W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Julien Pain, responsable du site et de l’émission Les Observateurs, à France 24.
Je me souviendrai longtemps de ma première rencontre avec un grand reporter de France 24. C’était en septembre 2007, juste après mon premier jour au sein de cette chaîne. J’étais parvenu à convaincre les patrons de l’époque que les contenus récupérés sur Internet et les réseaux sociaux pouvaient compléter leur couverture de l’actualité internationale. Pas seulement le site Web de France 24 mais également son antenne. L’image amateure, j’en étais persuadé, allait faire une entrée fracassante dans l’univers télévisuel. Et une chaîne d’infos comme France 24 se devait d’anticiper la mutation si elle ne voulait pas la subir.
Me voilà donc devant un grand reporter, l’une des stars de la chaîne, celui qui a tout vu et tout vécu, qui a bravé la mort autant de fois que j’ai d’années de journalisme. “Est-ce que ça a vraiment un intérêt, tes trucs amateurs?”, me demande-t-il. “Moi je n’ai jamais fait confiance qu’à moi et aux images que j’ai tournées moi-même”. Par politesse, il avait tourné son propos sous forme de question, mais le message était clair: “Tu n’as rien à faire ici”.
Les images amateures sont désormais dans un JT sur deux de France 24
Quatre ans plus tard, la question de ce grand reporter revient à peu près à se demander si, vu qu’on a déjà le fax, le Minitel et les pigeons voyageurs, on ne pourrait pas se passer d’Internet. Les images amateures sont désormais dans un JT sur deux de France 24. Personne n’oserait évoquer le mouvement de contestation en Syrie sans recourir aux vidéos diffusées sur YouTube ou Facebook.
Parce qu’il n’y a pas, ou quasiment pas, d’images tournées par des journalistes dans ce pays. Là où les médias sont bâillonnés, où les journalistes ne peuvent pas accéder, il faut bien se servir du seul matériau disponible, même si la qualité de l’image laisse à désirer et si les vidéos sont tournées par des hommes et des femmes qui n’ont pas de carte de presse.
Après la révolution verte en Iran et les printemps arabes, la bonne question n’est plus “doit-on se servir des images amateures?” mais “comment intégrer ce nouveau type de contenus sans pour autant sacrifier nos standards journalistiques?”. En d’autres termes, comment vérifier la véracité des informations et des images circulant sur le Net?
Nous, les journalistes, avons perdu le monopole de la captation
Même si les reporters traditionnels de France 24 sont allergiques aux images tremblantes et brouillonnes – c’est écrit dans leur l’ADN et c’est normal –, ils savent qu’ils ne peuvent pas être partout tout le temps. Ils savent que désormais d’autres peuvent parfois filmer à leur place.
Nous, les journalistes, avons perdu le monopole de la captation. Le moindre smartphone dispose aujourd’hui d’une caméra. Et, dans cinq ans, les Maliens auront des téléphones portables qui feront passer l’iPhone 4 pour l’Amstrad 464 de mon enfance. Andy Warhol affirmait en 1979 que tout le monde aurait au cours de sa vie ses quinze minutes de célébrité ; j’ajouterais qu’en 2011, tout le monde filmera dans sa vie quelque chose susceptible de passer dans un journal télévisé (une révolution peut-être, plus probablement un accident de voiture).
L’assassinat de l’ancien premier ministre pakistanais, Benazir Bhutto, a été filmé avec un téléphone portable par un amateur en décembre 2007. De même que la mort de Mouammar Kadhafi, en octobre 2011. J’imagine mal un rédacteur en chef se demander si ces images méritaient d’être diffusées (je ne parle pas ici du caractère choquant de ces scènes, ce qui n’est pas le sujet).
J’aimerais pouvoir dire que même le premier grand reporter que j’ai croisé à France 24 est aujourd’hui convaincu de l’utilité de mon travail. Malheureusement, il a sans doute quitté la chaîne en se demandant toujours pourquoi un “type du web” était resté assis à côté de lui aussi longtemps…
Mais j’ai peut-être une dernière chance de le convaincre, car, qui sait?, peut-être lira-t-il ces lignes: je vais donc tenter une dernière fois de lui expliquer ce que je fais à France 24.
Une information ne peut qu’être vérifiée
Je conçois ma pratique journalistique comme une façon de faire émerger une information et des images inédites. J’utilise des outils d’aujourd’hui, le Net et les réseaux sociaux, pour faire le plus vieux métier du journalisme: enquêter.
Et au risque de décevoir notre grand reporter, mon credo n’est pas de «boutiquer» des informations non vérifiées à grand renfort de conditionnel. Je n’aime pas plus que lui l’usage du conditionnel qui se répand dans les médias, et en particulier sur les chaînes d’information. Il n’y a d’information que vérifiée. Appelons le reste conjecture ou rumeur.
>> Information venue du Web, check!, à lire sur WIP >>
Ce qui ne veut pas dire que l’on ne peut diffuser que des images sur lesquelles nous disposons de toutes les informations. Ce serait illusoire dans mon domaine. Il se peut par exemple que, dans le cas d’une image amateure, on ait des certitudes (par exemple le lieu et le contexte), mais que l’on ait des doutes sur un élément (disons, la date exacte). Il arrive que l’on décide tout de même de passer cette image à l’antenne, mais à deux conditions.
Il faut d’une part avertir le téléspectateur sur les données manquantes – et pas uniquement par un vague conditionnel – et d’autre part que ces données manquantes ne soient pas de nature à modifier l’interprétation que l’on fait des images. Une vidéo de Syrie peut avoir la même signification qu’elle date d’avril ou de mai. Mais s’il est impossible de dire si cette vidéo est de 2010 ou de 2011, le risque est grand qu’on se trompe dans son analyse.
“De toute façon, les images amateures sont par essence invérifiables”, me dirait mon grand reporter. Faux. Vérifier une information est l’une des fonctions essentielles du journaliste. Que cette information vienne d’Internet ou qu’elle atterrisse dans votre boîte aux lettres change assez peu la donne. Lorsqu’un pli anonyme trouve son chemin jusqu’au Canard Enchaîné, les journalistes “à l’ancienne” font leur travail: ils enquêtent pour confirmer, ou infirmer, ce qui leur est en général présenté comme parole d’évangile.
Pourquoi ce travail de vérification serait-il impossible sur les réseaux sociaux? Et pourquoi le “type du web” en serait-il incapable?
Le “croisé de la source” ne peut être la seule technique du journaliste, de même que le “planté du bâton” n’évite pas les chutes à ski
On peut vérifier une information venue des réseaux sociaux. A condition bien sûr de savoir utiliser les ressources qu’offrent ces nouveaux outils. Un autre grand journaliste m’a dit que “de son temps on attendait d’avoir trois sources concordantes pour publier une info”.
Fort bien jusque-là, mais lorsque que je lui ai demandé de me donner un exemple de ces fameuses “trois sources concordantes”, il m’a répondu “et bien par exemple tu attends d’avoir l’info de Reuters, AP et AFP”. Quelle leçon de journalisme j’ai prise ce jour-là! Moi qui passe mes journées à essayer de déterrer des tréfonds du web des affaires de corruption en Chine et des vidéos d’exactions en Syrie, je ne savais pas qu’il fallait attendre “les trois agences” pour pouvoir affirmer que j’avais vérifié. J’imagine comment mon glorieux aîné aurait apostrophé Bob Woodward et Carl Bernstein, les journalistes qui ont révélé le scandale du Watergate, s’il en avait eu l’occasion: “mais l’AFP et Reuters ont-ils confirmé l’info?”
Internet, qu’on dit malade de ses fausses informations, porte souvent en lui-même son antidote
A l’évidence, le croisé de la source ne peut être la seule technique du journaliste, ancien ou moderne, de même que le planté du bâton n’évite pas les chutes à ski. Je n’ai pas de recette miracle en matière de vérification des contenus amateurs. C’est du cas par cas, comme toute enquête.
Internet, que l’on dit malade de ses fausses informations, porte souvent en lui-même son antidote. Par exemple, l’analyse des données cachées dans le fichier d’une photo récupérée sur le net donnera, à qui sait les interpréter, bien plus d’éléments de vérification que la même image développée sur papier.
De même, les réseaux propagent certes les rumeurs et les contrefaçons, mais ils donnent également accès aux journalistes à une multitude “d’experts”, ou de petites mains, capables de déceler les faux qui circulent effectivement sur le web. Pour savoir que la prétendue photo du cadavre de Ben Laden était bidon, nul besoin de passer des heures à la scruter au microscope, il suffisait de lire ce qu’en disaient les internautes sur Twitter.
Loin de vouloir remplacer le travail des reporters, je n’ai d’autre ambition que de le compléter
Dans cet article, je semble m’acharner sur un grand reporter. Mais c’est parce que j’ai voulu personnifier l’incompréhension, et les sarcasmes que j’entends parfois. Les reporters, grands ou petits, ont tous la même ambition: aller à la rencontre de gens et d’histoires qu’ils seront les seuls à raconter.
Moi-même j’espère faire cela. Je creuse, je fouille et tamise les réseaux comme les reporters traditionnels arpentent, eux, le terrain. On m’accuse d’œuvrer à la disparition du journalisme de terrain. Pourtant, loin de vouloir remplacer le travail des reporters, je n’ai d’autre ambition que de le compléter. Le journalisme tel que je le conçois ne peut survivre sans reportage, alors qu’il a très bien vécu sans images amateures. Les nouveaux réseaux de l’info nous offrent de fabuleux outils pour raconter le monde, ne nous en privons pas.
Julien Pain
les idées en avance sur le temps dérangent souvent, avec le temps elles finissent par s’imposer si on est suffisamment sûr de ce que l’on fait….may the force be with you Julien and the observateurs from all around the world 🙂
C’est parce qu’il y a tant d’images d’amateurs dans les JT de France 24 qu’ils sont si mauvais…
Le journalisme, ça consiste avant tout à aller chercher l’info là où elle est, pas à attendre qu’elle vous arrive. Cela consiste à être soi-même la source et non pas le relais.
Ce que vous oubliez de dire, c’est surtout que ça coûte beaucoup moins cher aux dirigeants de presse (écrite, audiovisuelle, web) de payer des gens à “valider” de l’info produite par d’autres que d’envoyer des journalistes sur le terrain. Je conçois très bien que ce type de journalisme assis est un complément indispensable à la production moderne de l’information, mais cela doit rester un complément, et pas prendre la place prépondérante. Tout simplement parce que cela tue toute originalité, que tout le monde copie tout le monde et que ce journalisme-là ne va pas arracher l’info des mains de ceux qui ne veulent pas nécessairement la lâcher.
Nous ne pouvons pas envisager le travail du journaliste sans comprendre cette belle mécanique…
Doit-on s’acheter un casque de protection, un gilet pare-balle et suivre les formations de l’armée française à destination des reporters en mission périlleuse pour exercer son métier… sur le territoire français ?
http://bit.ly/uBahzi
[…] lu son papier extraordinairement mûr professionnellement et d’autant plus pédago: « Le ‘gars du web’ répond au grand reporter ». Cette fable enlevée et drôle expose de manière synthétique, claire et finalement visionnaire […]
Certes le planter de bâton n’évite pas la chute mais il est le premier geste indispensable pour accomplir un virage tout en stabilité et qui réduira justement le risque de chute.
On oublie un peu dans ce témoignage ce qui est essentiel au métier de journaliste: la distance, le temps de la réflexion, le recul par rapport à l’événement, en un mot – le news judgement.
Et c’est bien cet aspect qui fait souvent défaut aux galériens du web: vivre dans le flux continu et inarrêtable de l’info.
Il faudrait certainement se demander pourquoi un trimestriel comme XXI a connu autant de succès.
[…] >> Lire Le type du Web répond au grand reporter, la tribune de Julien Pain sur WIP >> […]