J’écris pour qui ? C’est une des questions qu’on m’a appris à me poser à l’école de journalisme. Qui est mon public ? Le citadin, la rurale, les jeunes, les vieux ? Le grand public ou une cible ? A l’époque, ça me semblait compréhensible, quoi qu’un poil commercial, parce qu’il fallait vendre du papier à unetelle ou à untel. En culture aussi, il y a des publics différents. Celui qui va voir le dernier Kaurismäki et celui qui va voir le dernier Stallone. Celui qui regarde Jean-Pierre Pernaut sur TF1 et celui qui regarde 28 Minutes sur Arte. L’un ne vaut pas mieux que l’autre, affirmer le contraire serait méprisant – dans un sens comme dans l’autre. N’est-ce pas ? Cela vaut-il aussi pour les séries ? Surtout, est-ce le job des critiques de faire la part des choses, de changer de ton en fonction du public ? Tentative de réflexion, ouverte à débat pour la faire avancer. Opinions divergentes bienvenues.
La distinction fait quasiment partie de la nomenclature du genre, surtout quand on parle des États-Unis : il y a les « séries de grandes chaînes », et les « séries du câble. » Autrement dit, les séries « grand public », et les séries « d’auteur », ou au moins « exigeantes », « pointues », choisissez le mot qui vous convient le mieux. Les premières sont conçues pour plaire à une large audience, ce qui sous-entend qu’elles arrondissent les angles, qu’elles ne choquent pas trop, qu’elles cherchent le divertissement avant tout. Les secondes, au contraire, doivent oser, provoquer, choquer, pas nécessairement par la violence ou le sexe, même si elles s’y aventurent souvent. On regarde les premières pour ce plaisir décontracté qu’on appellera parfois « coupable. » On se concentre sur les secondes, on les décrypte, on accepte volontiers les difficultés qu’elles mettent sur notre chemin – qu’on accueille comme autant de preuves de leur complexité.
Il y a donc, pour simplifier, deux grands types de séries – et de trop rares cas de séries qui font la jonction entre les deux mondes.
Faut-il pour autant coller à ces deux types de séries deux publics correspondants, le « grand public » et le « public exigeant » ? Faut-il, sous prétexte que le premier semble aimer les séries divertissantes, considérer qu’il ne peut guère aimer les séries d’auteur ? Je ne le pense pas. Puisque l’amateur de séries complexes peut aussi aimer les séries divertissantes, penser que l’inverse n’est pas possible, c’est mépriser le grand public. Faire des séries pour un certain public, leur public, c’est une forme de cynisme – on appelle ça le formatage, un des grand maux de la télé moderne.
On ne critique pas de la même façon Mad Men et The Blacklist, Les Revenants et Crossing Lines. On ne les critique pas de la même façon, non parce que les premières sont plus nobles, mais parce qu’on ne vient pas y chercher la même chose. On ne les critique pas de la même façon, mais on les critique de la même façon pour tous les publics.
Tous les téléspectateurs seraient-ils passionnés s’ils regardaient Les Revenants ? Peut-être que non. Faut-il pour autant s’empêcher de leur conseiller Les Revenants ? Certainement pas. Faut-il conseiller à ceux qui ne regardent pas Les Revenants de regarder Crossing Lines, une série plus “grand public” ? Si on leur recommande parce qu’on pense que Crossing Lines est une bonne série, oui. Si on leur recommande parce qu’on pense que Crossing Lines est une bonne série pour eux, eux qui ne s’intéresseront pas aux Revenants, non.
Où veut-il en venir, vous demandez-vous peut-être ? A ceci : les critiques ne sont pas là pour mettre les publics et les séries dans des cases. Ils font leurs choix, ils donnent leurs avis, ils risquent une opinion – avec tout ce que ce mot contient de subjectivité.
Ça ne me semble pas être pertinent, en revanche, de décider de qui doit regarder quoi. Certaines séries sont faites pour plaire à un public déterminé. Ceux qui les font ont bien souvent une petite idée derrière la tête. Laissons-les à leurs calculs, et gardons-nous de dire qu’une série est mauvaise mais devrait plaire à ceux qui aiment les mauvaises séries. Laissons aux chaînes, aux commerciaux et aux publicitaires la division des publics. Tâchons de conseiller les meilleures séries, tout simplement, en disant ce qui fait leur charme, leur force, leur humour, leur émotion, sans présager de la réaction de tel ou tel public.
J’ai déjà fait cette erreur, plus souvent qu’à mon tour. Et il se pourrait bien que je la fasse à nouveau. Mais si l’on veut que les séries soient un jour pleinement regardées comme une forme artistique noble, tâchons de l’ouvrir à tous, sans discrimination. Soyons méchant, soyons bienveillant, soyons pessimiste ou soyons optimiste, mais critiquons les séries pour tous.
Je trouve Mad Men passionnante et Crossing Lines sans intérêt. C’est ma lecture, ma sensibilité, sans a priori sur celui qui la lira. Donc, j’écris pour qui ? Pour tout le monde, que tout le monde soit d’accord avec moi ou pas. Je conseille ce que je pense être le meilleur, sans distinction de public. Au risque de laisser penser que je méprise le « grand public » en conseillant des trucs pointus…
Je n’encouragerai personne à regarder une série que je pense mauvaise sous prétexte que cette personne est censée avoir des goûts moins « exigeants » que moi. Je lui dirai qu’elle est mauvaise selon moi, point.
Tout ça pour ça ? C’est compliqué, en fait, la critique…
A suivre.
Je crois que tu te poses la mauvaise question. Ce que tu te demandes en fait, c’est: j’écris pour quoi ?
Pour devenir célèbre, être reconnu, être aimé, avoir de l’influence, informer, par passion, par ennui, par nécessité, par calcul, par altruisme ?
On n’écrit d’abord pour une bonne ou une mauvaise raison. Ensuite on écrit pour quelqu’un. Il ne faut pas se leurrer.
@Pierre : Il n’y a pas de mauvaise question selon moi. La tienne est aussi bonne, mais sa réponse n’intéresse que celui qui se la pose 😉 Si je pose cette question-là, c’est pour essayer de comprendre où le critique se positionne. Disons donc autant “pour qui j’écris ?” que “où est-ce que j’écris ?” Oula, ça devient encore plus compliqué…
Je pense qu’attribuer à la critique une stricte fonction de conseil (à la limite du “conseil client”) est une réduction de ses possibilités. Selon moi, la bonne critique c’est surtout la critique qui déchiffre, qui décrypte, qui creuse une œuvre en analysant ce qu’elle fait résonner chez celui qui la voit et en mettant en évidence les moyens par lesquels elle arrive à faire ressentir ce qu’elle fait ressentir… A partir de là, libre à celui qui lit la critique de se retrouver dans les arguments et les analyses développées mais la force de la critique c’est surtout d’expliciter un regard sur une oeuvre.
En effet, un critique doit parler de son analyse et son ressenti, c’est difficile de parler pour un public … Ce qui est pour moi important, c’est qu’il ne faut pas oublier que le public choisit son “critique” par affinité d’opinion ou par sensibilité. Perso, je me sers de votre point de vue comme d’un compas et je ne regrette pas mes derniers choix : Broadchurch, Rectify, Masters of sex. Mais je sais aussi où sont mes limites : Boardwalk Empire est surement très bien mais les séries de mafioso, c’est pas mon truc. Je pense que chacun pioche ce qu’il veut et fait son mix de séries grand public et/ou auteur et les critiques sont là pour nous éclairer.
Pareil que Mei. D’ailleurs, on n’entend pas vraiment votre avis dans la table ronde critique sur le Mouv’, par rapport à celui de vos invités. Etre critique série dans Télérama, c’est quand même pas rien, y’a des responsabilités 😉
D’accord avec Mei! si le critique est franc, ne cherche pas à dire ce qui plairait aux autres mais traduit plutot ce qui lui plait, à lui, les lecteurs peuvent adapter en fonction de leurs propres gouts.
Et puis… c’est quand meme un peu simplifier le monde de se dire que les publics sont dans telle ou telle case : j’aime certaines séries “exigeantes”, et d’autres non (les dernieres, souvent historiques). J’aime les soaps les plus niais, et les séries débiles de super héros, mais je n’aime pas beaucoup les séries policières faciles, et les séries de gros bourrin… mais si je vois une série policière que les critiques conseillent, j’y jetterai un coup d’oeil, et j’ai beau voir détruire tel ou tel soap dans la critique, je tente aussi quand meme!
Si votre question est un appel pour savoir si vous etes utile et si cela vaut la peine de continuer,la réponse est OUI!!!
Pour le cinephile que je suis,il est deja tres dur de faire ses choix ds les 15 sorties cine hebdo qu’on bien obligés de suivre les critiques qu’on aime pour s’y retrouver,pour les series c’est encore pire car la presse est moins abondante,et,en ce qui me concerne mes amis meprisent encore cet art,qui vient pourtant de faire son entrée à l’université,je ne peux donc partager cette passion avec personne…je n’aurais jamais decouvert des perles comme Recitfy sans vous….je suis donc vos articles sur Telerama( ou votre emisssion sur Le mouv )avec beaucoup d’attention et me fies en general à votre avis meme si je trouve que vous y accordez une trop grande place aux sitcoms qu’on ne peut selon moi qualifier de “series”puisque ce n’est rien d’autre que du café-theatre filmé avec rires en boites(je n’ai jamais pu regarder plus de 5 min. un episode d’ab-fab,friends ou big-bang theory)…enfin, comme je connais votre inimitié pour 1 createur pour qui j’ai une faiblesse,Ryan Murphy,je regarde quand meme A.Horror story ou The new normal(je me suis tapé les 22 episodes)car meme si j’y vois toutes les facilités et ficelles que vous decrivez,j’y trouve un coté delicieusement addictif,vous voyez que si le critique a droit parfois au snobisme ou au mauvais gout,son lecteur aussi,alors continuez ds le meme style,on vous aime comme ça…
Pierre, ta réflexion est intéressante et je suis assez d’accord avec ta conclusion. Je n’aimerais pas du tout être “cataloguée” et qu’on ne me serve que des choses avec lesquelles je suis d’accord… ça, c’est le rôle de la pub. Les critiques quant à eux ont toujours le mérite d’ouvrir le débat, et c’est pour cela qu’on les aime/déteste : il y a un plaisir à se lancer dans l’arène, même si ce n’est que pour crier son désaccord après un blog ou après la radio. Je sais moi que je suis parfois en désaccord avec tes appréciations (Breaking Bad so overrated !) mais jamais ça ne m’empêchera de te lire et de t’écouter, bien au contraire. Et je ne crois pas que la vraie question, comme le dit Pierre Serisier plus haut, soit “pour quoi j’écris ?”, parce que là on passe dans le psychologique, voire dans l’intime – qui ne nous concerne pas, nous lecteurs (peut-être écris-tu juste pour manger et payer ton loyer !!). Je trouve enfin que le fait que tu ne dises pas “amen” à des séries comme Crossing Lines donne une valeur ajoutée au “amen” que tu donneras sincèrement le jour où TF1 produira une bonne série. Du coup, ça instaure aussi une relation de confiance avec toi, ce qui résout dans le même temps le problème de la légitimité et du “d’où j’écris”. Continue de décortiquer les séries, on a découvert plein de choses grâce à toi et si on peut parfois avoir été déçus, on ne pourra jamais dire en tout cas qu’on ne connaissait pas !