nord, mais l’étudiante raconte une enfance sans histoire dans un pays qu’elle aimait et pour la défense duquel elle mettait toute sa bonne volonté. Elle l’admettra elle-même sans sourciller: lorsqu’un voisin du village réapparait après une longue absence avec de nouveaux habits, elle le soupçonne d’avoir fait un tour en Chine et va aussitôt le dénoncer aux autorités locales. C’est en l’écoutant qu’on commence à comprendre l’extrême perversité du régime nord-coréen où même les individus les plus inoffensifs deviennent les rouages d’un système terrifiant où chacun est le délateur potentiel de l’autre.

Lorsqu’avec les difficultés économiques grandissantes, sa mère évoque vaguement l’idée de s’enfuir en Chine, elle s’y oppose avec vigueur et tente de “rééduquer sa mère”. Cette dernière aura le dernier mot en prétextant une visite chez une tante habitant au nord du pays, pour entraîner sa fille dans sa fuite du pays. Il aura fallu à cette étudiante deux ans pour prendre goût au monde libre et réaliser l’horreur de la Corée du Nord, où elle espère retourner un jour en tant qu’avocate des Droits de l’Homme.

Après ces témoignages, on ne peut être que pessimiste sur la capacité des Coréens du Nord à se soulever pour renverser le régime tyrannique dans lequel ils vivent depuis un demi-siècle. Le fondateur d’une ONG qui aide les réfugiés nord-coréens résume bien la stratégie du régime : choyer les militaires et les 3 millions d’élites privilégiées vivant à Pyongyang et seules susceptibles de soulèvement. “Seules ces deux catégories comptent pour le régime, la vingtaine de millions de Coréens du Nord restante, trop faible et docile pourrait être entièrement laissée à l’abandon qu’elle crèverait silencieusement sans mettre en danger le maintien du régime.”

lire le billet

Le poids d’une image

Alors que la Corée du Sud fait le buzz sur la toile grâce au tube d’un chanteur excentrique, la Corée du Nord fait également le buzz sur la toile grâce à une photo mettant en scène son dictateur excentrique Kim Jong-un.

Cette photo donc, montre un Kim Jong-un ravi d’être photographié au milieu d’une famille qui elle, paraît beaucoup moins enthousiaste d’apparaître ainsi. Et les commentateurs du monde entier de s’exclamer: “Cette photo, quel epic FAIL !” Rendez vous compte: un Kim Jong-un tout souriant au milieu de mines terrorisées, n’est-ce pas en une image, le désaveu le plus criant d’un pays qui se prétend paradis socialiste, alors qu’il est en fait une prison à ciel ouvert? J’ai moi-même été abasourdi par cette photo, au point de me demander s’il ne s’agissait pas d’un fake.

Sauf que j’oubliais un détail: cette photo ne s’adresse ni à moi, ni aux commentateurs du monde entier mais avant tout au peuple de Corée du Nord. Et qu’aux yeux de celui-ci, ces mines qui pour nous semblent exprimer l’horreur absolue, pourraient apparaître simplement comme l’expression d’une émotion intense. Ces visages sont certes déformés par des sanglots, mais peut-être s’agit-il de sanglots de joie et d’émotion. Les regards trahissent certes la peur, mais peut-être celle que suscite l’intimidation et l’immense honneur d’être aux cotés d’un leader absolu élevé au rang de Dieu.

On peut faire dire n’importe quoi à une image. Celle qui suit par exemple: sans explication du contexte, on pourrait croire à une violente dispute entre deux hommes, l’un furieux, l’autre sanglotant, sous le regard inquiet et attristé d’un troisième. Sauf qu’il s’agit des retrouvailles entre un père et son fils après 50ans de séparation forcée due à la guerre de Corée.

Cette ambiguïté du message contenu dans une image figée est également valable pour la photo de la visite de Kim Jong-un à cette famille de Nord-Coréens: impossible de savoir quel sentiment habitait les figurants, et finalement peu importe car c’est l’interprétation qui en est faite par ceux à qui la photo est destinée qui compte. Mon avis personnel est qu’au yeux de beaucoup de Nord-Coréens cette photo montrera un leader magnanime et bienveillant tenant à descendre parfois de sa hauteur divine pour rester au plus près de son peuple reconnaissant jusqu’aux larmes. Je ne peux imaginer rien d’autre de la part d’un régime totalitaire, peut-être le terrible d’entre tous pour ce qu’il fait subir à son peuple, dont la survie jusqu’à ce jour montre qu’il sait mieux que quiconque exploiter les images et les mots pour contrôler et soumettre son peuple.

Et quelque chose me dit également que Kim Jong-un doit se réjouir de l’effet que produit cette photo sur la scène mondiale. Parce que si le reste du monde continue à penser que cette photo est un raté monumental qu’un régime nord-coréen incompétent et négligent aurait laissé s’échapper sur la toile, bref si le reste du monde continue à gentiment sous-estimer ainsi le régime de Corée du Nord, ça ne peut pas lui faire de mal.

lire le billet

Kim Jong-il ce héros?

Alors que le gouvernement sud-coréen tente de trouver le bon ton face à la mort de Kim Jong-il – il a finalement présenté ses condoléances au peuple nord-coréen, puis envoyé une délégation privée aux obsèques du tyran – on sent l’opinion publique également quelque peu hésitante face au bilan du défunt.

Pour la frange ultra conservatrice de la population et ce qui reste des générations ayant connu la guerre de Corée, Kim restera toujours l’ennemi juré, l’héritier de celui par qui la guerre de Corée et ses 3 millions de morts et ses milliers de familles séparées est arrivée. Mais pour d’autres, en particulier la jeune génération qui n’a rien connu des drames de la guerre et de la misère, le regard est quelque peu différent. Bien sûr, personne ne nie que Kim Jong-il ait été l’un des despotes les plus sanguinaires et la plus grande menace pour la stabilité et la prospérité du Sud. Mais les Coréens du Sud vivent avec cette menace depuis toujours, si bien qu’elle n’est plus ressentie concrètement dans leurs quotidiens.

Quelque part, le personnage de Kim Jong-il fascine même: non pas qu’il attire de la sympathie, mais les jeunes Sud-coréens lui reconnaissent au moins le mérite d’avoir su tenir tête à la Chine, au Japon, à la Russie et surtout aux Etats-Unis, les quatre puissances dont les rivalités historiques ont toujours fait de la Corée une victime. Ce sentiment n’est pas exclusif aux jeunes d’ailleurs, mon voisin de table chirurgien esthétique, la cinquantaine et amateur de bon vin me faisait remarquer avec une pointe d’admiration que la Corée du Nord avait réussi à cacher au monde entier la mort de Kim pendant deux journée entière, alors que partout ailleurs, les “US sont capables de surveiller les mouvements de la moindre fourmi”.

 

lire le billet

Le camarade Kim est mort, vive le camarade Kim!

La nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre à Séoul où les gens vivent avec un smartphone greffé à la main. Kim Jong-Il est donc mort, lui qui était considéré comme l’ennemi juré par le gouvernement de Seoul; lui qui tyrannisait la moitié de cette péninsule, et qui il y a un an encore, bombardait une île sud-coréenne faisant des victimes civiles.

Et pourtant personne ou presque ne se réjouit ici de la disparition de ce tyran. La nouvelle a été plutôt reçue avec stupeur et inquiétude par une population pourtant habituée aux coups d’éclats de son voisin du Nord. C’est que généralement, ces coups d’éclats sont prémédités par le Nord, alors que cette fois-ci, l’événement touche avant tout à la stabilité du régime de Pyongyang. Or c’est ce que redoutent le plus les Sud-coréens: une remise en cause de la stabilité précaire qui règne tant bien que mal sur la péninsule depuis plus d’un demi siècle, et qui a permis au Sud de se concentrer sur son obsession: sortir de la pauvreté. Cette année encore le pays devrait connaître une croissance économique supérieure à 4%, renforçant un peu plus cette société de l’affluence chèrement acquise à la sueur de générations entières de travailleurs acharnés.

Si bien que lorsqu’on interroge les Sud-coréens, nombreux sont ceux qui en arrivent à espérer que la transition du pouvoir dynastique réussisse. “Kim Jong-un, est si jeune et il n’a eu qu’un an de préparation au pouvoir, alors que son père y avait été préparé pendant 20 ans…” entend-on dire ici et là sur le ton de l’inquiétude. De la bouche de la ménagère de 50ans, le ton est presque maternel, avec un sous-entendu que personne n’ose vraiment expliciter: “Espérons qu’il sera à la hauteur et que le régime tiendra!”

Pour le moment donc, point de réjouissance face à l’hypothétique chute du frère ennemi, voire à une réunification. Le pragmatisme l’emporte et l’on craint la chute du régime. On craint également un dérapage irréversible d’un côté comme de l’autre car à ce niveau de tension, un coup de feu est si vite parti. Pour le Coréen du Sud, la menace du Nord n’est pas liée qu’à l’évolution réelle ou supposée d’un programme nucléaire. Séoul et sa conurbation, qui concentrent la moitié de la population de la Corée du Sud, ne sont situées qu’à 70 kilomètres de la frontière, où s’amasse la quasi-totalité de la puissance de feu de la Corée du Nord: un simple tir d’artillerie lourde et c’est l’assurance de dégâts considérables pour Séoul.

Inquiétude donc et impuissance également, tant les Sud-coréens sont persuadés que face à ce frère ennemi, ni leur puissance économique, ni leur diplomatie, encore moins leurs capacités militaires n’a de pouvoir. On s’interroge d’ailleurs sur les compétences de la NIS, les services secrets locaux, apparemment pris de court et découvrant la nouvelle avec le grand public lors de l’annonce officielle du Nord: le 17 décembre, jour du décès de Kim, le Président Sud-coréen Lee Myung-bak était en visite officielle au Japon, puis est rentré tranquillement en Corée le 18 pour ne rien changer à son emploi du temps officiel. Aujourd’hui, il aurait été sur le point de fêter son anniversaire en petit comité quand il aurait appris la nouvelle. Lorsque je demande à mon collègue si vraiment la NIS pouvait ne pas être au courant, celui-ci me répondit: “Bien sûr, ce sont tous des incapables au pouvoir, les seuls en Corée du Sud susceptibles d’avoir été au courant c’est l’état major de Samsung…”

Comme toujours, les Coréens du Sud sentent que les clés du problème nord-coréens sont détenus par leurs puissants voisins: les Etats-Unis bien sûr, dont la présence militaire sur le sol sud-coréen sont une dissuasion de taille contre toute initiatives du Nord, mais de plus en plus les regards se tournent vers la Chine, le grand-frère historique et protecteur qui peu à peu retrouve ce rôle dans la région. Au 7ème siècle, le Royaume de Shilla s’allia avec la Chine pour envahir les deux royaumes de Goguryeo et Baekche et unifier la péninsule coréenne. La blague du moment raconte que Kim Jong-nam, le fils aîné de feu-Kim Jong-il exilé à Macao et sous protection chinoise (Kim Jong-un voyant en lui un concurrent lui chercherait des crosses), pourrait prendre le pouvoir à Pyongyang avec l’aide des Chinois pour réunifier la Corée, comme au bon vieux temps.

lire le billet

La race des purs

Nous savons si peu de choses sur la Corée du Nord que nos maigres certitudes se résument à quelques lignes directrices: il s’agit d’un régime stalinien totalitaire, fortement empreint de confucianisme, qui a forgé son identité à partir d’une idéologie, le “Juche” qui prône l’autosuffisance, et qui s’est maintenu au pouvoir par une répression et un contrôle sans répit de sa population.

Le problème, c’est que même ces traits basiques sont battus en brèche par l’argumentation éloquente de Brian Reynolds Myers, professeur à l’université de Dongseo à Busan, où il y est en charge du département d’études internationales, et expert sur la Corée du Nord. Dans son récent ouvrage traduit en Français, “La race des purs” (titre original: “The Cleanest Race”), dont je conseille vivement la lecture, Myers démonte une à une toutes nos (maigres) idées préconçues sur la question nord-coréenne.

Pour Myers La Corée du Nord est tout sauf marxiste léniniste, tout comme ses dirigeants sont à l’opposé de la figure paternaliste et autoritaire de tradition confucéenne. Ces deux facilités de vues seraient des leurres dans lesquels se perdrait la quasi-totalité des “experts” sur la Corée du Nord. Et pour le démontrer il a étudié ce que peu d’autres ont fait: le contenu de la propagande que le régime sert à son peuple, bien distincte des discours officiels destinés aux étrangers. Seule cette étude de l’ensemble des contenus domestiques qui constituent la propagande interne (slogans, affiches, romans, films, BD, etc. que Myers englobe dans l’expression les “Textes”) permet de comprendre la nature de l’endoctrinement dont les Nord-Coréens sont l’objet depuis un demi-siècle et donc la vraie nature du régime ainsi que le lien qui l’unit à son peuple. Et ainsi, peut-être, répondre à une question fondamentale dans la compréhension de la Corée du Nord mais que personne ne s’est vraiment posée sérieusement: comment les Nord-coréens se voient-ils ?

La réponse détaillée figure dans l’ouvrage de Myers et je ne peux qu’encourager à le lire, pour mieux comprendre l’entretien ci-après que Myers à bien voulu m’accorder.

 

Gazette de Seoul – Pouvez-vous nous dire tout d’abord d’où vient votre intérêt pour la Corée du Nord et quelle expérience de ce pays vous avez?

Brian Reynolds Myers – Je me suis intéressé à la Corée du Nord dans les années 80, en parcourant les documents nord-coréens qui s’amassaient dans la bibliothèque du département asiatique de la Ruhr University en Allemagne où j’étudiais. J’ai été diplômé avec une majeure en études soviétiques et une mineure en études coréennes alors que quelques mois après, le  Mur de Berlin s’écroulait. J’ai alors décidé de réorienter mon travail sur la Corée du Nord. Je m’y suis rendu à trois reprises (sans y avoir connu d’incident particulier) en 2003, en 2008 et en juin 2011.

 

GdS – Dans votre ouvrage, vous expliquez que la propagande nord-coréenne est une réplique “coréanisée” de celle du Japon impérial car elle fut mise en place par les mêmes Coréens collabos qui sous l’occupation japonaise étaient en charge de la propagande de l’occupant. Vous ajoutez que les mythes fondateurs de la Corée (Dangun, et le Mont Baekdu) ainsi que le fondement racial de l’identité coréenne n’apparaissent vraiment qu’après l’occupation japonaise, en remplacement de la propagande japonaise qui affirmait que Coréens et Japonais partageaient le même sang. Est-ce à dire que l’approche identitaire coréenne basée sur la race n’existait pas avant l’occupation japonaise? Est-ce une idéologie importée du Japon?

BRM – Ne perdons pas de vue que les visions de l’Histoire du monde basées sur les races sont assez récentes et rares, au contraire de la xénophobie simple et de la méfiance de l’étranger qui sont vieilles comme le monde. Les théories sur les races n’étaient en aucun cas la norme, même dans l’Europe fasciste, comme l’attestent les nombreux Juifs fascistes dans l’Europe des années 20. Et en Corée, cette pensée n’avait aucune tradition quelle qu’elle soit. Les élites intellectuelles étaient confucéennes et Confucius était étranger au concept de race. Le Coréen éduqué se sentait d’ailleurs plus d’affinités avec le Chinois éduqué qu’avec le Coréen illettré employé de sa maison. Le terme Coréen signifiant race (minjok) est une traduction du mot sino-japonais “minzoku”. Donc non, les Coréens d’avant l’occupation japonaise n’avaient pas ce sentiment fort d’unité raciale qu’ils revendiquent aujourd’hui.

 

GdS – La même légende sur la fondation de la Corée est largement répandue en Corée du Sud, tout comme l’idée d’une race coréenne pure. Les régimes autoritaires de Corée du Sud ont-ils employé les mêmes mécanismes de propagande que le Nord?

BRM – C’est exact. Le même mythe d’un fondateur divin de la race coréenne a également pris forme en Corée. Tout comme la fabrication du mythe de l’occupation japonaise comme un temps où la masse unie luttait pour l’indépendance contre une petite clique de collaborationnistes. Peu de gens se rappellent aujourd’hui que les dictatures militaires du Sud pratiquaient une diabolisation quotidienne de leurs alliés américains. Du temps de Park Chung-hee et Chun Doo-hwan, les médias sponsorisés par l’Etat dépeignaient les Américains en voyous lubriques. On peut se demander comment ces dictateurs ont pu réussir à préserver l’hostilité envers le Nord dans un tel contexte, mais ils ont réussi  en niant le caractère coréen de la Corée du Nord. On affirmait que le Nord était un satellite de l’URSS, ce qui était faux, et la propagande animée présentait Kim Il-sung et son entourage en animaux. Les Sud-Coréens qui ont grandi à cette époque vous diront avec le sourire qu’ils croyaient réellement que les Coréens du Nord avaient la peau rouge.

 

GdS – Vos idées sont très politiquement incorrectes pour les Coréens du Sud dans la mesure où vous dévoilez la théorie raciale (raciste?) qui forme le coeur de la propagande nord-coréenne mais qui est également largement répandue chez le Coréen du Sud moyen. Comment ceux-ci réagissent-ils à vos idées?

BRM – Il ne fait aucun doute que le Nord est plus extrême dans ses pensées raciales que le Sud, qui fait des efforts pour s’éloigner de ce genre de pensées, ne serait-ce que pour s’adapter à l’augmentation des familles multi-ethniques. Les Coréens du Sud célèbrent même des métisses Coréens tels que Hines Ward (ndlr: joueur de football américain professionnel de mère coréenne et de père noir américain, vainqueur et élu MVP du Superbowl 2005-06), chose qui provoque la colère du Nord. La Corée du Sud est l’un des rares pays au monde où les résidents étrangers peuvent voter lors des élections régionales. Et je n’entends plus personne me parler de la supériorité morale innée du peuple coréen, alors que c’était souvent le cas lorsque je suis arrivé pour la première fois à Seoul au milieu des années 80. Bref, je pense que les Coréens du Sud qui ont lu mon livre sont conscients que j’évoque un courant de pensée qui, bien que toujours important ici, est en déclin progressif.

 

GdS – L’aspect infantilisant de la propagande nord-coréenne figure parmi les nombreuses contradictions entre l’idéologie nord-coréenne et le marxisme léninisme que vous mettez en valeur. Les Coréens serait trop innocents pour survivre dans ce monde cruel sans la protection maternelle de leur leader. L’objectif n’est pas de grandir et se durcir mais de s’abandonner à la protection et aux directives du leader. La ressemblance avec les discours extrémistes religieux ou sectaires est frappante. Peut-on comparer la Corée du Nord à une secte à l’échelle d’un pays, ou à un Etat fondamentaliste religieux?

BRM – Nous savons aujourd’hui grâce à des anthropologues culturels tels que Otto Rank et Ernest Becker que toute culture est essentiellement religion dans la mesure où elle essaie d’introduire une dimension éternelle à nos si courtes vies. Tous les pays sont donc des sectes d’une manière ou d’une autre. Mon patriotisme ne m’empêche pas de constater le besoin de mes concitoyens américains d’idolâtrer leur leader, de croire qu’il aide les Etats-Unis à accomplir une mission qui perdurera après notre mort. Il suffit d’observer une conférence de presse à la Maison Blanche, spectacle toujours écoeurant ou vous verrez à peine moins de respect que ce dont les Coréens du Nord témoignent pour Kim Jong-il. Ce qui rend le cas nord-coréen spécialement intéressant, c’est le côté explicite du symbolisme familial, la mise a nu totale de tout ce “projet d’immortalité”. Les Etats d’extrême droite sont toujours très enthousiastes à faire appel aux plus bas des instincts humains. Je suis toujours surpris que les anthropologues ne fassent pas plus attention à la Corée du Nord comme cas d’école. La recherche sur la Corée du Nord profiterait énormément de leurs contributions.

 

GdS – Vous insistez sur le fait que la Corée du Nord ne s’appuie pas sur des valeurs confucéennes. Bien au contraire vu que les leaders projettent un amour maternel, à l’opposé du modèle d’enseignement patriarcal. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’égalité des sexes en Corée du Nord? Sont-ils plus avancés dans ce domaine que le Sud?

BRM – C’est difficile à dire. Les faits sont ambigus. Les hauts dirigeants sont presque exclusivement masculins et lorsqu’on voyage en Corée du Nord, il est rare de voir des femmes en position de pouvoir ou de gestion. Ceci est assez différent de la Chine où j’ai travaillé. Et bien que la culture politique est très riche en symboles centrés sur la mère, le Coréen du Nord reste beaucoup plus patriarche que son homologue du Sud. Les migrants me disent que le phénomène des femmes battues est endémique. D’un autre côté, les femmes profitent de l’avantage immense de ne pas avoir à être officiellement rattachées à un poste de travail. Ce qui leur permet d’entamer des activités de commerce, de sorte que dans de nombreux foyers, la femme gagne plusieurs fois le salaire de l’homme. En conséquence, les femmes divorcées n’auraient aucune difficulté à trouver un jeune second mari.

 

GdS – Vous expliquez que personne ne s’est attaché à étudier ce que les Coréens du Nord pensent, notamment parce que personne dans les think tanks américains ne parlent le Coréen. Qu’en est-il des centres de recherche et des services de renseignement de Corée du Sud?

BRM – Et bien je suppose que certains dans les think tanks aux US parlent le Coréen, mais la grande majorité des spécialistes de la Corée du Nord ne le parle pas. Le tourisme passe pour de l’expertise; on entend dire ici et là “untel est un grand expert de la Corée du Nord, il s’est rendu à Pyongyang à neuf reprises.” Imaginez qu’on appelle quelqu’un ne parlant pas Chinois un expert de la Chine parce qu’il s’est rendu plusieurs fois à Beijing! Donc notre domaine manque encore beaucoup de sérieux dans ce sens là; nous en sommes là où les sinologues étaient il y a un siècle. Pour ce qui est des Coréens du Sud, il lisent bien entendu plus de matériel nord-coréen. Le problème c’est qu’ils ne sont pas formés à la lecture critique, la philologie en d’autres termes, au lycée ou à l’université, et par conséquent ils ont une tendance exaspérante à prendre toutes les déclarations de la Corée du Nord pour argent comptant. Si un texte de propagande prétend: “Nous refusons de dépendre des autres pays,” les savants sud-coréens le prendront pour acquis, malgré le fait que la Corée du Nord a toujours été massivement dépendante d’aide étrangère pour sa survie propre.

 

GdS – Le réglement de la première crise nucléaire de 1994 semblait avoir déclenché un élan vers la paix: des rencontres de haut niveau se tenaient entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, des négociations pour un sommet entre Kim Il-sung et le président sud-coréen de l’époque Kim Young-sam… Si Kim Il-sung n’était pas mort juste à ce moment les choses seraient-elles différentes aujourd’hui? Aurait-il considéré des alternatives à la politique du “Military first”?

BRM – Si Kim Il-sung n’était pas mort à ce moment là, le culte de sa personnalité se serait écroulé. C’est grâce à sa mort que Kim Jong-Il a pu sortir entièrement le culte de sa personnalité du champ économique. Je ne pense pas que Kim Il-sung aurait pu poursuivre une alternative à la politique du tout militaire. Maintenant que son économie s’est écroulée, la Corée du Nord ne peut pas dévier ses priorités sur des sujets économiques sans apparaître comme une version en plus pauvre de la Corée du Sud. Ce qui n’est pas une option viable.

 

GdS – Votre argumentaire va à l’encontre de l’opinion générale selon laquelle la Corée du Nord ne se risquera jamais à une guerre totale car elle signerait la fin du régime. Selon vous, la première priorité du régime est de préserver l’image des Etats-Unis comme l’ennemi éternel et hautement dangereux contre lequel le pays tout entier doit se mobiliser. Donc pour préserver cet ennemi, l’action militaire pourrait être envisageable?

BRM – L’Etat a besoin d’une tension constante et il a besoin d’un ennemi, ce que les Allemands appellent un Feinbild, afin de justifier la priorité des sujets militaires sur les sujets économiques. Cela n’implique pas nécessairement le déclenchement d’une guerre avec les Etats-Unis. le danger réside plus dans une démonstration militaire de force de la Corée du Nord qui un jour irait un peu trop loin et lui imposerait une guerre qu’elle ne voulait pas. Son objectif immédiat est plus de voir un gouvernement “progressiste” de retour au pouvoir à Seoul en 2013, de sorte que l’aide inconditionnelle reprenne. D’ici là la Corée du Nord pourrait s’attacher à ne pas commettre de brutalités qui pourraient renforcer les courants anti-Nord dans le Sud.

 

GdS – Que pouvez-vous nous dire du mythe en devenir de l’héritier du trône Kim Jong-un?

BRM – Nous ne savons pas grand chose à ce stade. Il est clair que le mythe est propagé par la propagande orale, les discours du parti, etc. et non dans les médias officiels qui ne disent toujours rien sur l’histoire de sa vie. D’après ce que je sais, on n’a pas encore dit explicitement aux Coréens du Nord que Kim Jong-un est le fils du leader actuel. Certaines rumeurs japonaises disent qu’on pourrait même le présenter comme le fils de Kim Il-sung! Je pense que ça ne sera pas le cas, mais rien dans les publications de la propagande n’empêcherait de prendre cette direction. Kim Jong-un est maintenant mentionné sur les dalles commémorant les déplacements de Kim Jong-il pour y promulguer ses “directives de terrain”. Et nous savons d’au moins un discours de parti qui a été exfiltré, qu’il est crédité du bombardement de Yongpyong l’année dernière.. Tout indique que le mythe le célébrera en des termes militaires; il est déjà mentionné comme Général ou Jeune Général. Ca n’est pas une très bonne nouvelle pour nous, parce qu’un tel profil pourrait avoir besoin d’une grande victoire d’une manière ou d’une autre pour légitimer complètement sa prise de pouvoir.

 

GdS – Vous êtes quelque peu pessimiste sur la perspective d’une réunification et vous pensez que les Coréens du Sud ne la souhaitent pas. Mais la lecture de votre livre nous apprend à quel point les Coréens du Sud et du Nord sont semblables dans de nombreux aspects du comportement ou du mode de pensée. Cette similarité ne l’emporterait pas au final?

BRM – Au final, la réunification viendra. Les Coréens du Sud rêvent de pouvoir éviter une expérience à l’Allemande simplement parce qu’il n’en veulent pas. Les Allemands de l’Ouest ne voulaient pas d’une telle réunification non plus, mais ils ont dû faire avec pour éviter un afflux massif d’Allemands de l’Est de l’autre côté de l’Elbe. La même chose arriverait à la Corée si le régime de Pyongyang s’écroulait. La frontière est minée bien sûr, mais vous aurez des militants chrétiens sud-coréens et autres ONG ramenant des bateaux entiers de Coréens du Nord. Seoul devra se résoudre à la réunification et à une aide massive pour les maintenir dans leur moitié de péninsule. Quand bien même, l’intégration sera un processus très difficile car si en Allemagne de l’Est le communisme était discrédité, le mythe de Kim Il-sung ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Vous verrez alors les Coréens du Nord réclamant et obtenant qu’on maintienne les monuments à la gloire de Kim même dans une Corée unifiée. Et ils formeront un groupe monolithique d’électeurs tout comme nous voyons aujourd’hui la province de Cheolla voter à 95% pour le même candidat. Ajoutez à cela que la plupart des femmes de Corée du Nord viendront au Sud pour se marier, laissant des millions d’hommes chétifs, appauvris non éduqués et célibataires. Les problèmes sociaux seront énormes, ça ne fait aucun doute. Mais la réunification viendra de toute façon.

lire le billet

Bavure aérienne

Cette histoire ferait bien rigoler si l’on n’avait pas frôlé la mort de 110 passagers d’un vol civil entre la Chine et la Corée du Sud, et s’il ne s’agissait pas de l’une des armées les plus exposées au risque d’un conflit ouvert avec l’un des états voyous les plus dangereux de la planète.

Selon l’agence de presse sud-coréenne Yonhap, des Marines sud-coréen en poste sur l’île de Gyodong, auraient confondu un Airbus A321 de la compagnie aérienne Asiana effectuant une liaison régulière entre la Chine et l’Aéroport de Séoul, avec un avion militaire nord-coréen. Deux Marines sud-coréens en poste de surveillance à 4h du matin le vendredi 17 juin auraient ainsi tiré 99 salves en 10 minutes en direction de ce qui s’avérait être un avion civil en phase d’approche normale de l’aéroport international d’Incheon. Heureusement, la myopie de nos deux soldats n’avait d’égal que leur incompétence: ils tiraient avec des fusils d’assaut d’une portée limitée et l’avion trop éloigné n’aurait pas été touché.

Rien pour l’instant n’explique cette bévue grave, car l’avion aurait emprunté son couloir de vol habituel sans en dévier significativement. Rien sinon la mise sous tension extrême de l’armée sud-coréenne qui depuis un an et demi, doit faire face aux provocations répétées du Nord, mais également à ses propres défaillances: en mars 2010, l’un de ses navires de combat, le Cheonan coule aux abords des côtes coréennes faisant 46 morts. Il faudra 2 mois pour seulement identifier les causes de ce drame: une torpille lancée par un sous-marin nord-coréen. Quelque peu embarrassant pour un navire dont la mission était la surveillance des côtes et la défense anti sous-marins.

8 mois plus tard, l’artillerie nord-coréenne pilonne l’île de Yeongpyeong, faisant 4 morts dont deux civils côté Sud. Là encore on critique le manque de réactivité de l’armée sud-coréenne, qui n’aurait pas su détecter et répliquer à temps aux tirs du Nord. Cette crise entraîne la démission du Ministre de la Défense de l’époque et la feuille de route de son remplaçant comprend notamment la simplification des règles d’engagement de l’armée, afin qu’elle privilégie la réactivité aux dépends du souci de limiter les risques d’escalade.

On peut dire que pour la simplification des règles d’engagement et l’amélioration de la réactivité, c’est réussi! Mais il faudrait peut-être rappeler de temps en temps à nos allumés de la gâchette que l’aéroport international de Séoul n’est qu’à quelques kilomètre de la frontière et des zones maritimes à forte tension entre les deux Corée.

Cet avion de ligne ressemble-t-il à un avion de l'armée nord-coréenne?

 

L’armée se veut elle très rassurante et déclare selon l’agence Yonhap, qu’elle va “intensifier ses efforts pour apprendre à ses soldats à reconnaître un avion civil, tout en demandant aux avions civils de ne pas dévier de leurs routes”.

Nous voilà rassurés.

lire le billet

Heureux comme un Nord-coréen

C’est la nouvelle du jour: d’après le site web chinois sur la Corée du Nord Chaoxian.com.cn la télévision d’Etat nord-coréenne aurait récemment dévoilé le classement de 203 pays en fonction de leurs BNB: Bonheur National Brut (Gross National Happiness). Il y avait donc l’indicateur du bien-être lancé par l’OCDE il y a quelques jours, il y a dorénavant l’indicateur du bonheur selon le régime de Pyongyang. Mais lequel croire? Tant les deux classements diffèrent…

Il aurait été très intéressant de se pencher sur la méthodologie permettant de calculer cet indice du bonheur version nord-coréenne mais malheureusement aucune donnée n’est disponible à ce sujet. Attardons-nous donc sur le classement qui nous révèle que les plus heureux au monde sont les Chinois, avec un score parfait de 100/100, suivi de près par les Nord-Coréens avec une note de 98/100, puis viennent les Cubains, les Iraniens et les Vénézuéliens. La Corée du Sud arrive à une médiocre 152ème place, ce qui est toujours mieux que la performance de “l’Empire Américain” (quel joli re-branding), bon dernier avec une note de 3/100.

Tentons d’expliquer que la Corée du Nord, n’arrive pas en tête du classement: n’est-ce pas le paradis communiste? Comment dans ce cas ne pas récolter la note parfaite? Mais parce que la Corée du Nord n’en est pas encore là. Elle n’est qu’une république socialiste, qui la mènera sur la voie d’une société communiste qui pourra alors prétendre à la note parfaite de 100/100. La Chine y serait donc, elle? Ben oui voyons…

Que ce type d’annonce fasse rire la planète entière doit être le cadet des soucis du régime de Pyongyang, tout simplement parce que c’est vers l’intérieur qu’est destinée cette propagande. Et qu’elle est d’une efficacité redoutable dans un pays où il n’existe qu’une télévision d’Etat, où les radios sont bloquées sur quelques fréquences autorisées, où le nombre de connexions Internet dans tout le pays ne doit pas dépasser le nombre de connexions de l’immeuble de Seoul d’où je poste ce billet, et où certes les téléphones portables ont fait leur apparition, mais ne peuvent pas appeler l’étranger.

Quelle est la part des Nord-Coréens n’avalant pas cette propagande ridicule? Impossible de le savoir. Mais que le régime ose vanter à ce point sa réussite à un peuple qui n’a connu que la misère, la famine et les privations des libertés les plus élémentaires depuis les 30 dernières années, montre à quel point il est confiant dans sa capacité à contrôler son peuple malgré toutes les privations et souffrances, en le maintenant dans un isolement maximum.

Ce qui fait également réfléchir sur l’efficacité des sanctions économiques ou diplomatiques, n’aboutissant au final qu’à isoler toujours plus un régime qui cherche justement à conduire son peuple au bout de l’isolement.

 

lire le billet